Des envois à la pelle au vent

Henri Béhar, Potlatch André Breton ou La cérémonie du don, éd. Du Lérot, 2020, 560 p.

L’ouvrage d’Henri Béhar recense les envois qu’André Breton a apposés et signés en tête de ses livres et qu’il a adressés à ses proches et à ses amis, à des écrivains et à des artistes, à des critiques littéraires ou à des collectionneurs. Il rassemble aussi les envois autographes que de nombreux auteurs ont adressés à André Breton. Lorsque les dédicaces sont réciproques, on assiste parfois à une partie de ping-pong, ou bien s’y célèbre, comme l’affirme Henri Béhar, une cérémonie de potlatch, qualification sur laquelle nous reviendrons. La pêche aux E. A. S. (Envois Autographes Signés) a été fructueuse. Parmi les 1 750 volumes qui ont circulé entre Breton et quelque 448 personnes, il faut retenir le chiffre de 700 exemplaires dédicacés par le seul André Breton. Ce répertoire de dédicaces est établi notamment à partir du catalogue de vente de 2003 de la bibliothèque du 42, rue Fontaine ainsi que de divers catalogues de libraire ou de vente publique, où sont de plus en plus monnayés les envois d’André Breton et autres célébrités.

Le livre est agréable à feuilleter : le papier est solide, la maquette claire, le format conséquent,  les envois sont correctement reproduits. On peut d’ores et déjà faire l’hypothèse qu’une future édition, qui ratisserait encore plus large, atteindrait facilement les 1 000 pages ou davantage. Cette profusion de dédicaces dans le commerce littéraire n’est pas nouvelle. Mais elle se hisse à un sommet chez les surréalistes qui ont su mettre en pratique un esprit collagiste, sur le plan formel (cadavre exquis, par exemple), sur le terrain passionnel (formation de duos, trios, quatuors au sein du groupe) et dans le domaine temporel (hasard objectif, coagulation de durées automatiques). Dans l’ensemble, on ne peut s’empêcher d’admirer l’expression poétique et lyrique des envois de Breton, alors que dans l’autre sens, nombre d’envois déférents frisent le conventionnel.

La première leçon de cette masse d’envois provient de certains échanges, qui rompent avec la légende d’un Breton maniaque de l’exclusion. Sans même faire appel à leurs échanges épistolaires, on découvre qu’après 1945, les rapports d’André Breton avec Georges Bataille, Michel Leiris ou Roger Caillois sont au beau fixe. Les thuriféraires de ces trois derniers auteurs qui depuis des décennies ont brossé le tableau d’une guerre perpétuelle entre leur protégé et le surréaliste Breton en auront pour leurs frais. Premier échantillon : « à Georges Bataille, l’un des seuls hommes que la vie ait valu pour moi de connaître. André Breton » (Arcane 17, 1947) ; « À André Breton, avec lequel, je n’ai jamais cessé d’être uni profondément au-delà des amitiés faciles. » (Les Larmes d’Eros, 1961). Deuxième échantillon : «  À André Breton, ce livre qui lui revient de droit avec l’amitié de Michel Leiris. » (Nuits sans nuit, et quelque jours sans jour, 1961). Troisième échantillon : «  À Roger Caillois / – à nos divergences près / À mes yeux peu de chose  / en vive estime / et affection / André Breton » (Manifestes du surréalisme, 1955) ;  « Pour André Breton ce livre où il est souvent cité avec la fidèle amitié de R. Caillois » (Art poétique, 1958). S’il y a des exclusives chez Breton, elles sont plutôt rares ; elles concernent Aragon après 1932 et Éluard après 1945. À propos de ce dernier, Béhar a reproduit à juste titre une liste destinée à un libraire rédigée par Breton un mois après la mort de son ancien ami. Cette liste détaillait vingt-trois livres offerts par Éluard jusqu’en 1938, le plus souvent des tirages de tête comportant des envois plus mirifiques les uns que les autres.

Deuxième leçon : si les envois de Breton, qui ont souvent une triple fonction (expression poétique, évocation de l’ouvrage et inclusion du destinataire), peuvent nous informer sur la geste surréaliste, ils sont très loin d’égaler les lettres où Breton peut déployer à son gré ses désirs, ses émotions, ses idées et son talent ; il est rare qu’on puisse y déceler un propos ou un aveu franchement inattendus.

