Claude Cahun surréaliste off

 

Nés respectivement à Lausanne en 1887, à Nantes en 1894 et à Lorient en 1895, Arthur Cravan, Claude Cahun et Jacques Vaché sont trois figures d’exception, ayant un rapport étrange et certain avec le mouvement Dada et le surréalisme. De ces trois anglophones, on pourrait dire, que le poète boxeur Arthur Cravan, disparu à l’automne 1918 au large des côtes du Mexique, est un dada-surréaliste out, que le dandy des tranchées Jacques Vaché, mort d’une ingestion d’opium le 6 janvier 1919 mais aussitôt incorporé par André Breton, est un dada-surréaliste in, et que Claude Cahun, morte à Jersey le 8 décembre 1954, est une surréaliste off. Arthur Cravan est out parce qu’il peut former à lui seul un groupe dada ou surréaliste. Jacques Vaché est in, qui survit en Breton et en d’autres membres du groupe surréaliste. Quant à Claude Cahun, elle est off, dans une position d’attente, à portée du groupe surréaliste, mais solidement campée dans son aparté avec Suzanne Malherbe ou encore retranchée dans son île de Jersey.

Le neveu d’Oscar Wilde et Jack le fataliste

Comme s’il revendiquait là un titre de noblesse, Cravan a déclaré maintes fois qu’il était le neveu d’Oscar Wilde. Cette position s’éclaire si on la rapporte à un fameux neveu de l’histoire littéraire, le neveu de Rameau. On sait que le neveu de Rameau, qui a bel et bien existé, devient sous la plume de Denis Diderot un personnage exceptionnel, hors du commun. Causeur infatigable, imitateur hors pair, comédien consommé, le neveu de Rameau est un parasite, un marginal, un cynique, qui enrage d’une seule chose, alors qu’il est bon chanteur, musicien et connaisseur en musique, c’est de ne pas posséder le génie de son oncle le grand Rameau. Il se voit réduit à flatter ses hôtes et à jouer le pitre pour survivre et quémander sa pitance. Le seul point qui le taraude est de ne pas avoir le génie de Rameau tout en étant son neveu. Le neveu de Rameau annonce à beaucoup d’égards le poète et boxeur, le conférencier et danseur Arthur Cravan, à cette différence près que le neveu d’Oscar Wilde qui entend emprunter la voie périlleuse et scandaleuse de son oncle, escompte aussi l’égaler en génie. Autre coïncidence, le Café de la Régence où se déroule l’entretien entre le neveu de Rameau et Diderot, est à deux pas du restaurant Jourdan fréquenté par le neveu d’Oscar Wilde et vanté à coups de placards dans la revue Maintenant.

Le 30 septembre 1916, le soldat Jacques Vaché se trouve sur le front, non loin d’Arras. Il écrit, depuis son abri souterrain, à la nantaise Jeanne Derrien, rencontrée à l’hôpital de la rue du Boccage, où il était soigné pour une blessure à la cuisse et aux mollets et où elle servait comme auxiliaire : « Amie Jeannette / – À l’instant votre lettre du 25 septembre – date fatidique qui a marqué pour moi le jour où je devais vous connaître – Vous ne voyez pas la “connection” – comment disent ces braves gens – Le 25 sept. 15 Hans, ou Fritz – a jugé opportun de m’envoyer une balle – laquelle au lieu de me tuer sans retard a jugé plus humoristique de faire éclater mes grenades – D’où l’hôpital, d’où vous-même – d’où cette lettre. » Si l’on compare à présent le début de cette lettre de Jacques Vaché et la première page de Jacques le fataliste et son maître, toujours de Denis Diderot, on découvre une analogie formidable entre le destin de Jacques le fataliste blessé au genou à la bataille de Fontenoy et celui de Jacques Vaché blessé aux jambes devant Mesnil-les-Hurlus. Surtout, tous deux, Jacques le fataliste comme Jacques Vaché, ont conscience qu’un coup de feu porte non seulement un message mais qu’il est le point de départ d’une série incalculable d’événements. C’est pourquoi il faut s’empresser d’ajouter aux divers surnoms de Jacques Vaché, tels que Jacques Tristan Hylar ou Harry James, celui de Jack le fataliste.

La nièce de Marcel Schwob et le neveu d’Oscar Wilde

On connaît cet aveu qui intervient à point nommé dans le Manifeste du surréalisme : « Vaché est surréaliste en moi ». Jacques Vaché, depuis l’imprononçable jour de sa mort, hante André Breton. Tout au long de sa vie, Breton s’incorporera Jacques Tristan Hylar ou bien se persuadera que l’inventeur de l’umour sans h n’est pas mort. Et durant l’année 1919, comme on le voit dans sa correspondance avec Tristan Tzara, il reporte sur le dadaïste de Zurich son affection pour le dandy des tranchées. Si, comme je le pense, le surréalisme déploie trois types de collage, formel, passionnel et temporel, le collage passionnel de Breton avec Vaché, qui n’a jamais cessé, ce collage a non seulement épargné à l’auteur de l’Introduction au discours sur le peu de réalité l’épreuve de la solitude mais l’image du duo Vaché-Breton a largement inspiré le collagisme passionnel au sein du groupe surréaliste, un collagisme associant plus ou moins longtemps des duos, des trios, des quatuors, des quintettes, etc.

En un raccourci, on peut déjà avancer que le duo surréaliste in Vaché-Breton a son pendant dans le couple surréaliste off Cahun-Malherbe. Rappelons au passage que les sœurs par alliance Suzanne Malherbe et Lucy Schwob sont nées à Nantes, tandis que Jacques Vaché est un Nantais d’adoption.

