Philosophie surréaliste du rêve

Congreso « El Surrealismo y el sueño », Conférence en français sous-titré en espagnol à partir de la minute 3:03

 

Grandville-Femme-au-baEn 1974, Sarane Alexandrian a écrit un ouvrage magistral sur le rêve chez les poètes surréalistes. En 2013, José Jiménez, dans le catalogue de l’exposition « Le surréalisme et le rêve » au musée Thyssen-Bornemisza, pose les jalons d’une connaissance théorique et plastique du rêve en soulignant notamment l’apport du philosophe Bergson. Je me propose pour ma part de décrire la philosophie surréaliste du rêve en distinguant six moments : 1. l’enquête de Diderot dans Le Rêve de d’Alembert ; 2. la conception du rêve comme peinture animée par le dessinateur Grandville ; 3. le désintéressement du dormeur selon Bergson ; 4. les récits de rêve des surréalistes ; 5. la démarche divergente de Freud et de Breton ; 6.  le rêve comme enjeu majeur du projet philosophique surréaliste.

Diderot et Le Rêve de d’Alembert

En tant que philosophe, Diderot conduit une recherche de style empiriste à base d’observations et d’enquêtes, d’hypothèses et d’expérimentation. Il essaie de développer une pensée matérialiste et scientifique. Il n’hésite pas à s’inspirer du De rerum natura  de Lucrèce et à faire de larges emprunts aux naturalistes contemporains. Sur le plan spéculatif, il rivalise avec des empiristes aussi différents que l’immatérialiste Berkeley et le sensualiste Condillac. Le philosophe Diderot et le mathématicien d’Alembert sont les maîtres d’œuvre de l’Encyclopédie. Ils ont des relations de complicité. En 1769, Diderot met en scène son ami dans Le Rêve de d’Alembert qui comprend trois parties. Première séquence : les deux amis sont en pleine discussion ; Diderot veut convaincre d’Alembert qu’il n’y a qu’une différence de degré entre la matière inerte et les êtres vivants. On peut passer sans rupture d’une statue de marbre à un être de chair. Par exemple, si l’on pile du marbre et qu’on mêle cette poudre à de l’humus, ce mélange servira de nourriture aux plantes, qui elles-mêmes nourriront des animaux. De plus, les animaux, contrairement à la théorie des animaux-machines de Descartes, ont une sensibilité ; ils ont des organes dont les cordes vibrantes oscillent et résonnent longtemps après qu’on les a pincées ; l’animal peut être comparé à un instrument de musique, à un clavecin doué de sensibilité et de mémoire ; l’homme possède la conscience de soi ; c’est là sa particularité ; il est en même temps le clavecin et le musicien ; il est affecté en tant qu’instrument, et il prend conscience de ce qu’il joue. Face à cette théorie affirmant qu’il existe une substance unique, une sensibilité universelle, une nature productrice de formes multiples et changeantes, d’Alembert reste sceptique et décide l’aller se coucher.

Commence alors l’importante deuxième partie, le rêve de d’Alembert proprement dit. Le mathématicien a un sommeil agité ; il parle à voix haute, comme s’il poursuivait son dialogue avec Diderot. Son amie, Julie de Lespinasse, surprise par ses propos, prend l’initiative de les noter. Inquiète devant ce qu’elle prend pour du délire, elle décide d’appeler le médecin Bordeu. De temps à autre, d’Alembert se réveille puis s’assoupit. Au final, les idées émises par d’Alembert, complétées par le médecin Bordeu et approuvées au bout du compte par mademoiselle de Lespinasse permettent de dévoiler la philosophie intempestive de Diderot. Quand Diderot met dans la bouche d’un rêveur des idées empiristes et transformistes, use-t-il d’un procédé littéraire et fait-il acte de prudence ? Il ne le semble pas, car selon Diderot il est impossible de discerner la veille du sommeil. D’ailleurs, on peut parfaitement philosopher en dormant et délirer en étant éveillé. De plus, dans le cas présent, il n’y a aucune différence de pensée entre le médecin Bordeu qui veille et le philosophe d’Alembert qui rêve. En résumé, d’Alembert qui appuie sa philosophie vitaliste sur des exemples comme l’essaim d’abeilles est un philosophe dormant.

En fait, les recherches surréalistes sur le rêve recoupent l’enquête sur le rêve de Diderot. À l’automne de 1922, René Crevel, Robert Desnos et Benjamin Péret expérimentent le sommeil hypnotique. Ils parlent, ils sont interrogés, ils griffonnent quelques mots ou dessins. Le tout est soigneusement recueilli, comme dans le protocole adopté par Diderot qui fait de Julie de Lespinasse la secrétaire de séance. Il existe même des similitudes entre d’Alembert rêvant et Benjamin Péret endormi. Tous deux évoquent un monde inconnu envahi d’œufs et de plantes et ont des accès de fou-rire.

En 1924, dans le Manifeste du surréalisme centré sur l’imagination et le rêve, André Breton s’exclamera : « À quand les logiciens, les philosophes dormants ! » Son vœu, nous l’avons vu, a été exaucé. Le rêveur d’Alembert peut être considéré comme le premier philosophe dormant.

