Les épiphanies de l’Homme debout

Au début de 1919, André Breton, peu avant de s’endormir, entend la phrase : « Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre ». Cet énoncé schizophrénique va lui donner l’idée d’expérimenter avec Philippe Soupault l’écriture automatique des Champs magnétiques. La représentation visuelle de cette phrase énigmatique est plutôt sanglante et macabre. En fait, « l’homme coupé en deux » n’est pas étranger à une série de faits divers émaillant l’actualité journalistique depuis l’année 1900. En leur temps, Jean Lorrain, Alphonse Allais ou Alfred Jarry avaient eu à traiter diverses affaires criminelles d’homme coupé en morceaux ou de femme coupée en morceaux. Il faut ajouter que Breton avait envisagé, en novembre 1918, d’écrire un conte intitulé L’Homme coupé en morceaux. Mais à défaut d’être réalisé, ce projet a laissé une trace dans le premier message automatique. 

Dès l’été 1918, ainsi que le signale le poème-collage « Pour Lafcadio », André Breton est un « receveur de Contributions Indirectes » qui « s’adonne au collage / en attendant la retraite ». Mieux encore, il envoie des lettres-collages à ses amis soldats Jacques Vaché, Louis Aragon et Théodore Fraenkel. Tel un chirurgien, il découpe, greffe et recoud. En somme, il recompose, à travers ses poèmes-collages ou ses lettres-collages, des femmes ou des hommes coupés en morceaux. Il récidivera en 1925, en participant cette fois-ci au jeu surréaliste du cadavre exquis. Ce jeu de papier plié consiste à composer une phrase ou un dessin dans l’ignorance de l’apport des autres joueurs. Le jeu doit son nom à la première phrase trouvée : Le cadavre exquis boira le vin nouveau. On a l’impression que le cadavre exquis fait écho au premier message automatique qui recoupait lui-même le fait divers de l’homme coupé en morceaux. Quand les surréalistes jouent au cadavre exquis, ils recollent des tronçons de phrases ou bien, quand ils dessinent, ils réajustent la tête, le buste et les membres d’un corps humain. Un cadavre exquis dessiné se reconnaît aussitôt : c’est un corps démembré qui se recompose sous nos yeux. 

En janvier-février 1938, lors de l’Exposition internationale du surréalisme à la galerie Beaux-Arts, André Breton propose Le Cadavre exquis, un objet-meuble monumental : deux paires de jambes féminines soutiennent un tabernacle à nombreux tiroirs, lui-même surmonté d’un globe en verre abritant une statuette immergée dans un décor végétal, le globe étant encadré de deux mains pointées vers le ciel. Breton a conçu là une sorte d’autel sacrilège, dans la lignée du fameux Tabernacle, l’objet trouvé par Yves Tanguy, qui avait été reproduit en couverture de Variétés, dans le numéro hors-série « Le Surréalisme en 1929 ». Plus surprenant encore, Breton s’est inspiré d’un dessin de 1928, un cadavre exquis réalisé exceptionnellement par sept joueurs, à savoir André Breton, Max Morise, Jeannette Tanguy, Pierre Naville, Benjamin Péret, Yves Tanguy et Jacques Prévert. Il a décidé de concrétiser, de matérialiser les divers éléments du cadavre exquis, tout en réinterprétant ou retouchant les divers composants. Dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme, qui sert de catalogue à l’Exposition de 1938, il est curieux de constater que le cadavre exquis choisi pour illustrer l’entrée « Cadavre exquis » est précisément le dessin de 1928, avec ses deux « jambes » artificielles qui soutiennent une malle, sur laquelle un parapluie est piqué à la verticale.

