Couleur du Temps : Breton, Éluard et Picasso

En novembre 1913, André Breton, qui est âgé de 17 ans, est subjugué par les assemblages de Picasso reproduits dans Les Soirées de Paris. L’année suivante, il rencontre Paul Valéry et entame une correspondance avec Guillaume Apollinaire. En avril 1918, il évoque dans la revue Nord-Sud de Pierre Reverdy les impressions d’un soldat fou qui croit que la guerre n’est qu’un simulacre ; le texte est dédié à Jean Paulhan, auteur du Guerrier appliqué et futur animateur de La Nouvelle Revue française qu’il dirigera jusqu’à la fin de sa vie. Dans une lettre à Paulhan du 3 août 1918, Breton confie que, plaidant en faveur du cubisme deux ans auparavant, il lui était arrivé d’implorer de Valéry « une prunelle moins ennuyée pour Picasso ».   

Breton ne cache pas alors que ses préférences en peinture vont à Chirico, Derain et Picasso. Le 8 novembre 1918, il croise Picasso chez Apollinaire très malade, dans l’entrée de l’appartement du boulevard Saint-Germain. Le lendemain survient la mort du poète à cinq heures du soir ; Picasso en est informé par téléphone à l’hôtel Lutétia où il séjourne ; peu après, le peintre fixe à sa manière la terrible nouvelle ; il dessine, à la mine de plomb, son autoportrait, franc et pensif, décidé et inquiet ; en 1971, il fera don de l’autoportrait, témoin du coup fatal qu’il venait d’encaisser, à son épouse Jacqueline Roque. 

Le 24 novembre 1918, a lieu au Conservatoire Renée Maubel la première représentation de Couleur du Temps, drame crépusculaire en trois actes de Guillaume Apollinaire, où sont présentées comme homicides ou fauteuses de guerre des idées aussi sublimes que la beauté, la science ou la paix. À l’entracte de Couleur du Temps, comme cela sera relaté dans Nadja, alors que Breton s’entretient au balcon avec Picasso, un homme jeune, qui n’est autre que Paul Éluard, s’adresse à Breton, croyant reconnaître en lui un ami soldat disparu. Le curieux est que peu de temps après, indépendamment de cette fausse reconnaissance, Éluard et Breton lieront vraiment connaissance. Sachant la grande fortune des relations à venir entre Éluard et Breton, Breton et Picasso, Picasso et Éluard, comment situer l’incident de l’entracte de Couleur du Temps où Paul Éluard a cru reconnaître un ami « tenu pour mort à la guerre » ? 

Deux circonstances, liées l’une au peintre Amédée Ozenfant et l’autre à l’écrivain Jean Paulhan, vont permettre à Éluard de rejoindre le groupe surréaliste en formation et de se rapprocher ensuite de Picasso. En janvier 1919, à l’instigation d’Ozenfant, Éluard envoie sa plaquette Le Devoir et l’Inquiétude à Paulhan qui est basé à Tarbes. Il s’ensuit une correspondance soutenue entre le poète économe de ses mots et l’écrivain féru de sémantique. Une solide amitié naîtra qui se concrétisera par le projet commun de la revue Proverbe. Dès février, Paulhan qui va figurer, comme Gide, Valéry, Reverdy, Aragon ou Breton, au sommaire du premier numéro de Littérature à paraître le 1er mars, presse Éluard d’écrire à Breton et ce dernier d’inviter Éluard. Le 8 mars, Éluard rencontre Breton à l’Hôtel des Grands Hommes, place du Panthéon. Il collabore à Littérature dès le numéro de mai. En décembre 1920, dans une notice qu’il rédige sur Éluard, Breton insiste sur le dépouillement et le pouvoir du mot dans sa poésie et il ne manque pas d’associer Paulhan et l’auteur des Animaux et leurs hommes : « Comme l’a dit un peu énigmatiquement M. Jean Paulhan, dont l’effort semble à certains égards parallèle au sien, “Paul Éluard attend que ses phrases se combinent suivant quelque loi de cristallisation propre au langage”. »