ANDRE-BRETON-1713Mais il y a une raison supplémentaire pour que Breton s’intéresse à la philosophie de Diderot. Très tôt, André Breton a observé que les initiales de sa signature simulaient le nombre 1713. AB égale 1713. Breton s’est alors identifié à l’année 1713 et il s’est lui-même surnommé 1713. Or Denis Diderot est né en 1713 et nous fêtons aujourd’hui en 2013 le tricentenaire de la naissance de Diderot. Rappelons surtout qu’en décembre 1941, exilé à New York, Breton a confectionné un poème-objet intitulé Portrait de l’acteur AB dans son rôle mémorable l’an de grâce 1713. Les phrases, les objets, les images de ce poème-objet forment un dispositif qui enserre des durées survenues en 1713. De cette année mémorable, Breton a retenu notamment la naissance de Diderot mais aussi le mariage du mathématicien aveugle Saunderson, l’inventeur d’une machine à calculer que Diderot a décrite dans la Lettre sur les aveugles. Selon les empiristes, toutes nos connaissances viennent de nos sens. Diderot s’évertue à montrer que chacun de nos cinq sens a un apport original. Ainsi l’aveugle Saunderson s’est servi du toucher pour opérer des calculs et des démonstrations sur des objets solides qu’il avait façonnés. Un aveugle né peut exceller en géométrie. À l’inverse, le père Castel a inventé le clavecin des couleurs à l’usage des sourds et muets de naissance pour leur proposer l’équivalent d’un morceau de musique. Cependant l’empiriste Diderot a beau insister sur la différence qu’imprime en nous chacun de nos sens, il observe dans la Lettre sur les sourds et muets que l’esprit ramasse ses impressions d’un seul bloc, de manière synthétique, alors que le langage mettra du temps à détailler toutes ces touches en les exprimant successivement : « Notre âme est un tableau mouvant d’après lequel nous peignons sans cesse ». Il affirme ainsi que notre esprit ne cesse de nous livrer d’un seul coup, en une seule sensation, en une intuition unique, les éléments d’un tableau mouvant. Dans leur philosophie du rêve, les surréalistes retiendront deux leçons de Diderot : son approche expérimentale et sa conception continuiste de la vie, du rêve et de l’esprit. Il y a bien une continuité dans le rêve.  L’impression de décousu que le rêve peut donner n’est qu’une apparence. Le 20 octobre 1760, Diderot écrit à Sophie Volland : « comme il n’y a rien de décousu ni dans la tête d’un homme qui rêve, ni dans celle d’un fou, tout tient aussi dans la conversation ; mais il serait quelquefois difficile de retrouver les chaînons imperceptibles qui ont attiré tant d’idées disparates. » En parlant de « tableau mouvant » produit par l’esprit et de « chaînons imperceptibles » courant à travers la conversation comme à travers le rêve, Diderot nous met sur la voie du dessinateur Grandville et de sa conception du rêve comme peinture animée.

La peinture animée de Grandville

En 1844, Grandville publie Un autre monde, où pour la première fois le texte sert d’illustration à l’image. Cet ouvrage majeur est sous-titré Transformations, visions, incarnations, ascensions, locomotions, explorations, pérégrinations, excursions, stations, cosmogonies, fantasmagories, rêveries, folâtreries, facéties, lubies / Métamorphoses, métempsycoses, apothéoses et autres choses. Toutes ces visions mouvantes, que Diderot n’aurait pas reniées, s’appliquent à merveille aux transformations des espèces et aux métamorphoses du rêve. Aux yeux de Grandville, l’univers est un théâtre de marionnettes, une salle d’opéra, un vaste music-hall, où sur scène comme dans l’assistance l’animal parodie l’humain, l’humain singe le végétal, le végétal joue à l’immortel, l’immortel a un air de pantin, le pantin mime l’artiste, l’artiste se prend pour un instrument et ainsi de suite. Grandville construit une philosophie du déguisement ou de l’imitation. Il pressent notre société du spectacle, où l’on voit se livrer une bataille féroce entre travestis et sosies, objets animés et inanimés, créatures vivantes et imaginaires.

Grandville, muni de ses dessins, ouvre le bal et donne le signal à la ronde des mots. L’image inspire le texte. L’artiste imagier prend désormais les devants et impose sa marque. Par le biais de cartes, d’emblèmes, de figures, de symboles, d’énigmes, de rébus, d’enseignes, d’affiches, d’étiquettes, de portraits, de paysages et autres cadrages, Grandville déroule un nouveau fil conducteur et propose un autre mode de lecture. Telle est d’ailleurs la facture du rêve où les paroles sont à la remorque de la dramaturgie des images. Tel sera le parti pris de la bande dessinée et du dessin animé. Telle sera la perspective du montage cinématographique où la vue  a souvent une longueur d’avance sur l’ouïe. Grandville, dessinateur de la Musique animée ou des Fleurs animées, est le premier peintre des images animées du rêve. Il vogue sur les ailes de la fantaisie. L’imagination guide l’entendement.

