Breton-Vaché-Tzara

Dès 1918 et 1919, André Breton s’exerce à l’art hégélien de la synthèse ou à la vision panoramique du stratège. Les principaux traits de sa future action collective sont déjà esquissés : il célèbre des précurseurs et exalte l’esprit moderne, il joue le rôle de leader et n’omet pas de tendre la main aux nouveaux-venus, il regroupe des individus et des noms en brassant les générations. Il se donne ainsi des appuis et des repères, qui cependant à la longue pourront être modifiés ou réactualisés. Durant la guerre, alors qu’il entretient une relation suivie avec Théodore Fraenkel, Paul Valéry ou Guillaume Apollinaire, Breton a en réalité comme interlocuteur privilégié celui qui souffre le plus d’une présence à éclipses, à savoir Jacques Vaché. En 1923, Breton écrira à son sujet dans La Confession dédaigneuse : « En littérature, je me suis successivement épris de Rimbaud, de Jarry, d’Apollinaire, de Nouveau, de Lautréamont, mais c’est à Jacques Vaché que je dois le plus1. » Breton et Vaché ont fraternisé à Nantes en 1916, pendant deux ou trois mois. Puis, ils se sont revus à Paris, trois fois en 1917 et une dernière fois en octobre 1918. Vaché a expédié dix lettres à son ami « pohète2 ». Il est clair que dans la dernière en date une complicité de comploteurs lie le dandy des tranchées et le médecin auxiliaire. En effet, le 19 décembre 1918, Vaché rappelle à Breton : « Je crois me souvenir que, d’accord, nous avions résolu de laisser le MONDE dans une demi-ignorance étonnée jusqu’à quelque manifestation satisfaisante et peut-être scandaleuse3. »

Dès l’hiver 1917-1918, Breton fait partager à Louis Aragon et Philippe Soupault son admiration pour Vaché. Aragon s’autorise même à évoquer la figure de Vaché dans le premier article qu’il publie dans SIC  en mars 1918. Au milieu d’un compte rendu, à valeur commémorative, de la représentation unique des Mamelles de Tirésias, il parvient à glisser cette phrase : « Mon légendaire ami Jacques Vaché voulait tirer à balles sur le public4. » Le témoignage est surprenant, puisque le jour de la représentation, le 24 juin 1917, Aragon ne connaissait ni Breton ni évidemment Vaché, qu’il n’aura d’ailleurs jamais l’occasion de rencontrer. En tout état de cause, on peut affirmer qu’à l’entrée de l’année 1919 le quatuor Breton, Vaché, Aragon et Soupault est prêt, sinon à envahir la scène culturelle, du moins à interpréter une drôle de musique, analogue à certaines partitions qui avaient produit à Zurich un effet dévastateur. Mais tout bascule le lundi 6 janvier, jour des Rois. Jacques Vaché et Paul Bonnet gisent nus sur un lit au deuxième étage de l’Hôtel de France, à Nantes. Ce jour-là, André Breton est dans sa famille à Lorient, lieu de naissance de Vaché. Toujours à la même date, Tristan Tzara fait signe pour la première fois à Breton, en lui envoyant une lettre, aux bons soins de la revue Nord-Sud, chez Pierre Reverdy5. Le lundi suivant, revenu à Paris, Breton poste une lettre-collage à Vaché, ignorant tout de sa mort. On y lit en particulier deux messages. D’une part, mis dans la bouche d’un ami, sans doute Philippe Soupault, le complot humoristico-politique du quatuor est réaffirmé : « Nous ferons la Révolution, me dit un ami. Nous nous emparerons du Matin  et nous l’appellerons Le Grand Soir6. » D’autre part, tracée en très grosses lettres capitales, la formule « JE VOUS ATTENDS » traduit, outre l’invitation à l’action, le désir d’entamer avec Vaché une seconde période enchantée, après le printemps nantais de 1916.