Mais il convient d’abord de s’arrêter à la situation familiale d’Arthur Cravan, neveu d’Oscar Wilde et de Lucy Schwob ou Claude Cahun, nièce de Marcel Schwob. En ce qui concerne Cravan, il n’est pas question de rompre les ponts avec un oncle, qu’il n’a d’ailleurs jamais rencontré de son vivant. Tout au contraire, le neveu va jusqu’à ressusciter l’oncle Wilde. On peut lire dans la revue Maintenant comment dans la nuit du 23 mars 1913, Oscar Wilde est venu sonner à la porte de Cravan, rue Saint-Jacques, se présentant sous le nom d’emprunt de Sébastien Melmoth, le héros du roman noir de son grand-oncle Charles Mathurin. Et pour donner encore plus de corps à la réapparition d’Oscar Wilde, le directeur de Maintenant n’hésitera pas à contacter le correspondant à Paris du New York Times, qui propagera la nouvelle sensationnelle. Il n’en est pas tout à fait de même du côté de Lucy Schwob. Sans renier le nom de son père Maurice Schwob et de son oncle Marcel Schwob, Lucy est tentée d’effacer le nom de Schwob, en adoptant divers pseudonymes, ou mieux encore en sautant une génération et en reprenant le nom de jeune fille de sa grand-mère paternelle Mathilde Cahun ou celui de son grand-oncle, l’orientaliste et romancier Léon Cahun, mort comme Oscar Wilde en 1900.

Il y a chez Claude Cahun, comme chez Marcel Schwob, le jeu de miroirs des masques et le tournis des pseudonymes. Mais il y a aussi chez elle une fascination de l’anonymat, un attrait du « sans nom ». On sait que « La Rocquaise », la maison de Jersey, sera débaptisée au profit de l’étiquette « Sans nom » ou de « La Ferme sans nom », désignation ô combien paradoxale. On sait en outre que, durant l’occupation allemande de l’île, Claude Cahun et Suzanne Malherbe ont répandu clandestinement quantité de messages en plusieurs langues au nom du «  Soldat sans nom ». Mais le troc du nom de Schwob pour celui de Cahun a ce goût piquant d’histoire juive relatant comment une jeune femme, née de mère catholique et affublée d’un nom à consonance plutôt alsacienne que juive, a beau se délester du nom de Schwob, elle récupérera un nom encore plus juif. Toutefois, le nom de l’oncle Marcel Schwob n’est pas complètement oblitéré, puisque sa sœur par alliance et compagne de toujours adoptera pendant quelque temps le pseudonyme de Marcel Moore.

La Salomé de Wilde et la Salomé de Cahun

Marcel Schwob est encore présent dans Vues et visions, ouvrage symboliste à deux mains de Claude Cahun et Marcel Moore, où le lecteur est invité à découvrir un texte et une illustration en miroir sur vingt-cinq doubles pages. À chaque double page, la symétrie du cadre et des dessins est parfaite, la coïncidence des phrases est saisissante, le parallélisme entre le récit, à gauche, de moments saisis sur le rivage du Croisic en 1912, et à droite, d’instants ou d’anecdotes arrachés pour la plupart à l’antiquité gréco-latine, cette mise en parallèle semble à la fois troublante et justifiée. Claude Cahun et Marcel Moore ont réussi haut la main leur exercice symboliste. Cependant, lorsque Claude Cahun publie dans La Gerbe de mai 1920 un beau texte sur Marcel Schwob, elle lance l’idée d’une Vie imaginaire de Marcel Schwob, mais ne paraît pas prête à relever le défi.

La raison en est qu’elle lorgne beaucoup plus du côté d’Oscar Wilde que de Marcel Schwob. En témoigne d’abord le long compte rendu que donne Claude Cahun, dans Le Mercure de France, d’un procès ouvert à Londres le 29 mai 1918 et centré sur la pièce Salomé d’Oscar Wilde. Le responsable du journal Vigilante, le parlementaire Billing, poursuivi pour diffamation par une danseuse ayant interprété la danse de Salomé lors de représentations privées, justifiait ainsi l’article incriminé : « Une pièce telle que Salomé était bien faite pour corrompre et débaucher, et causer plus de mal à tous ceux qui la verraient que l’armée allemande elle-même. » Mieux encore, cité comme témoin, Lord Alfred Douglas, l’ancien petit ami de Wilde, se déchaînait contre Salomé, une « œuvre abominable », écrite avec l’aide de l’ouvrage de Krafft-Ebing et contenant un passage « sodomitique ». De surcroît, le témoin Douglas multipliait les attaques violentes contre Wilde le « pervers », le « brigand diabolique », qui fut « la plus grande force du mal en Europe depuis 350 ans ». Pour Claude Cahun, il allait de soi que toute cette croisade anti-sodomite ne pouvait que prêter à rire ou à sourire. Toutefois, la personnalité d’Alfred Douglas, excessive et retorse jusque dans ses reniements, semble intéresser Claude Cahun, puisque d’octobre 1918 au début de 1920, la plupart des articles qu’elle publie dans La Gerbe le sont sous le pseudonyme de Daniel Douglas. Une manière sans doute, en retouchant le prénom Alfred, de saluer Bosie, l’ancien amant de Wilde.