Peu avant sa mort, survenue le 17 mars 1847, Grandville envoie au Magasin pittoresque deux dessins, qu’on peut appeler animés, puisqu’ils sont clairement basés sur la transformation d’un objet initial et qu’il faut les regarder en suivant une ligne dynamique descendante. Le premier s’apparente à un cauchemar ; il a pour titre Visions et transformations nocturnes (la croix du chemin se transforme en fontaine, qui se métamorphose en toque de juge et en balance de la justice) mais il s’intitule aussi Crime et expiation (un œil énorme et terrible poursuit un assassin). Le second, Promenade dans le ciel, proche de la rêverie, décrit une cascade de transformations en plein ciel – quartier de lune, humble champignon, plante ombellifère, ombrelle, chauve-souris, volatile-soufflet, soufflet, bobine avec écheveau de fil, char à quatre roues entraîné par trois coursiers fougueux, voûte étoilée.

Breton-9-septembre-1966Il est curieux de noter qu’André Breton, trois semaines avant sa mort, réalisera à son tour une série de dessins animés ou automatiques observant le même principe de la transformation d’un objet initial, à cette légère différence que le surréaliste soulignera davantage, dans sa ligne serpentine, la continuité du tracé. Chez Grandville comme chez Breton, la forme antécédente sert de motif dynamique et analogique à la forme suivante. Prenons le dessin que Breton a légendé par le mot-serpent Cerises/manège/tourelle/langouste/piège : 1. le triangle de deux cerises liées par la queue donne naissance au cône d’un manège ; 2. la rotation du manège se métamorphose en tourelle de char ; 3. la tourelle à canon engendre une langouste aux deux longues antennes ; 4. tout l’arc avant de la langouste se transforme en piège avec mâchoires.

Grandville-Oiseau-BilboquetComme s’il avait été un naturaliste transformiste, Grandville s’est évertué à dessiner la genèse des espèces et la mutation des formes. Il s’est laissé aller à transformer les formes qu’il dessinait au fil de ses rêveries et de son imagination. D’ailleurs, Hervey de Saint-Denys, l’étonnant expérimentateur du rêve, l’auteur en 1867 de l’ouvrage Les Rêves et les moyens de les diriger, remarquera à deux reprises que Grandville avait eu le sentiment des « mutations capricieuses » des songes puisqu’il avait crayonné « une série graduée de silhouettes commençant par celle d’une danseuse et finissant par celle d’une bobine aux mouvements furieux. » Le dessin en question s’inscrit en fait dans le chapitre « Les métamorphoses du sommeil » d’Un autre monde. Il en existe deux études différentes. La première étude démarre avec un oiseau et se clôt avec un serpent : oiseau planant → arc volant avec carquois → bilboquet → vase avec fleur → épanouissement du vase et métamorphose de la belle-de-nuit en belle-de-jour → femme en robe légère à la démarche élégante → femme diaphane → coquillage → trompette → serpent. La seconde étude inverse l’ordre des transformations et en accélère le mouvement, elle commence par une femme au bal et s’achève par une fuite devant un taureau : femme en robe de bal → fleur dans un vase → bilboquet → arc → oiseau messager → ancre marine → croix mobile → saut à l’aide d’une corde → fuite devant un taureau.

Le rêve ne fait que dérouler ou envelopper une peinture animée. Les surréalistes adopteront ce principe de Grandville. Ils l’appliqueront en poésie avec la découverte de l’écriture automatique et serpentine. Ils useront en peinture de procédés automatiques déployant les visions, les stases ou les extases d’une morphologie du désir. Un rêve de Breton du 7 février 1937 montre tout à la fois que le rêve et la peinture surréaliste sont des peintures animées. En effet, le rêveur Breton observe Óscar Domínguez en train de peindre sur une toile un quadrillage d’arbres ou plus précisément une série de lions parfaitement emboîtés les uns dans les autres, chaque lion léchant frénétiquement le sexe du lion voisin. L’admirable est que « la toile s’anime de plus en plus », à mesure que les lions se lèchent et que l’artiste canarien colorie violemment les zones érogènes. Chaque postérieur de lion peint par Domínguez se transforme alors en soleil. Le rêveur Breton poursuit ainsi son récit : « Sous mes yeux émerveillés se déploie une aurore boréale. » L’embrasement ne s’achève pas là. Domínguez qui exécute ses arbres-lions à l’aide d’un nouveau procédé à base de feu disparaît dans une cuve en fusion. Breton et sa petite fille échapperont de justesse à l’incendie qui se propage.

Dans ce rêve de Breton, l’atelier de Domínguez se transforme en studio de cinéma et en laboratoire d’alchimiste. De cet atelier de « peinture animée » sortiront bientôt des décalcomanies comme Le lion, la fenêtre ou des tableaux lithochroniques comme Souvenir de l’avenir ou Cimetière d’éléphants.