Pour Breton, le chassé-croisé Vaché-Tzara est plus qu’évident, il est oppressant. Quand Tzara survient, Vaché s’en va. Comme si, le plus tranquillement du monde, Tristan Tzara pouvait se substituer à Jacques Tristan Hylar. Breton, qui a appris la terrible nouvelle de la mort de Vaché entre le 15 et le 18 janvier, a cruellement conscience, lorsqu’il écrit à Tristan le 22 janvier, de s’adresser au double de Vaché. La première lettre de Breton à Tzara, alors que son correspondant ne lui a envoyé qu’un simple mot, est une belle pièce à conviction montrant tout à la fois l’amour de Breton pour Vaché, sa faculté de juger la forte personnalité de Tzara au seul vu de la revue Dada  et surtout sa tentative d’effectuer un spectaculaire « rétablissement au trapèze traître du temps7 », ainsi que l’écrira l’auteur de L’Amour fou. Sans renier le passé et affrontant son désespoir présent, André Breton se projette en avant en s’agrippant à la barre du temps.

Le début de la lettre du 22 janvier est consacré au trio Vaché-Tzara-Breton : « Cher Monsieur, / Je me préparais à vous écrire, quand un chagrin m’en dissuada. Ce que j’aimais le plus au monde vient de disparaître : mon ami Jacques Vaché est mort. Ce m’était une joie dernièrement de penser combien vous vous seriez plus ; il aurait reconnu votre esprit pour frère du sien et d’un commun accord nous aurions pu faire de grandes choses. Il avait vingt-trois ans, la guerre allait  nous le rendre. »

On voit que Breton en confiant à Tzara les projets grandioses qu’il avait avec Vaché veut rallier à lui son correspondant, car en entraînant Tristan, il ne perd pas Jacques mais le retrouve. La suite de la lettre explique pourquoi Breton place sa confiance en Tzara : « Je me suis réellement enthousiasmé pour votre manifeste ; je ne savais plus de qui attendre le courage que vous montrez. C’est vers vous que se tournent aujourd’hui tous mes regards. » Puis, dans une parenthèse synoptique, Breton décrit superbement sa propre situation : « (Vous ne savez pas qui je suis. J’ai vingt-deux ans. Je crois au génie de Rimbaud, de Lautréamont, de Jarry ; j’ai infiniment aimé Guillaume Apollinaire, j’ai une tendresse profonde pour Reverdy. Mes peintres préférés sont Ingres, Derain ; je suis très sensible à l’art de Chirico.) »

Puis, sortant de la parenthèse, il met en garde son interlocuteur sur le sens qu’il doit accorder aux avances qu’il est en train de lui faire : « Je ne suis pas si naïf que j’en ai l’air8. » Car il y a dans cette lettre des confidences et des sous-entendus, beaucoup de générosité et une véritable retenue. Breton s’impose quand il s’expose et s’il prend du recul c’est pour prendre de l’élan.

Tzara répond à Breton au début février puis plus longuement au début mars. À son tour, il se dépeint, dans un autoportrait fouillé et en principe rigoureux. Mais tout en acceptant l’amitié empressée de Breton, il semble aussi vouloir se préserver. À son correspondant parisien qui lui demande son âge, il rétorque qu’il a 27 ans et se vieillit de cinq ans. Cela amènera Breton à remarquer dans son courrier du 4 avril : « Si j’ai sans doute un peu moins de dégoûts que vous, étant plus jeune, je ne tends comme vous qu’à me débarrasser des préjugés artistiques, les seuls qui me restent9. » Beaucoup plus tard, dans un article du Monde  du 17 octobre 1975, Aragon n’oubliera pas la cachotterie du dadaïste, puisqu’il notera dans une parenthèse : « (il se vieillissait quand on lui demandait son âge, histoire d’être pris au sérieux)10 ». De plus, de même que Breton invoquait, le 22 janvier, la disparition subite de Vaché, Tzara raconte, dans sa longue lettre du début mars, que le spectacle affreux d’un accident avait en partie chassé la maladie de nerfs qui le tourmentait : « avant-hier j’ai eu un choc effroyable : à la gare, une dame qui est descendue du train et avec laquelle je parlais, fut quelques secondes après, devant mes yeux, littéralement coupée en morceaux par le train. Vous comprenez qu’une telle aventure guérirait même un Mont Blanc mangé par la vermine — et la relativité qui se confirme et qui est ma nourriture devient en ce cas le meilleur sérum11.