En 1927, une querelle éclate entre Breton et Paulhan. Ce dernier, offensé, envoie ses témoins. Breton refuse le duel. Éluard, déchiré, se rallie à Breton et rompt avec Paulhan. L’année suivante, dans Nadja, Breton rappelle l’épisode du 24 novembre 1918 mais préfère taire le nom de Jean Paulhan (dévoilé néanmoins en 1963 dans l’édition définitive de Nadja)  : « Le jour de la première représentation de Couleur du Temps, d’Apollinaire, au Conservatoire René Maubel, comme à l’entracte je m’entretenais au balcon avec Picasso, un jeune homme s’approche de moi, balbutie quelques mots, finit par me faire entendre qu’il m’avait pris pour un de ses amis, tenu pour mort à la guerre. Naturellement, nous en restons là. Peu après, par l’intermédiaire de Jean Paulhan [« d’un ami commun », dans l’édition de 1928], j’entre en correspondance avec Paul Éluard sans qu’alors nous ayons la moindre représentation physique l’un de l’autre. Au cours d’une permission, il vient me voir : c’est lui qui s’était porté vers moi à Couleur du Temps. »

Entre 1936 et 1939, le fantôme d’Apollinaire continue de rôder. Éluard, qui est devenu l’ami de Picasso, dessine dans un restaurant sur le coin d’une nappe en papier un Portrait d’Apollinaire au visage disloqué ; Dora Maar et Picasso déjeunent ou dînent avec lui. Le poète surréaliste dédicace « à Dora » le dessin qu’il signe ; il tient aussi à signaler, dans une parenthèse, qu’il a exécuté ce dessin automatique sous le regard de Picasso. Le coin de nappe déchiré a été conservé par Dora Maar.

En 1937, Éluard renoue avec Paulhan. En 1943, ce dernier suggère à Éluard qu’il facilite un échange : une tsantsa – une tête réduite d’Indien Jivaro – contre une petite toile du maître. Le poète saisit l’occasion pour faire l’éloge de son ami peintre : « Pour Picasso, sa richesse n’a d’égale que sa générosité. Il a illustré Max Jacob (6 livres), Reverdy (autant), Jarry, Apollinaire, Salmon, Breton, Aragon, Valéry, Valançay, Hugnet, Zdanevitch, Mabille, Decaunes, Ganzo, moi, etc… Les Métamorphoses, le Buffon, le Chef-d’œuvre inconnu, Don Quichotte. » En effet, en 1936, Picasso avait illustré de Paul Éluard La Barre d’appui, un recueil dédié à Nush, avec trois eaux-fortes où étaient célébrées Nush, Marie-Thérèse Walter et Dora Maar, et Les Yeux fertiles avec en particulier un portrait d’Éluard en frontispice.

En 1962, à Paris, dans sa maison du 5, rue des Arènes, Jean Paulhan n’oublie pas Paul Éluard. Assis, une cigarette à la bouche, il tient, dans la main droite, la tête sculptée en bronze de son ami, disparu dix ans auparavant. La sculpture avait été conçue en 1942 par Apel-les Fenosa, un artiste catalan qui avait fait la connaissance d’Éluard par l’intermédiaire de Picasso.

La pièce de théâtre Couleur du temps, dont l’action est censée se dérouler en 1918, a des accents prophétiques. Selon Apollinaire, en dépit d’un impérieux désir de paix, d’amour et de beauté, on n’échappe pas aux conflits et aux déflagrations. C’est ce qu’éprouveront, notamment dans leur traversée de la Seconde Guerre mondiale, Paulhan, Breton, Éluard et Picasso.

Georges Sebbag

Références

Georges Sebbag, « Couleur du temps : Breton, Eluard et Picasso », in catalogue Pablo Picasso Paul Eluard. Une amitié sublime, Exposition Museu Picasso-Barcelone, novembre 2019-mars 2020, éd. Museu Picasso-Barcelone. Ce texte est traduit en espagnol et catalan, dans deux autres catalogues distincts, 2019.