L’art surréaliste est une « peinture animée » dans le sillage des métamorphoses dessinées par Grandville. Chaque artiste anime une série d’images dans la trajectoire de ses rêves. Le facteur Cheval chemine inlassablement pour édifier un palais lithochronique avec escalier et cavités. Le douanier Rousseau fait éclore en pleine forêt vierge une nymphe sur un divan et un charmeur de serpents. Chirico cartographie la ville métaphysique de Turin où s’élève, à la hauteur de « la pureté d’un rêve », la mole Antonelliana. L’autohypnose est garantie : Duchamp, dans Anémic cinéma, déroule des contrepèteries sur des spirales en mouvement. Avec ses ciseaux, pinceaux, collages et frottages, Max Ernst fait « arriver une locomotive sur un tableau » et « projette sous nos yeux le film le plus captivant du monde ». Miró survole diverses contrées en lâchant des leurres depuis son trapèze volant. Chez Masson, l’éruption volcanique de l’automatisme pétrifie l’ultime spasme érotique de la dormeuse Gradiva. Autre rêve de pierre : Tanguy parcourt des plages à perte de vue où affleurent les vestiges du palais de la mémoire. Grâce à sa clef des songes, Magritte actionne un rideau tournant où les mots sont en constant décalage avec les images.

Le plan du rêve selon Bergson

En 1896, dans Matière et mémoire, Bergson se propose de surmonter les dualités telles que l’esprit et la matière, l’âme et le corps, la pensée et le cerveau, le rêve et la veille. L’immatérialiste George Berkeley avait bouleversé l’ordre philosophique quand il avait déclaré : « Être c’est être perçu ou percevoir » (Esse est percipi aut percipere). Bergson récidive en déclarant que la matière est un ensemble d’images qui sont d’ailleurs susceptibles d’être perçues par notre corps, qui est lui-même une certaine image. Bergson affirme aussi que les images sont non seulement perçues mais qu’elles sont automatiquement et intégralement conservées dans notre mémoire. De plus, quand il précise que l’organe des sens est « un immense clavier, sur lequel l’objet extérieur exécute tout d’un coup son accord aux mille notes », on a l’impression qu’il évoque le clavecin de Diderot. Dans un passage fameux de Matière et mémoire, Bergson s’appuie sur la figure d’un cône SAB dont la base immobile AB représente le plan du rêve ou la mémoire pure et la pointe mobile S symbolise la perception actuelle ou l’action en cours. Sachant qu’à l’intérieur du cône coexistent deux mémoires, celle de l’habitude et celle du souvenir, le philosophe s’ingénie à montrer que le moi, en fonction de son attachement à l’action ou en fonction de sa disposition pour le rêve, peut se mouvoir de la pointe à la base et se fixer sur l’une des mille et mille sections intermédiaires, chacune des coupes intermédiaires correspondant à un résumé particulier de notre vie psychologique.

Le 26 mars 1901, Bergson fait une conférence à Paris sur le rêve au cours de laquelle il note que le nom d’Hervey de Saint-Denys s’impose à sa mémoire. C’est l’exemple même du souvenir adapté à la situation, ajusté à l’action en cours. Profitons-en pour dire qu’Hervey de Saint-Denys n’avait pas oublié pour sa part de citer Grandville et qu’en 1934 Breton proclamera Hervey de Saint-Denys « surréaliste dans le rêve dirigé ». Lors de sa conférence sur le rêve Bergson établit une comparaison entre le moi qui veille, attentif à la vie, pressé par l’action présente ou future, et le moi qui rêve, suffisamment détendu et désintéressé pour plonger dans le sommeil et jusqu’aux confins de sa mémoire intégrale.

Bergson établit que les sensations, les idées et les souvenirs sont également sollicités dans la veille comme dans le rêve. Cependant, le plan du rêve est beaucoup plus étendu que le plan de l’action. Seuls certains souvenirs adéquats et précis se précipitent à la porte du moi éveillé. En revanche, une foule considérable de souvenirs, anciens ou récents, signifiants ou insignifiants, se pressent à la porte du moi endormi, même si un nombre limité de ces visions fantomatiques finira par s’incarner dans le rêve.

On sait que Freud explique la sélection des souvenirs par le conflit psychique, le refoulement et la censure ; le rêve, formation de compromis, est la réalisation déguisée d’un désir inconscient. Bergson, fort de sa théorie de l’image et de son postulat de la mémoire intégrale accorde au rêve une place exceptionnelle, positive et contemplative. Durant la journée, le moi éveillé se tient dans un état de tension. Il puise avec précision dans son esprit et il s’épuise. Durant la nuit, à l’écart des tribulations de la vie quotidienne, le dormeur désintéressé visionne et combine des fragments épars de sa mémoire intégrale ; souvent, il opère ces visions au gré de sensations internes ou bien externes comme la poussière visuelle des phosphènes.

Qu’est-ce qu’être éveillé ? C’est se concentrer, se contracter, être attentif, agir et vouloir. Bref, être éveillé c’est faire un effort. Qu’est-ce que dormir et rêver ? C’est se détendre, c’est adopter le moindre effort dans ses associations. « Le moi qui rêve est un moi distrait, qui se détend. » Trois conséquences en découlent : le rêve est instable, il se déroule rapidement et il privilégie les souvenirs insignifiants. Exemple d’instabilité : une tache verte avec points blancs se transforme en pelouse avec fleurs qui se transforme à son tour en billard avec billes, etc. Nous reconnaissons là les métamorphoses de Grandville. Exemple de rapidité : une multitude de visions se succèdent à vive allure, en une sorte d’accéléré cinématographique, comme dans le célèbre rêve de Maury passant devant le tribunal révolutionnaire, condamné à mort, conduit en charrette, montant sur l’échafaud et guillotiné, et tout cela en un rien de temps ; nous reconnaissons là le mouvement irrésistible de la peinture animée de Grandville. Exemple de souvenir insignifiant : j’attends le tramway le jour ; or ce tramway qui n’a pas attiré mon attention peut m’écraser la nuit dans mon rêve.