Troisième leçon. Rappelons que, le 11 mars 1928, Breton s’envole pour Ajaccio, où il compte surprendre Suzanne Muzard qui est alors avec Emmanuel Berl ; pour justifier sa visite, il demande à Suzanne de l’autoriser à lui dédier Nadja qui va bientôt paraître. Si l’on s’attache aux dédicaces de volumes en entier, précisons que « Les Champs magnétiques sont dédiés à la mémoire de Jacques Vaché » par Breton et Soupault, que Clair de terre est dédié « Au grand poète / SAINT-POL-ROUX / À ceux qui comme lui / s’offrent / LE MAGNIFIQUE / plaisir de se faire oublier », que Ralentir travaux est dédié par Breton, Char et Éluard « À Benjamin Péret » et que Le Revolver à cheveux blancs est dédié  « À Paul Éluard ». Il importe de comprendre la différence radicale entre les dédicaces imprimées et rendues publiques et les envois autographes à usage privé. Il est étonnant qu’Henri Béhar ne soit pas attaqué à la question des dédicaces dont l’offrande publique et le rôle stratégique permettent de mieux appréhender le problème des envois qui, eux, ne sont portés à notre connaissance qu’à l’occasion et de façon tardive. Car Breton s’est préoccupé très tôt de la question des dédicaces. Le 29 décembre 1920, il note ceci dans son Carnet : « B. Péret me dédie un poème : Memento. On m’a ainsi dédié : Reverdy Près de la route et du pont, Soupault Je mens, Tzara Noblesse galvanisée, Picabia Dada philosophe, Éluard Simples remarques et Influences, Paulhan La Mauvaise pendule et la première version de La Guérison sévère, Pansaers un poème, Ungaretti un poème. Ce doit être tout. Aragon ne me dédiera pas Anicet bien que Soupault le lui ait demandé. » L’échange des dédicaces est particulièrement répandue chez les dada-surréalistes. Il ne faut pas seulement y voir un renvoi d’ascenseur. La circulation des noms dans les œuvres des uns et des autres ne fait que poursuivre la pratiqueopérée par Breton dans son recueil Mont de piété. Ces emprunts et ces reconnaissances mutuelles, au même titre que l’écriture plurielle ou l’action collective, sont des manifestations typiques du collagisme surréaliste. Il y a tout un jeu de dédicaces entre les dada-surréalistes nommés Breton, Aragon et Drieu mais aussi entre les vieux amis Berl et Drieu qui, de février à juillet 1927, rédigeront à deux une série de cahiers intitulés Les Derniers Jours. Le jeu des dédicaces témoigne de toutes sortes d’échanges nourris. En mai 1922, André Breton publie dans Littérature « L’année des chapeaux rouges », qu’il dédie à Pierre Drieu la Rochelle. Ce long et beau texte sera repris à la fin de Poisson soluble. En 1924, c’est au tour d’Aragon de dédier à Drieu son ouvrage Le Libertinage. En 1925, Drieu lui renvoie la pareille en lui dédiant L’Homme couvert de femmes. 1927 est une année charnière. Drieu dédie à André Breton « Le sergent de ville », une nouvelle de La Suite dans les idées et l’important essai intitulé Le Jeune Européen, où l’auteur, sensible à la décadence et allergique aux nations, en appelle à la création des États-Unis d’Europe. Une phrase du Paysan de Paris sert d’épigraphe à la seconde partie du Jeune Européen. De son côté, Berl dédie son roman La Route n° 10 à Pierre Drieu la Rochelle. En 1928, Drieu dédie Genève ou Moscou à Emmanuel Berl, tandis que Breton, qui aurait souhaité dédier Nadja à Suzanne Muzard, y renonce. En 1929,  le nouvel ami et associé de Berl s’appelant Malraux, c’est à lui qu’iront les faveurs de la dédicace de Mort de la pensée bourgeoise. En 1930, Berl conçoit ainsi sa dédicace de Mort de la morale bourgeoise : « À ma femme, à mes oncles, à mes tantes, à mes cousins, à mes cousines. » Suzanne Berl-Muzard fait désormais partie de la famille. L’année suivante, il récidive malicieusement à l’occasion de son essai  Le Bourgeois et l’amour : « À Suzanne, pour Suzanne ». Mais cette fois-ci derrière son épouse Suzanne, une deuxième, voire une troisième Suzanne, semblent se profiler.