En 1925, « Salomé la sceptique » figure en bonne place des Héroïnes de Claude Cahun. Ce conte dédié à Oscar Wilde non seulement s’appuie sur la Salomé de Wilde mais il se nourrit aussi de l’esthétique de l’auteur du Portrait de Dorian Gray. La Salomé de Cahun ne croit ni à la vie, ni à l’art qui imite la vie, ni aux artistes qui fardent, maquillent ou idéalisent, ni même aux anti-artistes, les incendiaires, les parricides et autres génies maudits de la destruction. Certes, la Salomé de Cahun dansera lascivement devant le tétrarque Hérode, mais toute cette mise en scène « dans un bassin d’argent » de la tête du prophète Whatshisname, comme l’appelle Claude Cahun qui oublie momentanément le nom de Iokanaan ou de Jean-Baptiste, tout ce théâtre à la fois sanglant et de carton-pâte laisse assez froide Salomé la sceptique. Pourquoi Salomé est-elle donc sceptique ? Elle l’est parce qu’elle ne peut pas croire, dans cette circonstance particulière, comme d’une manière générale, que « c’est arrivé » ou que ça arrivera. Toutefois, il nous faut évoquer une phrase de « Salomé la sceptique », ou plutôt sa version un peu remaniée qui sera mise en tête du chapitre VII d’Aveux non avenus : « Avant de renoncer au monde, je danserai devant Hérode, parce qu’il s’intéresse à mon sommeil et qu’il a su m’inciter à retracer mes pas, à renfiler mes songes[1]. » Pour Salomé la sceptique, s’il y a une alternative à l’art ou à la vie, il faut la chercher dans le rêve, le cauchemar y compris. Justement en 1925, Claude Cahun publie dans la revue Le Disque vert des récits de rêve, ou plus exactement quelques images hallucinées de rêves éveillés, où la tendresse fait bon ménage avec la cruauté. Par exemple : « ma mère me caresse d’une main et de l’autre elle bat mon père. » Ou encore : « Les jeudis soirs, je rêve de Robinson Crusoé que je conçois à mon image. Île, isolément ! […] je cultive les roses à cause des épines ; je fais l’élevage des ronces et des culs de bouteilles. Qu’un navire n’approche pas de mon port, hissât-il pavillon européen, voire universel ! Je le naufragerais. »

Dans le chapitre VIII d’Aveux non avenus, Claude Cahun a noté un rêve relatif à une pierre tombale et un cauchemar, où, ô vision d’horreur, elle s’agrippe à son père prenant un train en marche. Elle y a aussi inscrit une lettre de style administratif destinée à la police certifiant, à la date du 25 avril 1925 : « seule et sans aide je me suis donné la mort – AVEC PRÉMÉDITATION. » On ne sera pas étonné de voir réapparaître Salomé dans ce climat de mort éveillée. Une Salomé qui broie du noir, une Salomé autodestructrice, une « Salomé vaincue ». Mais cette Salomé vaincue qui succède à Salomé la sceptique se contente de baiser la main et non la bouche de Iokanaan.

À la même époque, parce qu’elle est hantée par la danseuse Salomé et la tête tranchée de Jean-Baptiste, Claude Cahun réalisera, avec l’impassibilité de l’œil photographique, quelques autoportraits de sa propre tête sous cloche. N’oublions pas aussi que Claude Cahun et Suzanne Malherbe étaient des amies intimes de Béatrice Wanger, la danseuse aux seins nus du Théâtre ésotérique, une juive américaine qui se produisait sur scène non sous le nom de Salomé mais sous celui de Nadja.

Faisons le point. Vers 1925-1926, le couple Cahun-Malherbe a plus en ligne de mire et d’admiration le couple Wilde-Douglas, même s’il lui paraît acrobatique et catastrophique, que l’oncle Marcel Schwob marié à l’actrice Marguerite Moreno. Cependant, quand Claude Cahun, obsédée par le suicide, truffe ses textes de rêves et imagine une Salomé oniromancienne, elle s’accorde avec les surréalistes qui notent et publient leurs rêves et elle répond à sa façon à l’enquête de La Révolution surréaliste : « Le suicide est-il une solution ? » C’est alors une surréaliste off qui n’a pas encore trouvé l’occasion de sympathiser avec le groupe.

Frontières humaines et Aveux non avenus

En 1929, le surréalisme est à un tournant. André Breton est en instance de divorce avec sa femme Simone mais aussi avec d’anciens amis comme Robert Desnos. Le 11 mars, la réunion tumultueuse du bar du Château, qui rassemble de nombreux surréalistes et sympathisants, vire au procès des membres du Grand Jeu. En particulier, Georges Ribemont-Dessaignes, ex-dada passablement anarchiste, fait une sortie fracassante, allergique, comme il l’écrira le lendemain à Breton, à ce « lessivage en famille[2] ». Or, en 1929, outre une expérience exaltante de comédienne au sein du théâtre Le Plateau de Pierre Albert-Birot, Claude Cahun se rapproche de Georges Ribemont-Dessaignes, qui officie aux éditions du Carrefour comme rédacteur en chef de Bifur, revue éclectique, ouverte aux lettres étrangères, sensible à la nouvelle photographie et accueillant volontiers les surréalistes dissidents.

Trois faits soulignent la relation privilégiée de Claude Cahun avec Ribemont-Dessaignes et les éditions du Carrefour :

  1. Décembre 1929. La couverture de Frontières humaines de Ribemont-Dessaignes est illustrée par un dessin où l’on reconnaît, de face et de profil, la tête de Claude Cahun au crâne rasé. Comme le dessin comporte la mention : « n’ayez pas peur d’être dévorés », on se demande si l’avertissement signale un récit de sauvages anthropophages ou si le lecteur est invité à dévorer le roman pour ne pas être dévoré. Quoi qu’il en soit, les traits farouches de l’un des visages de Claude Cahun ne laissent pas d’inquiéter.
  2. Avril 1930. Bifur n° 5 reproduit l’autoportrait de Claude Cahun à la tête en pain de sucre, avec comme légende « Frontière humaine », au singulier, clin d’œil évident au roman. Ribemont-Dessaignes semble vouloir s’approprier cette tête allongée d’une beauté monstrueuse, fruit de l’art et de la nature.
  3. Mai 1930. La couverture d’Aveux non avenus, avec sa composition typographique en croix voulue par le couple Cahun-Malherbe, est à l’image du carrefour ou du croisement de deux avenues.