Bergson théorise les expériences de Diderot, les intuitions de Grandville et les recherches d’Hervey de Saint-Denys. Pour lui, le rêve est l’œuvre d’un moi distrait ou désintéressé. Or dans le dernier paragraphe du Manifeste Breton assigne au surréalisme un « état complet de distraction » vis-à-vis du monde réel. Et il illustre son propos de trois exemples pris chez un philosophe et deux savants : « La distraction de la femme chez Kant, la distraction “des raisins” chez Pasteur, la distraction des véhicules chez Curie sont à cet égard profondément symptomatiques. » Kant célibataire endurci, Pasteur buvant l’eau dans laquelle il avait trempé ses raisins, Pierre Curie inattentif mort écrasé par un véhicule, ces formes de détachement commandent aux surréalistes un état complet de distraction qui fait d’eux des rêveurs définitifs, de jour comme de nuit.

Les récits de rêve surréalistes

Dans les années 1920, les surréalistes se singularisent en pratiquant l’écriture automatique et en racontant leurs rêves. Aragon peut affirmer avec véhémence dans Une vague de rêves que les rêves notés par André Breton, « pour la première fois que le monde est monde, gardent dans le récit le caractère du rêve ». Une exigence est ici formulée : le récit du rêve ne doit pas trahir la matière et la mémoire du rêve, sa figuration et son expression. De même qu’ils donnent libre cours au flux de l’écriture automatique, les surréalistes ont le souci de restituer le déroulement du rêve.

Examinons un rêve de Breton publié en décembre 1922 dans Littérature. Le rêveur Breton est chez lui. Il passe une partie de la matinée à conjuguer un nouveau temps du verbe être. Dans l’après-midi, après avoir écrit un article assez brillant, il effectue des recherches dans sa bibliothèque en liaison avec son roman en cours. Il découvre une sorte de traité de philosophie dont une partie s’intitule Énigmatique. Ce n’est pas le texte mais les planches de l’ouvrage qui s’imposent à lui. Dans une salle immense ressemblant à la galerie d’Apollon du musée du Louvre, le parquet et les murs, mieux que les glaces, voient se réfléchir à plusieurs reprises et sous diverses attitudes, Adonis, Homère ou un évêque. Après ces visions saisissantes, le rêveur ouvre un livre médical. Il y trouve une photographie de femme brune, qui serait une vague connaissance. Or la femme de la photo le frôle et lui adresse des paroles menaçantes. Il consulte à présent un dictionnaire. Il est attiré par le dessin qui accompagne le mot rhéostat et qui représente quelques parachutes ou nuages avec un Chinois accroupi. Soudain dans l’atelier du rêveur apparaît le jeune Charles Baron qui est aussitôt remplacé par Louis Aragon qui invite Breton à sortir. Tous deux remontent l’avenue des Champs-Élysées. Ils portent chacun un cadre vide qu’ils finissent par déposer sous l’Arc de Triomphe.

Première remarque : qu’il consulte un traité de philosophie, un livre de médecine ou un dictionnaire, le rêveur voit à chaque fois l’image s’imposer et le texte se dérober. Cette suprématie de l’image, spécifique du rêve, est un principe adopté par Grandville dans Un autre monde. Deuxième remarque : les personnages de la galerie d’Apollon prennent du relief et la femme photographiée se transforme en créature animée. Nous touchons là à la peinture animée du rêve signalée par Grandville. Troisième remarque : le dessin des parachutes suspendus près du mot rhéostat, ou résistance électrique, illustre en fait le mot homophone aérostat, ou ballon aérien. Quatrième remarque : Aragon et Breton déposent sous l’Arc de Triomphe non pas une gerbe mais le cadre vide d’un tableau. N’est-ce pas une indication que le rêve évolue du début à la fin dans le cadre de la peinture ?

Il importe de comprendre que le récit de rêve se suffit à lui-même. Il décrit une action, un décor, une atmosphère. Il équivaut à un chapitre de roman ou à des séquences de film. Le rêve se manifeste pleinement dans son contenu manifeste. Il n’est nul besoin de le déchiffrer. L’interprétation psychanalytique paraît superflue. Nous ne sommes ni dans le règne de la logique ni dans celui de la morale. Nous entrons dans le monde de l’énigmatique où des révélations se succèdent sans qu’on puisse leur assigner un but, comme dans la peinture de Chirico. Mieux encore, le rêve charrie une logique dormante, une fiction dormante, une science dormante. L’énigmatique est une science sans solution.

