La Mort d’Héraclite, Jean-Luc Brisson, les Éditions de l’Imprimeur, Besançon, 2002, 16 x 24 cm, 112 p., ill. couleurs
Titien, la nymphe et le berger, John Berger et Katya Berger Andreadakis, traduit de l’anglais par Katya Berger Andreadakis, éd. Artha, collection Varia, Lyon, 2003, 16,5 x 23,5 cm, 64 p., ill. couleurs et N & B
Il faut coupler La Mort d’Héraclite et Titien, la nymphe et le berger. Leurs auteurs, à travers des formes inventives, tentent des incursions dans le passé et engagent un dialogue entre générations. Ils croisent par là-même deux thèmes traités récemment dans L’Architecture d’aujourd’hui : « Le temps en chantier » (n° 331) et « Le futur du classique » (n° 343). L’artiste et jardinier Jean-Luc Brisson soumet la question du recyclage des déchets au devenir héraclitéen de la nature. Le peintre et romancier John Berger échange une correspondance passionnée avec sa fille Katya sur les derniers tableaux de Titien, notamment La Nymphe et le berger et L’Écorchement de Marsyas, qui lui inspirent d’ailleurs des dessins très évocateurs.
« Sur la plate-forme de compostage, la plupart des villes alentour viennent se débarrasser de leurs déchets verts. » Ainsi commence l’ouvrage de Jean-Luc Brisson. Cette phrase annonce la couleur puisque le livre est tout à la fois un savant dosage et un méli-mélo de textes et d’illustrations. D’une part, le texte, où passent différents genres (récit, roman, poèmes, analyse), est parsemé de signes graphiques et entrecoupé de fragments d’Héraclite. D’autre part, les photographies qui apportent au texte comme une présence ou une enveloppe charnelle, sont le fruit d’un découpage et d’une mise en page où le récurrent semble vouloir conjurer l’aléatoire.
Le compost, ce mélange fermenté de débris organiques et de matières minérales n’est-il que pourriture, ou au contraire un puissant agent vivifiant, un engrais ? Jean-Luc Brisson nous entraîne dans les deux directions, sur le chemin qui mène vers le haut et sur celui qui va vers le bas. Tantôt il prend l’apparence du jardinier écologiste qui croit d’autant plus aux cycles de la nature que l’élément humide lui sourit particulièrement : la pluie, les flaques, les mares, l’évaporation (incarnée par la dénommée Éva Pora). Là l’imaginaire de Brisson rejoint celui du poète coloriste et rabelaisien Pierre Albert-Birot. Tantôt les signes s’inversent et nous conduisent justement à la mort du philosophe végétarien Héraclite, qui atteint d’hydropisie, décida pour se purger de son eau, de s’exposer au soleil, selon les uns, ou de s’enduire de fumier dans une étable, selon d’autres. Jusqu’à en mourir.
On interprète souvent la mort d’Héraclite comme étant l’application, à son corps défendant, de sa dialectique matérialiste de la nature. C’est ce trait aventureux et moral qui a sans doute retenu l’attention d’André Breton, qui déclarait vouloir appartenir à la famille des « grands indésirables », en l’occurrence : « Héraclite mourant, Pierre de Lune, Sade, le cyclone à tête de millet, le tamanoir ». Quel étrange compost : trois fortes individualités, une force de la nature et un animal suceur de fourmis !
Il y une toute une dramaturgie dans l’échange de lettres entre John Berger à Paris ou en Haute-Savoie et sa fille Katya qui réside à Athènes et qui visite Titien à Venise. Le peintre romancier avoue que pour lui, la recréation matérielle et gestuelle permet seule de toucher au but : « Quand je veux me rapprocher d’œuvres d’art du passé, j’en fais des croquis. […] Il s’agit cependant d’une approche gestuelle, non pas historique. En dessinant, on essaie de toucher, ne serait-ce qu’un instant – comme des enfants qui jouent au loup –, la vision du maître. » Et le point de départ, pour Katya : « Ce que je pense du Titien ? En un mot, sur une carte postale : chair. »
La matière, comme la mémoire, est chair. Les formes du divers naissent ou meurent de la lente fermentation du compost.
Georges Sebbag
Références
« Compost », L’Architecture d’aujourd’hui, n° 345, mars-avril 2003.
