aa 356 Chapelle ardente et feux de la Saint-Jean / Content et Casabella

Couverture l’Architecture d’aujourd’hui n 356

Tandis que Casabella voue un culte pour initiés aux héros tutélaires de l’architecture moderne, Content, la revue-catalogue de vente de Rem Koolhaas, invite le public à danser sur l’air de la consumation ou de la profanation des valeurs. Héritage de la querelle entre jansénistes et jésuites ? Entre peinture abstraite et Pop Art ?

« De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace », ce fameux mot du révolutionnaire Georges Danton sied parfaitement à Rem Koolhaas. Architecte journaliste, écrivain publiciste, humoriste consultant en marketing, Koolhaas vient d’en faire la démonstration en publiant un ouvrage de 544 pages valant 5 440 pages ou même 54 400 pages, tant le contenu paraît ramassé. Que peut bien contenir Content ? Car Content, comme le titre l’indique, prétend être le conteneur de tous les contenus. L’ouvrage distille et déverse à la fois deux matières : d’une part, l’encyclopédie du monde médiatique et statistique, avec ses photos retouchées, ses diagrammes et ses slogans, d’autre part, les projets et les archives de OMA et AMO, les deux agences en miroir pilotées par  Rem Koolhaas, l’artiste double face.

Koolhaas a mis le paquet. Dans cet échantillon représentatif du grand nombre et de ses aspirations, tout y est. Depuis la prose brillantissime sur le Junk Space, cet espace foutoir de l’escalator ou de l’air conditionné, ce foutu déversoir qui ne laisse pas de trace dans la mémoire. Jusqu’à des propositions iconoclastes, en forme de code barres, pour le nouveau drapeau européen. En passant par des entretiens avec le couple Denise Scott Brown et Robert Venturi sur les leçons de Las Vegas, avec Martha Stewart, la reine de la décoration intérieure US, ou avec le rédacteur en chef de Der Spiegel sur une éventuelle édition anglaise du magazine. Sans oublier évidemment tous les produits frais de la grande consommation industrielle ou culturelle, emballés dans leurs écrins ou exhibés sous des hangars.

La double pleine page couleurs

Le vrai est que Content ne se contente pas des contenus. Koolhaas jongle avec une quantité phénoménale de formes, jetant un pavé dans la mare de la sémiologie et marchant sur les plates-bandes des revues d’architecture. Il est dit que désormais les signaux et les icônes l’emportent sur les mots, qui eux-mêmes comptent beaucoup plus que les choses. Koolhaas applique cette grille de lecture à Content, dont la couverture est traitée comme une affiche de cinéma, dont quelques pages interactives jouent sur la formule du coupon à remplir, dont le principe constant est un strict défilé de doubles pleines pages couleurs. Car la double pleine page couleurs n’est que la reprise ou le succédané des affiches de publicité, des placards de magazine, des moniteurs vidéo, de tous ces formats compacts où le message opère en un clin d’oeil, où le chaland est subjugué en une fraction de seconde.

Compulser les pages de Content c’est très exactement feuilleter un catalogue de vente par correspondance, avec le sentiment de pouvoir dénicher ici ou là un article à sa convenance. Même qualité de papier, même rendu hypnotique, même chaos esthétique. Toutefois, Koolhaas est trop iconoclaste pour vouloir embobiner le client ou le lecteur avec un titre, deux croquis, trois icônes et quatre fonds d’image. Bien au contraire, dans son catalogue de vente des agences OMA & AMO, il met cartes sur table et dévoile, autant qu’il le peut, les trucs et les procédés, les graphiques et les caricatures, bref le trousseau de clés dont il s’est servi pour pousser le portail du monde existant. Un monde étourdissant constellé de signes et de désirs profanes.

La toge blanche de Casabella

Mêler de façon suggestive les projets d’architecture d’OMA et les considérations intempestives d’AMO sur le cours du monde, tout en  analysant l’échec de la collaboration de Koolhaas avec Herzog & de Meuron, c’est à peu de choses près remplir la tâche d’une revue d’architecture. Revue apériodique ? Catalogue d’exposition ? Livre collectif ? Content se présente comme un anti-Domus, un anti-Casabella, un anti-L’Architecture d’aujourd’hui.  En tant que volume maniable et compulsable, nous l’avons dit, Content est la bible des catalogues de vente par correspondance répertoriant une floraison de signes et d’objets se disputant le marché du désir.

Prenons un numéro récent de Casabella. Sans surprise, il fait le tour du monde de l’architecture moderne. Mathias Klotz en Argentine, Antonio Antorini en Suisse, Fernando Romero au Mexique, Norihiko Dan au Japon, Drewes + Strenge en Allemagne, Franck Gehry aux USA, à quoi s’ajoute un rappel concernant Moscou et Kiesler. Comparé à Content, c’est comme si on débarquait sur une autre planète. Tout respire le luxe, le calme et la vertu. Le papier est impeccablement glacé, les photos sont cadrées. Surtout, les textes et les illustrations sont littéralement posés sur un fond blanc immaculé.