Les trois protagonistes d’Un autre monde usent volontiers d’aérostats ou de tout autre moyen aérien de locomotion. Ils peuvent atterrir dans une contrée de l’Antiquité ou bien dans la jeune Chine. L’un d’eux, durant un songe, descend aux Champs-Élysées ; il erre parmi des philosophes, des héros ou bien des comédiens dont l’un dénommé Baron. Surtout, quand l’aérostographe Hahblle explore le royaume des marionnettes, il découvre des tableaux insolites au Louvre des marionnettes : ce sont des tableaux en relief, des tableaux sculptés débordant largement de leur cadre.

Le rêve de Breton traversant la galerie d’Apollon du Louvre a peut-être sa source dans Un autre monde de Grandville. Mais là n’est pas l’essentiel. Grandville et Breton se rejoignent parce que les dessins de l’un et le récit de rêve de l’autre utilisent les ressorts mêmes de la peinture animée et du rêve animé.

Voyons à présent un rêve d’Aragon publié en octobre 1927 dans La Révolution surréaliste. Après une longue marche, Aragon monte dans un train dont le bruit régulier scande le même mot, adéphaude. Or il aperçoit dans le filet à bagages, à côté de la pierre précieuse jaune adéphaude, un paquet étiqueté « Rhodes 1415 ». Cherchant le nom exact de la bataille de 1415, il interroge des vanniers au bord d’un marécage. Il est maintenant dans un autre compartiment. Cette fois-ci il y a dans le filet deux paquets étiquetés « Rhodes » mais sans date. Il remarque une jeune dame parlant avec un compagnon. Il saisit ces mots : au défaut de laque, qui s’appliquent selon lui à l’aspect écaillé des deux paquets. Il découvre alors que l’interlocuteur de la dame est entièrement recouvert d’une armure. Aux pieds du rêveur, il y a les miettes d’un repas froid. La dame s’essuie les mains avec un mouchoir de dentelle. Dernière vision : en pleine campagne, auprès d’un talus, c’est le soir de la bataille de Marignan.

Première remarque : le train scande le syntagme adéphaude, que le rêveur transforme aussitôt en pierre précieuse ; Aragon préfère passer outre l’idée de manque qui est inscrite dans l’expression homonyme à défaut de. Deuxième remarque : le rêveur convaincu qu’il n’y a pas eu de bataille de Rhodes en 1415 est à la recherche de la bataille d’Azincourt qui vit la défaite des chevaliers français face aux archers anglais. Troisième remarque : les mots au défaut de laque saisis au vol sont aussitôt attribués à l’aspect des paquets ; là encore une image vient au secours du mot. Quatrième remarque : l’apparition du chevalier et l’usage du mouchoir de dentelle confirment que le rêveur fait une incursion à la fin du Moyen Âge ou à la Renaissance.

En somme, trois séries de métamorphoses se relaient dans ce rêve d’Aragon. D’abord, la métamorphose des sons : bruit martelé du train → adéphaude → à défaut de → au défaut de laque. Ensuite, la métamorphose des objets : pierre précieuse jaune → un paquet emballé → deux paquets sans éclat → une armure et un mouchoir de dentelle. Enfin, la métamorphose des dates : Azincourt 1415 → Marignan 1515. Ce sont là les conditions de possibilité de la peinture animée du rêve. Il faut ajouter qu’il n’y a pas si longtemps tout écolier français connaissait par cœur les dates des batailles comme « Marignan 1515 ». De tels automatismes sont des accélérateurs du rêve. Mais que faire du nom de l’île de Rhodes ? On doit sans doute le rattacher à la locution latine Hic Rhodus, hic salta, qui a connu des fortunes diverses chez Hegel et Marx, et qu’on pourrait traduire « Voici Rhodes, il faut sauter », ou bien encore « Voici Rhodes, c’est le moment de danser ».

Quand les surréalistes relatent leurs rêves, ils font sauter les images et les objets, ils font danser le temps et le langage.

Breton et Freud

Durant l’été de 1931 et de 1932, André Breton rédige Les Vases communicants, un ouvrage centré sur le rêve. Le titre indique clairement que le rêve et la veille sont deux vases communicants et qu’il n’y a donc aucune barrière entre eux. Breton passe au crible la Traumdeutung de Freud dont il adopte la méthode d’interprétation et l’essentiel de la terminologie. La grande nouveauté est que Breton interprète à présent ses rêves. Ainsi, le rêve du 26 août 1931 est longuement décortiqué ; les trois pages du rêve sont suivies de seize pages d’associations qui nous apprennent beaucoup sur Suzanne Muzard qui a quitté Breton l’année précédente mais aussi sur le malaise du rêveur vis-à-vis de Nadja qui est toujours internée. L’autre originalité des Vases communicants concerne la période du 5 au 24 avril 1931 qui est comparable à un rêve éveillé. En effet surviennent des séries d’événements qui paraissent obéir à la logique dormante du rêve. Breton donne l’impression de perdre la tête au cours de ses dérives dans Paris. Désemparé par la disparition de Suzanne, il cherche désespérément une femme.