Breton avait écrit « La Confession dédaigneuse », où pour l’essentiel il brossait le portrait de Jacques Vaché. Ribemont-Dessaignes se lance dans un Confiteor qu’il intitulera au final Frontières humaines. Quant à Claude Cahun, elle se donne tout entière dans Aveux non avenus. Mais alors qu’elle se surexpose dans des photomontages singuliers tenant de la fresque et de l’ex-voto, du jeu de cartes et de l’album de famille, elle préfère, si on excepte quelques récits de rêves, ne pas se raconter, usant même d’une écriture aphoristique ou codée. Claude Cahun  reviendra sur la réception d’Aveux non avenus dans sa lettre à Paul Lévy du 3 juillet 1950 : « En vain, dans Aveux non avenus, je m’efforçai – par l’humour noir, la provocation, le défi – de faire sortir mes contemporains de leur conformisme béat, de leur complacency. » En insistant sur la charge d’humour noir, de provocation et de défi, par exemple des photomontages, on ne saurait mieux dire la parenté d’Aveux non avenus et de Frontières humaines. En effet, premièrement, les deux ouvrages explorent le genre confiteor, Cahun dans un registre chiffré et sophistiqué, Ribemont-Dessaignes dans le cru et l’hyperbolique. Deuxièmement, Cahun ne désavouerait pas les trois histoires délirantes de Frontières humaines, à savoir, « Le récit d’Ulysse », « Confiteor » et « Le jugement dernier », trois variantes, défiant l’entendement, d’un même cauchemar éveillé, ponctué par la cruauté des semblables, la solitude de l’individu et l’insolente inutilité de Dieu. Troisièmement, on devine çà et là dans les deux ouvrages, la présence de proches, d’amis ou de figures tutélaires. Pour Claude Cahun, Suzanne Malherbe, bien sûr, Bob, le bel adolescent de Jersey, ou bien Oscar Wilde s’exclamant : « His place is not in life but in art. Will you tell that person I am expecting him in my next book. » On peut se demander si un court échange entre un certain André et un certain Robert ne concernerait pas André Breton et Robert Desnos[3]. Quant à Ribemont-Dessaignes, dont les cauchemars éveillés relatent la réalisation apocalyptique d’utopies libératrices, comme la communauté des femmes ou l’abolition du travail, avec comme morceau de bravoure des actes d’anthropophagie accomplis par ceux-là mêmes qui étaient venus se régénérer dans l’île déserte de Pou, quant à Ribemont-Dessaignes donc qui appelle Arthur Beef l’inspirateur de cette nouvelle utopie qui offre le moyen de refaire sa vie en se passant « des hommes, du bien et de Dieu », on a le sentiment que cet Arthur Beef a quelque chose à voir avec le groupe surréalisto-communiste, exécré désormais par Ribemont-Dessaignes, le nom d’Arthur Beef étant le condensé d’Arthur Rimbaud et d’Arthur Cravan, de Jacques Vaché et de corned-beef. Quatrièmement, même si elle est aux antipodes de l’île de Pou, c’est bien une île, l’île de Jersey, qui est le cadre choisi, sinon le partenaire préféré, de Claude Cahun. Cinquièmement, enfin, le nom de Dieu, même s’il est bravé, moqué ou dénigré, revient souvent dans les pages de Frontières humaines et d’Aveux non avenus.

La quantité démographique

Arrêtons-nous à l’anticonformisme d’Aveux non avenus, dont la lettre à Paul Lévy souligne un exemple. En effet, Claude Cahun affirme avoir été une « indésirable Cassandre », lorsqu’elle a repris en 1930 les idées de Havelock Ellis sur le surpeuplement de la terre par l’espèce humaine. Or il est intéressant de noter qu’elle n’en a pas parlé dans Aveux non avenus de manière explicite ou argumentée mais par petites touches sensibles et ironiques : « Les hommes ont expérimenté le système de l’inflation sur leur propre chair… Trop d’enfants sur le marché des changes. – À moi les exemplaires de luxe ! » Ou encore : « Les contes de fées ne sont plus de saison. Toutes mes histoires, toutes mes héroïnes finissent en laideur, en déchéances. […] Que voulez-vous ! On ne peut même plus conclure : “ Ils furent très heureux et ils eurent beaucoup d’enfants ”. Il y en a déjà trop dans le monde. » Plus loin encore, elle entreprend une comparaison à la Swift entre la bonne race des poussins et la mauvaise graine des petits garnements : « Une poule pond un œuf et chante. Une femme met bas, fait la morte pendant bien des jours, et gémit. Pourquoi cette différence ? La race des poussins est une bonne race ; il n’y en aura jamais trop dans le monde, d’autant plus que nous les aimons ab ovo. / Les enfants des hommes sont pour la plupart nuisibles. On prétend qu’ils sont mangeables… Mais les dévorât-on longtemps avant leur naissance, il vaut mieux ne pas s’en vanter. D’ailleurs, on a beau faire, ils sont trop, ils sont sales, ils tiennent de la place… » Si l’agoraphobe Claude Cahun a été sensible, dès les années vingt, à l’inflation des hommes sur terre, elle y reviendra dans son scrap book, autour de 1950. Partant du principe que « la nature pousse les êtres vivants à se multiplier et à s’entredévorer », elle en déduira qu’il faut en ce qui concerne l’espèce humaine privilégier la qualité individuelle au détriment de la quantité démographique. On découvre une fois de plus que Claude Cahun est hantée comme Ribemont-Dessaignes par la dévoration, mais qu’elle rattache quant à elle cette dévoration à la démographie du surnombre. Cependant, en s’interrogeant sur le contrôle des naissances, Claude Cahun se range en fait dans le camp surréaliste. Ce en quoi elle est bel et bien une surréaliste off.