Les grandes marges et le fond blanc, si caractéristiques de Casabella, traduisent sans doute une volonté de retenue. Une invitation au silence de la méditation, de la contemplation. Il faut y voir aussi l’héritage typographique du poème de Stéphane Mallarmé Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, où de rares mots épars scintillent sur des pages blanches. Néanmoins, le divorce est patent entre les formes hautaines d’une revue bâtie sur des blancs et les recherches menées tambour battant par Rem Koolhaas dans un espace saturé où tout fait signe.

Le rapport à la publicité est très significatif à cet égard. Le parti pris de Casabella est clair : 68 pages non foliotées de publicité, pour la plupart pleines pages couleurs, précèdent 108 pages foliotées de pure architecture. En revanche, ayant adopté l’éthique et l’esthétique de la publicité, Content ne connaît pas cette dichotomie. Paradoxe ou provocation, la revue apériodique de Koolhaas, pourtant vendue à bas prix, se paie le luxe, d’abriter en son sein tout au plus une dizaine de pages de publicité stricto sensu.

Le diablotin Koohlaas

Deux postures se font face. Il y a d’un côté la tradition moderne fondée sur la table rase et qui n’en finit pas d’archiver ses derniers prototypes. L’académie moderne, toute à sa volonté constructive et à ses espérances, ne peut alors délivrer qu’un message noir sur blanc. Du genre, l’architecture est l’affaire des architectes. Chacun est donc invité à respirer dans son coin. Mais il y a d’un autre côté la génération des médiateurs, des intercesseurs, des non-spécialistes qui se mêlent de faire remonter à la surface les goûts et les desiderata du plus grand nombre. C’est là où la sémiologie intervient. Un signal peut déclencher une action, un symbole modifier des affects, une image combler l’imagination. Toute la sensibilité est remuée.

À la différence du discours linéaire qui est à l’image de l’ordre des raisons et de la succession temporelle, le montage des signes et des symboles, tel qu’on le découvre dans la double page couleurs, est à la ressemblance de l’écran télé ou du site internet. Il nous semble plus familier, même s’il mime un divers chaotique. L’étonnant est qu’à présent une revue comme Casabella semble témoigner d’un ordre suranné. Nous écarquillons les yeux devant cet ordre discursif, intangible et carré. Ce qui ne veut pas dire que nous feuilletons Content avec le plus grand contentement. Car dans le chaos calculé de son alchimie d’images, le diablotin Koolhaas s’est beaucoup amusé à nous égarer.

On trouvera à la page 544 de Content la preuve que le metteur en scène et en images Rem Koolhaas a pris de la distance avec son catalogue de vente. Treize projets de l’architecte sont caricaturés à l’extrême. Pour la plupart, des bâtiments avec une bonne grosse tête, mais courts sur pattes. Oh ! Illumination subite ! Tous ces édifices ont la tronche de Koolhaas !

Célébration et ferveur

Celui qui admire est traversé par un double mouvement de reconnaissance. Il reconnaît l’œuvre ou la personne qu’il juge admirable. Et il en éprouve de la reconnaissance, étant lui-même transporté, élevé, transformé par ce qu’il admire. Or le sentiment qui anime les rédacteurs de Casabella comme les metteurs en page de Content ne touche pas à l’admiration. Casabella se cantonne dans la célébration de l’architecture moderne, tablant sur l’intelligence de ses articles et le renfort de ses grandes marges. Une célébration sans émotion avec des rituels convenus. Qu’en est-il de Content dont le credo est le renouvellement constant des produits et des images sur fond de profanation des valeurs ? Ici ce qui est attendu et soupesé c’est l’engouement du grand nombre, le suffrage universel du désir.

Rem Koohlaas n’a pas ménagé ses efforts pour capter ces moments de ferveur collective. Il a transformé son agence d’architecture en université volante, il a signé des contrats de parrainage avec l’édition et le prêt-à-porter, il a interpellé les plus hautes instances européennes, il est même allé fourrer son nez à Lagos, en Afrique. Et pour que la sémiologie n’ait pas à porter le fardeau de la linguistique, il s’est fait le promoteur de la langue anglaise en Europe. Le monde n’a pas besoin d’être pensé. Les citoyens ne veulent pas être gouvernés. L’architecte aujourd’hui n’aurait plus à édifier des objets matériels mais à brasser les signes et les formes qui virevoltent au-dessus des individus du grand nombre.

 Georges Sebbag

Notes

AMOMA / Rem Koolhaas / Simon Brown John Link, Content, en anglais, Taschen, 544 p. couleurs, 17 x 22,5 cm.

Casabella n° 725, septembre 2004, bilingue italien et anglais, éd. Mondadori, Milan, [64 p. de publicité +] 108 p., ill. couleurs, 28 x 31 cm.

Références

Georges Sebbag, « Chapelle ardente et feux de la Saint-Jean », L’Architecture d’aujourd’hui, n° 356, janvier-février 2005. En français et traduit en anglais.