Des femmes rencontrées, Breton évoque souvent les jambes. Mais il est surtout fasciné par les yeux. Le 5 avril, les très beaux yeux de la jeune Allemande du café de la place Blanche sont de ceux qu’on ne revoit jamais. Le 12 avril, les yeux d’eau de la jeune fille immobilisée devant l’affiche de Péché de juive évoquent ceux de la Dalila de l’aquarelle de Gustave Moreau ; de tels yeux lui font penser à la chute d’une goutte d’eau teintée de ciel d’orage juste avant sa fusion dans de l’eau claire. Dans le dessin Tête de linotte de l’hebdomadaire Le Rire du 18 avril, la petite femme blonde (en réalité, Suzanne Muzard) qui se moque de son mari (Emmanuel Berl) a les yeux grands comme des soucoupes. Le 21 avril, au café Batifol, le « cynisme absolu » de la danseuse Parisette rend ses « immenses yeux plus limpides ». La phrase de réveil du 22 avril qui se termine par le prénom Olga amène Breton à citer le dernier vers du poème « Voyelles » de Rimbaud, « Ô l’Omega, rayon violet de Ses Yeux », puis à rappeler qu’adolescent il avait été fasciné par les yeux violets d’une femme qui devait faire le trottoir. Peu après, Breton qui célèbre dans L’Union libre toutes les parties du corps de Suzanne Muzard contemple pour finir ses yeux : « Ma femme […] / Aux yeux de panoplie violette et d’aiguille aimantée / Ma femme […] / Aux yeux de niveau d’eau de niveau d’air de terre et de feu ».

Breton a conscience que toutes ces apparitions d’yeux du 5 avril au 22 avril 1931 s’enchaînent et s’associent comme dans un rêve. Cette série d’yeux suivent une trajectoire impérieuse et mouvementée. De plus, le 21 avril 1931, plane l’ombre de la guillotine : Breton reçoit un article de Jean-Paul Samson ; il va chez le coiffeur ; devant le café Cardinal, il hallucine le bourreau de Béthune ; Parisette lui parle de Henri Jeanson et examine avec insistance ses cheveux fraîchement coupés ; ici entrent en lice Charles-Henri Sanson et Henri Sanson, qui exécutèrent Louis XVI et Marie-Antoinette ; non sans raison, au terme de la journée, Breton songe à édifier un petit temple de la Peur. Comment expliquer le surgissement de la guillotine ? Comme comprendre la série d’yeux inoubliables ? C’est là un apport décisif du surréalisme : les mécanismes du rêve sont transposables dans la veille. C’est pourquoi le compte rendu des événements improbables vécus par Breton en avril 1931 nous en dit autant que l’interprétation très fouillée du rêve du 26 août 1931. D’ailleurs, on pourrait observer que ce qui survient au printemps peut être rêvé en été : Emmanuel Berl qui est caricaturé en avril dans le dessin Tête de linotte est à nouveau présent dans le rêve du 21 août où il est assimilé cette fois-ci à Nosferatu le vampire. Mais le rêve éveillé surréaliste comporte des risques mortels. Nosferatu lui-même ne doit-il pas se réfugier dans sa tombe avant le chant du coq ?

Hervey de Saint-Denys est sollicité dès les premières pages des Vases communicants. Dans son ouvrage Les Rêves et les moyens de les diriger, il explique comment il a pu rencontrer en rêve les femmes qu’il désirait. Hervey expérimente dans le rêve la réalisation non déguisée de ses désirs. À cet égard, Freud est sur une tout autre position. Il considère que le désir nous échappe. Le désir serait en permanence enfoui, déguisé, inconscient. C’est pourquoi Freud expose une méthode d’interprétation permettant de soulever les voiles et les déguisements du rêve.

Durant les années 1920, les surréalistes semblent plus proches d’Hervey que de Freud. Ce qui est certain c’est que, premièrement, ils privilégient le récit de rêve, deuxièmement, ils déambulent dans la ville de jour comme de nuit (voir Le Paysan de Paris et Nadja) et troisièmement, ils conduisent des recherches sur la sexualité. Le rêve et la veille apparaissent comme les deux faces d’une même pièce. Les surréalistes ne se sont pas alors spécialement pressés d’interpréter leurs rêves. Cependant, Breton n’est pas hostile à une forme d’interprétation. On sait que sa rencontre avec Suzanne Muzard s’est soldée par le mariage de Suzanne avec Emmanuel Berl et le divorce de Breton d’avec Simone. Or, dans le rêve du 26 août 1931, Suzanne se déplace toujours en taxi et jamais à pied. Breton rappelle le fait suivant : Suzanne avait peur de traverser la rue, elle avait la phobie des voitures ; mais peu après son mariage sa phobie s’était atténuée. Breton lui avait alors lancé cette interprétation : elle s’était « garée des voitures » depuis qu’elle s’était mariée. Suzanne s’était mise à l’abri. Ce jeu de langage, quasi lacanien, est très éclairant. L’expression familière « se garer des voitures » apparaît comme la réponse, la parade ou le remède à la phobie des voitures.

On connaît les concepts freudiens du rêve : mise en image, dramatisation, déplacement, condensation et élaboration secondaire. Freud insiste, à travers ce vocabulaire, sur le déguisement et le cryptage du rêve. Diderot, Grandville, Hervey, Bergson affirment au contraire que le décousu du rêve n’est qu’apparent. Les surréalistes vont même jusqu’à penser que nous pouvons raconter nos rêves et que c’est notre vie réelle qui demande à être décryptée.