Pour en juger, rappelons que le 15 février 1928, lors d’une séance de recherches sur la sexualité, Breton demande à ses amis s’ils pensent avoir des enfants. Genbach confesse : « je dois faire l’impossible pour ne pas en avoir ». Prévert se veut provocant : « c’est à tuer immédiatement ». Tanguy dit son dégoût : « je trouve ça odieux ». Duhamel explique : « je ne voudrais pas être responsable de la vie d’un autre ». Naville est du même avis : « je trouve ça regrettable ». Morise ne désire pas s’identifier à son père : « ne pas me mettre dans la même situation que mon père ». Unik surenchérit : « je ne voudrais à aucun prix en avoir […] si l’on me donnait à choisir entre le fait d’être né et le fait de ne pas être né, je choisirais la seconde éventualité ». Quant à Breton voici sa réponse : « J’y suis absolument opposé, si cela m’arrivait malgré tout je m’arrangerais pour ne jamais le voir. L’Assistance Publique a du bon. » Comme ses amis, il est sur une ligne antinataliste et antifamilialiste. Mais Breton tient à en dire davantage : « La triste plaisanterie qui a commencé avec ma naissance doit se terminer avec ma mort. Toutefois, je me réserve le droit de changer d’avis. Il me semble en effet possible que dans un cas d’amour passionnel où toutes choses sont par définition inconsidérées, l’avis d’une femme prévale contre le mien. » Ce 15 février 1928, tandis que Suzanne Muzard se prélasse à Tozeur en compagnie d’Emmanuel Berl, Breton qui songe évidemment à Suzanne n’entend pas injurier l’avenir. D’ailleurs, le 1er août 1932, lors de la dernière séance de recherches sur la sexualité, il y aura de la part de Breton un véritable repentir. Il avouera alors avoir longtemps pensé que l’amour passionnel était exclusif de toute idée de reproduction, pour préciser aussitôt : « j’estime que c’est une erreur de cette espèce qui a gâché définitivement ma vie ».

Claude Cahun surréaliste off

Comme elle l’a écrit à diverses reprises, Claude Cahun a différé, volontairement et, pour ainsi dire, nerveusement, son entrée dans le groupe surréaliste. Au début de 1919, au moment où naît Littérature, elle se dérobe devant l’offre que lui fait Philippe Soupault de collaborer à la revue. Cela ne l’empêchera pas de rendre compte avec sympathie des manifestations dada dans la revue nantaise La Gerbe[4]. De même, quand paraît le premier numéro de La Révolution surréaliste, elle ne saisit pas l’occasion de visiter le Bureau de recherches surréalistes qui est alors ouvert au public. Enfin, en 1929, en faisant la connaissance de Robert Desnos, dissident surréaliste par excellence, elle ne prend décidément pas le chemin le plus direct menant à André Breton. Surtout, nous l’avons déjà souligné, avec la caution qu’elle semble apporter à Frontières humaines de Georges Ribemont-Dessaignes, on pourrait croire qu’en 1930 elle est plus proche des signataires du pamphlet « Un cadavre » que de l’auteur du Second manifeste du surréalisme.

Mais en mars 1932, Claude Cahun, saute enfin le pas. Elle décide de contacter André Breton, par l’intermédiaire de Jacques Viot, qu’elle connaît depuis longtemps. Et le vendredi 15 avril 1932, elle reçoit, rue Notre-Dame-des-Champs, l’auteur de L’Union libre. Là, tout en lui remettant un exemplaire d’Aveux non avenus, elle n’est plus retenue par la timidité ou par quelque scrupule. Elle exprime à Breton son admiration et lui offre d’agir à ses côtés. Le lundi suivant, Breton lui écrit assez longuement, donnant son sentiment sur le livre. Certes il ne parvient pas à décider pour le moment si le mouvement de fond animant Aveux non avenus le heurte ou l’exalte, mais il est convaincu qu’il se conciliera à l’avenir certaines forces  agressives tapies entre les pages. Du reste, Breton fixe un nouveau rendez-vous à Claude Cahun. Loin d’être une fin de non-recevoir, cette lettre apparaît comme le premier signal d’une amitié indéfectible entre Claude Cahun et André Breton.

Cependant, le véritable acte de ralliement au groupe surréaliste se produira en mai 1934 quand paraîtra Les Paris sont ouverts de Claude Cahun, qui est un utile et subtil complément à Misère de la poésie, la brochure de mars 1932, où André Breton, tout en rejetant les poursuites engagées contre Aragon, qualifiait Front rouge de poésie de circonstance. On sait qu’au lendemain de la publication de Misère de la poésie, Aragon condamnait la brochure et rompait complètement avec le surréalisme.

Les Paris sont ouverts traite de la poésie révolutionnaire ou de propagande, telle que le communiste Aragon la théorisait et l’incarnait depuis 1932. D’abord, et cela est de bonne guerre, Claude Cahun n’a aucun mal à montrer, par un jeu de citations, en quoi l’Aragon surréaliste réfute à l’avance l’Aragon communiste et non l’inverse. Ensuite, à grand renfort de Marx, Engels, Lénine ou Trotski, elle essaie de donner comme elle peut une leçon de dialectique matérialiste à l’équilibriste Aragon. Enfin, si l’on veut goûter le cocasse de toute cette affaire, il suffit de lire l’échange qui a opposé Claude Cahun et Aragon lors de la séance du 13 juin 1933 de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires, dialogue que Cahun a spécialement retranscrit sur l’exemplaire d’André Breton des Paris sont ouverts. Voici la conclusion de cet échange assez édifiant : « Aragon expose ce qu’on a fait pour les peuples sibériens les plus arriérés qui n’avaient pas d’alphabet, dont certains (selon lui) n’avaient pas de poésie, pas même de chants. / Aragon : Eh bien, camarades, on leur a chanté l’Internationale. Et maintenant ils ont des poètes. »

Mais voyons où se tient vraiment la singularité des Paris sont ouverts.