Tzara a-t-il inventé cet épisode sanglant ? A-t-il voulu parodier le désarroi de Breton consécutif à la mort de Vaché ? Qu’il se soit ou non moqué de son correspondant, le dadaïste a curieusement rejoint une de ses préoccupations. La dame coupée en morceaux de Tzara ne peut que rappeler à Breton le conte L’Homme coupé en morceaux, qu’il projetait d’écrire il n’y a pas si longtemps, comme il l’annonçait à Aragon le 21 novembre 191812. Et entretemps, Breton a entendu, un soir avant de s’endormir, le premier message automatique, fondateur de l’histoire du surréalisme : « Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre », dont nous avons essayé de montrer qu’il décrivait l’exécution capitale de Vaché et l’incorporation de Vaché en Breton13. »

Le 2 mars puis le 4 avril, Breton réclame à Tzara une photographie. Le 12 juin, enfin en possession de la précieuse image, il confie au double de Vaché : « J’interroge longuement cette photographie. Même de traits, il me semble vous avoir toujours     connu14. » L’incroyable est que la photographie renforce l’identification à Vaché. Et le récit par Aragon, dans son Projet d’histoire littéraire contemporaine, de l’arrivée du dadaïste zurichois à Paris fait un juste retour sur un portrait photographique que les trois directeurs de Littérature  et leurs amis ont dû regarder de près : « […] la porte de la chambre voisine s’ouvrit et donna passage à un petit homme brun qui fit trois pas précipités, et nous comprîmes qu’il était myope. C’était Tzara que je venais voir, mais ne l’ayant jamais imaginé de ce format, un jeune Japonais à binocle, j’eus une petite hésitation, lui aussi. Le voici donc cet agitateur que nous avons appelé à Paris, celui qui, sur sa photographie aux gants de cuir, ressemblait à Jacques Vaché et dont la poésie était couramment comparée à celle de Rimbaud (et alors c’était beaucoup dire)15. »

Le transfert ultra conscient de la figure de Vaché sur la personne de Tzara, Breton le poursuit tout au long de l’année 1919. Ainsi le 20 avril il est sur le point de partager un secret avec l’auteur du « Manifeste Dada 1918 », qui est sans doute lié au lancement de l’écriture automatique avec Soupault et au complot envisagé avec feu Vaché : « J’écris peu en ce moment, mûrissant un projet qui doit bouleverser plusieurs mondes. Ne croyez pas à un enfantillage ou à une idée délirante. Mais la préparation du coup d’état peut demander quelques années. / Je brûle d’envie de vous mettre au courant mais je ne vous connais tout de même pas assez. Si j’ai en vous une confiance folle, c’est que vous me rappelez un ami, Jacques Vaché, mort il y a quelques mois. Il ne me faut peut-être pas que je me fie trop à cette ressemblance16. »

Le 28 juillet, alors que Littérature du mois écoulé a consacré la moitié du numéro à Vaché et Tzara, huit pages à l’un et quatre pages à l’autre, Breton associe une fois de plus Tzara et Vaché : « Je pense à vous comme je n’ai jamais pensé… qu’à Jacques Vaché, je l’ai déjà dit (c’est-à-dire qu’avant d’agir, je me mets presque toujours d’accord avec vous)17. » Le 26 décembre 1919, quand la venue de Tzara à Paris se précise enfin, Breton reprend spontanément le dernier message adressé à Vaché le 13 janvier et l’applique à son double : « Mon cher Tristan, / Je vous attends, je n’attends plus que vous18. » Persuadé que Tzara va débarquer à Paris, Breton se rend à plusieurs reprises à la gare de Lyon à partir du 6 janvier, jour anniversaire de la mort de Vaché. Dans un télégramme du 8, il dit sa tristesse à Tristan. Et le 14, il lui apprend qu’il est allé l’accueillir en vain : « Figurez-vous que du 6 au 8 janvier je suis allé cinq fois vous attendre à la gare de Lyon, j’ai ému Francis Picabia en lui avouant cela19. »