Une philosophie du rêve

Les surréalistes empruntent à Diderot la philosophie dormante. Ils découvrent chez Grandville la peinture animée des images. Ils voient en Hervey un expérimentateur du rêve. Ils pensent comme Bergson que le plan du rêve est beaucoup plus ample que celui de l’action. Bien qu’ils saluent les livres de Freud comme la Traumdeutung et Délire et rêve dans la Gradiva de Jensen, ils développent néanmoins leur propre philosophie du rêve.

On se souvient que Breton rapporte dans Nadja une pétrifiante coïncidence. Aragon lui faisait observer que, sous un certain angle, l’enseigne « MAISON ROUGE » d’un hôtel pouvait se lire « POLICE ». Deux heures plus tard, lui-même découvrait dans la maison louée par Lise Meyer un tableau changeant qui, quand on l’abordait de gauche à droite, représentait successivement un vase, un tigre et un ange. Les variations de l’enseigne de l’hôtel et les métamorphoses du tableau cinétique sont typiques de la marche du rêve ou de sa peinture animée. En revanche, la coïncidence des deux événements défie le cours ordinaire du temps. J’ai eu l’occasion de montrer que le futurisme, moderne et d’avant-garde, se projetait dans un futur proche, que le mouvement Dada, ni moderne ni d’avant-garde, occupait le créneau du présent et enfin que le surréalisme, moderne mais non d’avant-garde, brisait la flèche du temps et se mouvait dans un temps sans fil. Les surréalistes se situent en effet dans le sillage du cinématographe qui s’est spécialisé dans la mise en pièces du temps.

Sur la scène du rêve, les surréalistes assistent à une succession de métamorphoses. Sur le terrain de l’art, ils animent leur peinture, ils transforment le rêve en objet. Dans la vie quotidienne, ils sont à l’affût d’événements qui détonnent. Ils traquent le hasard objectif surgissant au gré du temps sans fil. Le paradoxe est que le rêve paraît relever de la continuité et la veille de la discontinuité. Pour Breton, il y a un continuum au sein d’un même rêve mais aussi d’un rêve à l’autre. Il en va de même pour les rares messages automatiques de présommeil ou de réveil qui se répartissent sur une vie entière. En revanche, l’existence individuelle et le devenir historique sont nettement marqués par des brisures ou des ruptures. Le surréalisme pose alors cette question capitale : comment dans une temporalité sans fil deux événements peuvent-ils coïncider-ils ou s’accorder ?

Cette question en soulève à son tour deux autres. Problème métaphysique : quel est le degré de réalité de la réalité ? Le réel tend-t-il vers zéro ou vers l’infini ? Problème psychologique : le rêve n’est-il pas le moteur et le promoteur du réel ? Le rêve n’échafaude-il pas des scénarios du futur ?

La philosophie surréaliste du rêve met en jeu une série de postulats. Premièrement, il y a une porosité entre le nocturne et le diurne ; le rêve et la veille sont deux vases communicants. Deuxièmement, les objets et les personnes se métamorphosent dans le rêve ; ils suivent la trajectoire plus ou moins heurtée d’un dessin animé ; ils semblent emportés comme dans un film burlesque ; objets et personnes vivent, périssent et renaissent. Troisièmement, le rêve peut être inventif et propice à une philosophie dormante. Quatrièmement, une dérive urbaine réalise l’équivalent de la trajectoire d’un rêve. Cinquièmement, l’automatisme surréaliste révèle au grand jour la peinture animée du rêve. Sixièmement, le rêve ne nous remémore pas le passé mais le futur ; les œuvres surréalistes sont des souvenirs de l’avenir. Septièmement, tandis que les images se métamorphosent dans l’espace du rêve, les événements se magnétisent dans la temporalité du temps sans fil.

On pourrait appliquer à toutes les expressions et manifestations surréalistes – collages, textes automatiques, récits de rêve, manifestes, tracts, dessins, tableaux, photos, objets, revues, expositions – un même principe générateur et moteur, celui des images animées du rêve. Dans la lancée de Grandville, les surréalistes se vouent à l’image et affirment la dynamique du rêve, la continuité de la vie psychique. Récusant la pensée logique, l’ordre du monde et le temps linéaire, ils se surprennent à découper les images, à détourner les mots, à recoller les morceaux. Jouant au cadavre exquis du désir et du hasard, ils découvrent l’automatisme de l’écriture, de la peinture et de la durée.

On sait que surréalisme se définit comme un « automatisme psychique pur ». Ce choix terminologique emprunté à Pierre Janet n’engage pas Breton et ses amis sur la voie de l’herméneutique freudienne. Ce choix est conforme à la philosophie dormante de Diderot, à la peinture animée de Grandville, au rêve dirigé d’Hervey, au rêveur désintéressé de Bergson. Nous appellerons donc surréaliste l’artiste qui pratique le jeu libre et désintéressé de la pensée et qui répond à l’appel de la peinture animée du rêve.

Georges Sebbag

Références

« Philosophie surréaliste du rêve », conférence du 8 octobre 2013, Musée Thyssen-Bornemisza de Madrid, congrès « El Surrealismo y el sueño » (Le Surréalisme et le rêve) dirigé par José Jiménez.