  1. La mise en page, avec ses couvertures renversantes, incluant en particulier deux cartes de visite de Louis Aragon, dont une cornée, témoigne d’une recherche formelle digne d’Aveux non avenus.
  2. On peut faire l’hypothèse que le titre courant qui est repris, égrené et modulé tout au long des Paris sont ouverts, à savoir « LA POÉSIE GARDE ET LIVRE SON SECRET », on peut supposer que cette formule fait écho à un passage du « Sanglant symbole », la nouvelle de Jacques Vaché. Ce titre courant sonne comme le rappel de deux dépêches lues par un officier allemand au héros de la nouvelle, Théodore Letzinski, dégoulinant de sang : « Toutes les églises livrées par M. Barrès, le secret de la poésie abandonné par A… B… ». D’ailleurs, André Breton justement, enchanté par Les Paris sont ouverts, saluera « le titre courant (vraiment courant) ».
  3. Claude Cahun ayant livré dans Confidences au miroir certains secrets de fabrication des Paris sont ouverts, on en sait un peu plus sur les « camarades » auxquels le texte en cours de rédaction avait été soumis en février 1934. Il ne s’agit ni de Breton ni des amis surréalistes, mais des jeunes gens du groupe de la porte Brunet, que le couple Cahun-Malherbe recevait volontiers dans l’atelier de la rue Notre-Dame-des-Champs. On en déduit même le nom du camarade, dont une déclaration, en principe favorable à l’expérience poétique dada-surréaliste, a été insérée à la fin de la plaquette. Il s’agit de Néoclès Coutouzis, qui est aussi le porte-parole de Jean Legrand, l’autre ténor du groupe. On peut noter à ce propos quelque tension entre Claude Cahun qui trouve pour le moins cavalière l’expression « mécanisme de classe de l’inspiration », et Néoclès Coutouzis, qui tient à affirmer, en bon idéologue ou sociologue marxiste, que « l’inspiration poétique » est bel et bien déterminée par un mécanisme de classe.
  4. On sait que Claude Cahun et Suzanne Malherbe répandront durant des années, dans l’île de Jersey occupée par l’armée allemande, des milliers des messages subversifs, y compris des collages. Comment qualifier cette pratique, où deux dames, d’apparence tranquille, ont risqué leur vie ? Résistance politique ? Poésie de propagande ? Soit. Mais n’ont-elles pas surtout, l’une et l’autre, obéi à un impératif, celui de puiser dans leur imagination créatrice de surréalistes off ?
  5. Les Paris sont ouverts qui est dans la lignée de Légitime défense, d’Au grand jour et de Misère de la poésie, est aussi le précurseur du Déshonneur des poètes de Benjamin Péret. Pourtant, bien qu’édité par José Corti, principal distributeur des Éditions Surréalistes, Les Paris sont ouverts ne possède pas comme ces quatre autres ouvrages le label « Éditions Surréalistes ». Cette petite différence indique une fois de plus que Claude Cahun est une surréaliste off.

Jersey l’île des naufrageurs

Trois ans durant, Claude Cahun fréquente le café surréaliste et signe les tracts surréalistes.  Elle fait donc bien partie du groupe surréaliste, notamment lors de l’épisode Contre-Attaque. Un exemple significatif : André Breton, dans une lettre du 28 avril 1936, presse Claude Cahun d’écrire pour Cahiers d’art un article sur les objets surréalistes. Néanmoins, tout en étant dans le groupe surréaliste, le duo Cahun-Malherbe continue à avoir de bonnes relations avec Desnos et Michaux et suit au plus près le tumultueux mode de vie du groupe de la porte Brunet. De plus, la décision d’acheter en 1937 une maison à Jersey en vue de s’y installer nous signale que le conte surréaliste est sur le point de s’achever. En un mot, le couple Cahun-Malherbe, réfugié en son île de Jersey, a eu raison des autres duos, trios ou quatuors composant le groupe surréaliste, même si, il faut le reconnaître, l’effectif du groupe surréaliste des années trente est loin d’égaler celui des années vingt.

En prenant du champ vis-à-vis du groupe surréaliste et du groupe Brunet, Claude Cahun adopte la même position décentrée que Marcel Duchamp, le dada-surréaliste off le plus éminent, résidant sur l’autre rivage de l’Atlantique, et sur lequel André Breton a écrit dans Minotaure de décembre 1934 un texte minutieux et suggestif intitulé « Phare de la mariée ». D’ailleurs, l’auteur d’Aveux non avenus, dans l’envoi à André Breton daté du 19 décembre 1936, s’identifie clairement à Robinson, un Robinson entretenant dans l’île de Jersey le feu du naufrageur. Ce qui veut dire aussi qu’en retournant à Jersey, Claude Cahun a le secret espoir d’y attirer André Breton. Elle exaucera ce vœu avec Henri Michaux et encore plus avec Jacqueline Lamba et sa fille Aube qui séjourneront à Jersey. Claude Cahun confessera même que le séjour de Jacqueline fut un des plus beaux moments de sa vie.

François Leperlier a formulé dans ses ouvrages sur Claude Cahun deux hypothèses fort judicieuses : 1. Claude Cahun serait éprise d’André Breton. 2. Claude Cahun et Jacqueline Lamba se comporteraient de la même façon vis-à-vis de Breton. En ce qui concerne la seconde proposition, il me semble opportun de verser au dossier une pièce qui nous est connue seulement depuis la vente Breton. Le 15 décembre 1933, bien avant la fameuse nuit du tournesol du 29 mai 1934, Jacqueline Lamba envoie une lettre, dont, soit dit en passant, il ne sera nullement fait mention dans L’Amour fou. En voici le propos : « Monsieur, / Auriez-vous Les 120 journées de Sodome ? et en ce cas, pourriez-vous me prêter ce livre. Je m’excuse d’une telle demande mais j’espère absolument que vous la prendrez aussi simplement que je la fais ici et que vous me ferez confiance. Il m’est impossible de me procurer actuellement cette lecture et je désirerais beaucoup la faire. / Pouvez-vous à ce sujet me donner un rendez-vous. / Avec toute mon estime / Jacqueline LAMBA » On constate, à travers cette lettre cavalière, que Jacqueline Lamba, en décembre 1933, comme Claude Cahun, en mars 1932, avaient toutes les deux pris les devants pour rencontrer André Breton.