Cette brève genèse du cadavre exquis nous permet de situer la démarche d’Arimo Arimochi qui s’est attaqué en 2020 à la question du corps démembré et reconfiguré. Premièrement, l’artiste joue ici tout seul et non à plusieurs, d’ailleurs comme Breton quand il échafaude seul son objet-meuble Le Cadavre exquis. Deuxièmement, le dessinateur met bien en valeur la quintessence du cadavre exquis en circonscrivant ses divers étagements ; à ce titre, on peut comparer A man gazing in an empty aquarium avec le cadavre exquis de 1928 et l’objet-meuble de Breton : on y trouve deux « jambes » artificielles (pour le bas), un aquarium en guise de malle ou de tabernacle (pour le milieu) et un verre de cristal magnifié par une couronne qui peut rappeler le globe de verre de l’objet-meuble. Troisièmement, Arimochi s’interroge sur les propriétés de la station debout du cadavre exquis, sur une verticalité guettée par maints vacillements ; on s’avise, avec A man measuring speed, que le corps humain loin d’être statique est un animal animé, un être agité ou ébranlé, qui peut se déplacer au triple galop ; de même, la locomotion est à l’ordre du jour dans A man walking in a stood up sea, avec toutefois ce détail que le promeneur est lui-même traversé par les vagues du bord de mer. Quatrièmement, les fameux paradoxes de Zénon d’Élée, niant le mouvement d’une flèche en vol, ou affirmant que le héros Achille ne rattrapera jamais la tortue partie un peu avant lui, sont ici à la fois illustrés et démontés ; en effet, A man who performs astronomical observation semble indiquer que l’homme est en mesure de combiner ce qu’il a de plus terre à terre et de plus lunaire ; il peut donner des ailes à un escargot et fabriquer des observatoires sondant l’infini ; toute une mécanique de précision est à l’œuvre. Cinquièmement, comme la station debout est au cœur de la réévaluation en cours du cadavre exquis par Arimochi, l’enjeu de l’équilibre est clairement posé dans A man standing holding paper ; à certains égards cela rappelle Boule suspendue d’Alberto Giacometti, cet « objet mobile et muet », reproduit dans Le Surréalisme au service de la révolution n° 3 de décembre 1931, qui affronte les lois du frôlement (ou du frottement) et de la gravitation. Sixièmement, plutôt que de vanter l’unité organique du corps humain, l’accent est mis sur le caractère improbable et même humoristique des étagements de l’apparence humaine ; ainsi en va-t-il  dans A man looking for the shoes qui présente un ensemble hétéroclite où tout semble aller sens dessus dessous, avec de la tête aux pieds l’alliance d’une forme animale et d’une branche feuillue, la liaison d’une couverture et d’une boule en matière textile, l’assemblage de deux planches et de deux pattes à fourrure, sans oublier des accessoires incongrus comme une main, un drapeau ou une bouteille dont le contenu se déverse sous l’une des deux pattes. Septièmement enfin, si l’on considère A man standing on the tower, A man who shines a light on a stone et A man looking at the wind in the distance, on prend davantage conscience que les dessins d’Arimochi ne restituent pas seulement des corps démembrés ou des corps glorieux mais qu’ils relèvent d’une expérience émotionnelle de l’espace et d’une expérience architecturale du temps, à l’instar des Morphologies psychologiques conçues par Roberto Matta en 1938 ; dans les trois dessins en question, il y a l’Homme impassible, bien planté dans sa tour qui pourrait être une tour d’ivoire ; il y a l’Homme de marbre qui transfigure la pierre, l’acier et le végétal ; il y a surtout l’Homme vagabond et tournoyant qui emboîte plusieurs devenirs – forêt, ouvrage d’art, chambre noire, volatile, cheval, maisonnette et visage masqué.

Les deux paysages, We have to move et We must move, projettent le bipède humain dans le monde. Comment l’Homme debout arpente-t-il la Nature ? La question posée en filigrane est celle de l’humanité ambulante qui étend son horizon aux quatre coins de la planète. Sans en avoir l’air, à partir du jeu du cadavre exquis, qui donne une part prépondérante au hasard, Arimochi jette les bases d’une réflexion sur l’image de l’Homme et la représentation de la Nature. Les philosophes grecs de l’Antiquité définissaient l’homme comme un bipède sans plumes, un animal rationnel ou un animal politique. L’homme se tient-il encore debout et contemple-t-il l’horizon ? De façon délicate, sans une image préconçue, Arimochi élabore successivement, mais sans que la première étape détermine la suivante, les ingrédients de la silhouette humaine. Il en résulte, à l’instar de tout cadavre exquis, qu’on s’éloigne des clichés habituels qui montrent l’homme comme un corps sans âme ou un esprit dénué de corps. Ici on s’inscrit en faux contre les images convenues. Usant d’un esprit méthodique et d’une intuition irrépressible, l’artiste tente de restituer les flux et les influx, les vaisseaux et les innervations du corps humain mais aussi d’évoquer les dénivellements de la pensée, car l’homme demeure un roseau pensant. On découvre donc les relevés d’un cadastre inédit, celui de propriétés humaines tues ou inaperçues : un dynamisme allié à une certaine légèreté, une volonté teintée d’humour, un art de zigzaguer entre les différences. Arimochi y parvient en déployant dans ses portraits un éventail de signes colorés qui échappent aux catégories bien rodées de l’image ou du signal. La question mérite d’être aujourd’hui posée : l’Homme tient-il encore debout ?

Georges Sebbag

Références

Georges Sebbag, « Les épiphanies de l’Homme debout », préface donnée en trois langues, japonais, français et anglais (« Epiphanies of the Standing Man »), dans le catalogue de l’exposition de collages d’Arimo Arimochi, Standing Man, Tokyo, 2020, édition Studio Alimo.