Quatrième leçon. En 1931, Breton publie sans nom d’auteur le poème L’Union libre, qui exalte toutes les parties du corps de Suzanne Muzard[1]. Il nous paraît particulièrement oiseux d’affirmer que la « femme » de L’Union libre est purement imaginaire. Sous prétexte que Breton a dédicacé après coup L’Union libre à Marcelle Ferry puis à Élisa Breton, José Pierre n’hésite pas à conclure que Suzanne Muzard n’est pas l’inspiratrice du poème mais que L’Union libre est « un hommage à la femme en général[2] ». Il est surprenant qu’Henri Béhar lui emboîte le pas. Dans le premier envoi, Breton proclame que Marcelle est devenue son amante, sa femme : « À Marcelle, / ma femme ici prédite, / L’UNION LIBRE / la liberté continuant à n’être / que la connaissance de la nécessité  / André Breton ». Dans le second envoi, André justifie comme il peut, par le voyage d’Élisa en France en 1931, le fait que la Chilienne deviendra son épouse, sa femme : « “Ma femme à la chevelure…” / c’était donc toi / mon amour / aussi vrai que je ne lui donnais / alors aucun visage / et qu’en ce début de 1931 / tu venais en France / pour la première fois / André » (Poèmes, 1948). Quand il dédicace L’Union libre vers 1933 et vers 1948 à deux femmes aimées, il n’entend pas détruire l’amour qu’il a eu pour Suzanne Muzard. Au contraire, cet amour antérieur lui sert de tremplin. Quant au déni du visage de Suzanne, il s’agit d’un tour dialectique dont Breton est familier : comme Nadja annonçait Suzanne, à son tour le poème dédié à Suzanne coïncide avec la visite annonciatrice d’Élisa à Paris. À ce compte, le poème du corps sensuel et glorieux de Suzanne contiendrait en germe toutes les beautés des femmes aimées à venir – Marcelle, Jacqueline et Élisa.

Cinquième leçon. L’interprétation générale donnée par Béhar aux envois qu’il a recueillis est loin d’être adéquate. Rappelons que le potlatch, selon Marcel Mauss, est une cérémonie ostentatoire, au cours de laquelle les richesses accumulées par une tribu sont partagées et consumées avec une tribu rivale, qui à son tour relevant le défi accumulera des biens encore plus somptueux, et ainsi de suite ; c’est à qui acquerra le plus de prestige dans une accumulation destinée à une pure dépense. Le potlatch est un « phénomène social total », festif et collectif, qui s’exprime au grand jour. Il n’est pas plus adaptable aux dédicaces imprimées mettant en jeu des individualités qu’aux envois autographes qui relèvent plutôt d’une cérémonie secrète et intime.

Sixième leçon. Il faut féliciter Henri Béhar pour les notices brèves et topiques consacrées aux 458 auteurs ou destinataires d’envois autographes. À toutes ces personnes, il faudrait ajouter André Cresson, le professeur de philosophie d’André Breton, qu’on a présenté à tort comme un anti-hégélien. Dans une lettre inédite du 4 janvier 1932, Cresson remercie Breton de lui avoir envoyé Les Vases communicants : « Non seulement vous ne me “désespérez” pas. Mais je vous lis avec beaucoup d’intérêt et d’amusement. Ce que vous dites des rêves me paraît plein de suggestions dont la valeur psychologique est incontestable. Et l’analyse de votre action dans une sorte de demi-rêve éveillé me paraît très véritable. / Seulement, il y a une chose qui m’étonne chez vous. Je comprends que la société bourgeoise vous dégoûte. Elle me dégoûte aussi. Mais ce que je ne comprends pas c’est l’amour que vous manifestez pour le régime communiste. Qu’on soit libertaire, anarchiste, individualiste à outrance, cela, non seulement ne m’effraye pas, mais me paraît tout à fait sympathique. […] je me représente l’organisation communiste comme le pire des bagnes que l’humanité a pu rêver. »

L’ouvrage d’Henri Béhar est une somme, qui a exigé de la constance et de la persévérance. Tout amoureux d’André Breton, tout connaisseur du surréalisme, se doit de l’acquérir.

Georges Sebbag

Références

Georges Sebbag, « Des envois à la pelle au vent », en ligne sur le site www.melusine-surrealisme.fr, rubrique Lu, mai 2020.

Notes

[1] Voir Georges Sebbag, André Breton L’amour folie / Suzanne Nadja Lise Simone, Jean-Michel Place, 2004, p. 184 et p. 197-202. Lire en particulier la lettre d’Aragon à Suzanne Muzard du 23 novembre 1971 et la réponse de Suzanne du jour suivant, où les deux correspondants s’accordent pour dire que L’Union libre concerne exclusivement Suzanne.

[2] André Breton, Œuvres complètes, II, pp. 1317-1318. José Pierre cite en outre une lettre à Jacqueline Lamba du 4 septembre 1939 ; son épouse se trouvant à Lyons-la-Forêt, Breton lui demande qu’elle lui parle de « ce beau pays qui est après tout celui qui m’a inspiré L’Union libre pour toi que je ne connaissais pas encore. »