Le hasard objectif à l’œuvre   

Deux mains superposées, dont une gantée, reposent sur un échiquier comprenant quelques pièces clairsemées et une carte à jouer. Une pièce maîtresse agrémentée d’un buste masculin semble en chute libre hors de l’échiquier. Au premier plan, deux cartes à jouer s’imposent, le valet de cœur sous les traits de Claude Cahun, la dame de pique sous les traits d’une Suzanne Malherbe franchement masculine. Telle est la description sommaire du photomontage ouvrant le chapitre VI d’Aveux non avenus. On peut penser que ce photomontage a inspiré l’objet à fonctionnement symbolique de Valentine Hugo exhibant deux mains gantées sur fond de tapis vert du jeu de roulette. Plus sûrement encore, le photomontage où Claude Cahun se métamorphose en valet de cœur et Suzanne Malherbe en dame de pique doit être mis en relation avec une des photographies de Man Ray illustrant « La beauté sera convulsive » d’André Breton publié dans Minotaure de mai 1934. Cette photographie, ayant comme légende, « Moi, elle », met en scène un passage du texte où Breton, pour conjurer l’avenir, se sert à la fois d’un jeu de cartes qu’il dispose en croix et d’un autre support, comme par exemple une statuette en caoutchouc noir. La photo de Man Ray, avec ses deux cartes retournées, la dame de cœur tendue par une main noire et le roi de cœur placé à droite de la statuette noire, cette photo partage avec le photomontage d’Aveux non avenus le dévoilement de deux cartes et l’intervention de la main. De surcroît, la légende, « Moi, elle », qui désigne Breton et la femme désirée, pourrait s’appliquer sans difficulté au valet de cœur Claude Cahun et à la dame de pique Suzanne Malherbe.

Le 21 septembre 1938 au matin, André Breton reçoit un paquet expédié par Claude Cahun contenant une belle pipe blanche ainsi qu’une lettre relatant un rêve. Or il est lui-même tout imprégné d’un rêve où une femme inconnue nommée Beatrix lui est apparue. Alors que les péripéties du rêve se sont effacées, Beatrix le poursuit. Le jour même, stimulé, nous allons le voir, par diverses coïncidences, Breton décide d’écrire à Claude Cahun pour lui rendre compte de ce qui s’est passé au 42, rue Fontaine depuis que la « boîte-surprise » est arrivée. Premier incident. Un peu avant midi, inexplicablement, la vitre protectrice d’une boîte à papillon blanc tombe d’une hauteur d’un mètre cinquante sans se casser. Breton recolle soigneusement le verre sur la boîte et remet tout en place. Mais alors qu’il va chercher des photos destinées à Claude Cahun, la vitre tombe sur le bord d’une coupe blanche et se brise, non loin d’un cendrier rapporté du Mexique où Breton avait posé la pipe blanche offerte par son amie de Jersey. Deuxième fait troublant. La femme de ménage qui recueille les morceaux de verre s’exclame que le matin même elle a dû ramasser dans la salle de bains les débris d’une pipe blanche en terre. Breton ne s’explique pas non plus comment une pipe servant à sa fille Aube à faire des bulles de savon mais bien rangée sur une tablette a pu être réduite en miettes. Dès lors, il est tenté de rapporter la pipe blanche en morceaux, la vitre du papillon blanc qui s’est effondrée sur une coupe blanche ainsi que la pipe blanche reçue le matin même, à la Beatrix du rêve baignant justement dans une lumière blanche. Ou comme Breton le résume : « Il y a d’ailleurs autour de Beatrix dans le rêve une lumière blanche, crayeuse et ce ne sont que des objets blancs qui ont été éprouvés. »

Breton est tellement ébloui et intrigué par cette femme qu’il songe à écrire un livre sous le titre de Beatrix. À ce propos il demande à Claude Cahun ce que peut bien signifier l’x final de ce nom latin.

Deux mois plus tard, Claude Cahun répond à Breton. En dépit du retard, elle joue le jeu à son tour en précisant dans quelles circonstances elle a reçu la lettre de Breton. Outre des notations sur le voyage du couple Breton au Mexique ou sur un exercice de black-out à Jersey, elle rapporte que, dans la soirée du lundi 26 septembre, une amie lui parle avec conviction d’un jeune chiromancien. Claude Cahun se résout alors à prendre ses propres empreintes. Mais en appuyant la main sur la vitre d’un dessin encadré, représentant le grand-oncle Léon Cahun en uniforme de garde national, le verre se brise. Et comme les morceaux de verre se présentent comme « une fleur à très grands pétales », Claude Cahun s’en sert aussitôt pour faire une photo qu’elle joint à la lettre. Curieusement, quand, en mai 1953, elle enverra à Jean Schuster deux photos mettant aussi en valeur les éclats de la vitre du cadre de Léon Cahun, elle oubliera l’histoire de l’empreinte et déclarera que le cadre s’était décroché tout seul.

À l’automne 1938, André Breton et Claude Cahun ont décrit tour à tour l’état d’esprit et les conditions dans lesquels ils avaient reçu un paquet ou une lettre de leur correspondant. Le surréaliste in André Breton et la surréaliste off Claude Cahun ont expérimenté une forme inédite de hasard objectif. Le hasard objectif à deux et à distance. Cahun a appris que Breton avait rêvé de Beatrix et Breton a reçu une photo née des éclats d’une vitre.

Claude Cahun victrix

  1. Le 1er octobre 1939, Breton confie à Claude Cahun et Suzanne Malherbe une nouvelle coïncidence concernant Beatrix. Lors d’une rencontre à Nantes, le jeune Julien Gracq, à qui il parlait avec émotion des remparts de Guérande, l’a engagé à lire Beatrix, le roman de Balzac. Mais quelle Beatrix poursuit donc Breton ? La Béatrice de Dante ou la Béatrice de Cœur double de Marcel Schwob ? La Beatrix de Balzac ou la Beatrix du tableau de Dante Gabriel Rossetti ? En fait, la jersiaise Claude Cahun a involontairement ouvert une autre piste qui conduit à Victor Hugo. En effet, invitée par Breton à l’éclairer sur le nom latin Beatrix, elle a évoqué spontanément le mot latin « victrix », signifiant victorieuse. Or l’aquarelle de Victor Hugo, Rébus amoureux pour Léonie d’Aunet, qui célèbre les joutes érotiques de Léonie d’Aunet et de Victor Hugo par l’entremise de leurs initiales L. A. et V. H., cette aquarelle abonde en formules latines, telle que « LEO VICTOR VICTUS LEÆN», « le lion victorieux vaincu par la lionne » et surtout « VICTRIX», une inscription monumentale magnifiant le L de Léonie. Nous voulons suggérer que Léonie d’Aunet, la jeune voyageuse au Spitzberg et la Victrix de Victor Hugo, a pu apparaître en rêve à Breton sous le nom de Beatrix.
  2. Si la vitre brisée du cadre de Léon Cahun a donné lieu à une série de photos, un autre cadre, contenant cette fois-ci une photo d’Oscar Wilde et d’Alfred Douglas, a joué un rôle dans une des opérations les plus imaginatives et audacieuses des deux dames de Jersey. Après avoir placé dans ce joli cadre un photomontage de bottes crottées, particulièrement déprimantes pour un combattant, Claude et Suzanne s’ingénièrent à installer le « tableau » dans une maison qui allait être bientôt occupée par des soldats allemands. On remarquera qu’un fait subversif peut partager avec un acte créateur un même élément déclencheur. On ajoutera que pour que le cadre joue ce rôle déclencheur il a sans doute fallu la présence, tantôt de l’image de Léon Cahun, tantôt de l’image d’Oscar Wilde et Alfred Douglas.
  3. Les autoportraits de Claude Cahun en tenue sportive ne manquent pas : « I am in training don’t kiss me ». La nièce de Marcel Schwob, qui est aussi la nièce d’Oscar Wilde, n’adresse-t-elle pas un salut au neveu d’Oscar Wilde, le boxeur Arthur Cravan ?
  4. On a beau chercher, Claude Cahun ne parle jamais de Jacques Vaché. En 1937, Breton écrit « Aspect zénithal de Jacques Vaché » où il cite un article de Marc-Adolphe Guégan dans La Ligne de cœur de janvier 1927 apportant des révélations sur la mort de Vaché. Qui a pu lui signaler cet article, sinon Claude Cahun, qui avait collaboré à la revue nantaise et connaissait Guégan ?
  5. Pourquoi, le 26 septembre 1938, Claude Cahun a-t-elle voulu prendre les empreintes de ses mains ? Parce qu’une amie l’avait convaincue des prouesses du jeune chiromancien  de Jersey ? Parce qu’elle s’était souvenue des empreintes des mains d’André Gide, d’André Breton, de Paul Éluard, de Marcel Duchamp, etc., reproduites dans Minotaure et soumises à un chiromancien ? N’est-ce pas plutôt parce qu’ayant lu Le Crime de Lord Arthur Savile, la nouvelle désopilante d’Oscar Wilde qui se conclut par la mort du chiromancien, Claude Cahun devait se dire qu’on pouvait déduire le vrai du faux, qu’il n’y a pas de surréaliste in sans surréaliste off et que nul n’est prophète en son pays ?

                                                                                                                       Georges Sebbag

Notes

[1] Claude Cahun, Aveux non avenus, in Écrits, éd. établie par F. Leperlier, 2002, Jean-Michel Place, p. 341.

[2] La lettre de Georges Ribemont-Dessaignes à André Breton du 12 mars 1929 figure dans le long compte rendu de la réunion du Bar de Château, publié par Louis Aragon et André Breton dans Variétés , « Le Surréalisme en 1929 », juin 1929, sous le titre « À suivre / Petite contribution au dossier de certains intellectuels à tendances révolutionnaires (Paris 1929). » Voir Monique Sebbag, Procès surréalistes, Jean-Michel Place, 2005.

[3] « André : Verrouillez la porte. Le premier qui laisse filer l’inconnu, je lui fais son affaire.

Robert : Du bluff, ton Inconnu, encore un sous-ordre. Au moins qu’il soit poli : qu’il se décapite avant d’entrer, qu’il se mette l’autre sexe, et vierge, entre les jambes. – Un beau geste, enfin, et qui nous toucherait. » Aveux non avenus, p. 121.

[4] Claude Cahun écrit en particulier dans La Gerbe n° 29 de février 1921  (voir Écrits, p.476) : « Depuis mon arrivée à Paris, j’ai assisté à plusieurs manifestations de ce groupe hétérogène qui m’ont donné beaucoup à réfléchir. […] ces gosses (car presque tous sont des gamins) […] sont, vis-à-vis de la vie – et de la vie moderne – dans l’état d’âme où se trouve l’amant passionné que son objet exauce. Tout intelligent qu’il soit, il bégaye, il balbutie : ses lèvres cherchent à inventer, en syllabes brisées, une langue inconnue. »

 

Références

« Claude Cahun surréaliste off », Mélusine n° 27, janvier 2007.