Sachant que Jacques Vaché est le maître de l’Umour et du « peu de réalité », relisons la première phrase de l’énoncé du Problème figurant dans l’Introduction au Discours sur le peu de réalité  : « L’auteur de ces pages n’ayant pas vingt-neuf ans et s’étant, du 7 au 10 janvier 1925, date où nous sommes, contredit cent fois sur un point capital, à savoir la valeur qui mérite d’être accordée à la réalité, cette valeur pouvant varier de  0  à  ∞, on demande dans quelle mesure il sera plus affirmatif au bout de onze ans et quarante jours20. »

En pleine période anniversaire de la mort de Vaché, l’auteur de l’Introduction au Discours sur le peu de réalité  paraît déboussolé, comme il l’était du 6 au 8 janvier 1920, sur le quai de la gare de Lyon, dans l’attente de Tristan Tzara, comme il le fut, autour du 16 janvier 1919, quand il apprit la nouvelle de la mort de Jacques Vaché, à qui il venait d’adresser une belle lettre-collage-pliage. Il va de soi que le dandy nantais, à qui la formule bretonienne « l’indifférent seul est admirable21 » aurait convenu comme un gant, accordait peu de valeur à la réalité. Mais était-ce là une raison pour disparaître de la circulation ? D’ailleurs Vaché est-il vraiment mort ? N’allait-il pas descendre du train, le 6 janvier 1920, avec son monocle de cristal et sous le pseudonyme de Tristan Tzara ? Et pour sa part, que deviendra Tristan Dada, qui depuis 1916 et jusqu’au 10 janvier 1925 accorde plus de valeur à la contradiction qu’à la réalité, ou si l’on préfère cultive une « indifférence   active22 » ?  Quant à André Breton, au bout de onze ans et quarante jours, autrement dit le jour anniversaire de ses quarante ans, sera-t-il surréaliste, dadaïste, réaliste, nominaliste, vitaliste, nihiliste ?

Qu’allons-nous devenir à quarante ans ? Les deux dada-surréalistes André Breton et Philippe Soupault  s’étaient déjà amusés à ce petit jeu de voyance ou de prophétie, comme le révèle un manuscrit de Théodore Fraenkel, datant probablement de 1921 :      « J’ai vu hier soir m. AB, qui m’a tenu les propos les plus sombres et les plus désespérés. Philippe et lui avaient, la veille, tenté de prévoir la situation de chacun vers la quarantaine. Aragon devait avoir une position dans la publicité commerciale. Tzara écrira de petits articles violents dans de petits journaux d’opposition sans lecteurs. […] Philippe sera hors d’Europe, avec des apparitions soudaines. AB sera quelqu’un dans le genre de Picabia, sinistre, ou viendra de mourir de mort violente23. »

On voit que pour le fantasme de ses quarante ans André Breton se dépeint en 1921 sous des couleurs repoussantes, tandis que le 10 janvier 1925 il use d’un doute métaphysique qui, à défaut d’annihiler sa personne le 19 février 1936, déréalise le monde ou amenuise le réel. En fait, le problème posé dans l’Introduction au Discours sur le peu de réalité réactive la question lancinante que Breton adresse au double de Vaché dans les lettres de 1919 : « Comment succomber ? » En octobre 1917, Jacques Vaché proposait une première solution, la réussite dans l’épicerie. Le dandy des tranchées se projetait dans l’avenir, s’imaginait marié, se livrant à l’élevage, « retiré dans quelque Normandie24 ». Mais le 14 novembre 1918, le correspondant de Breton qui objectait à mourir en temps de guerre, envisageait une tout autre aventure : « Je serai aussi trappeur, ou voleur, ou chercheur, ou chasseur, ou mineur, ou sondeur. […] Tout cela finira par un incendie, je vous dis, […]25 » Et il succombait, le 6 janvier 1919.

C’est en passant par les quarante ans du 19 février 1936, le peu de réalité accordé au 10 janvier 1925, les anticipations de Breton et Soupault formulées en 1921, l’attente à la gare de Lyon du 6 janvier 1920 que peut s’éclairer la classification implacable contenue dans la lettre de Breton à Tzara du 12 juin 1919 : « Voyez avec quelle confiance je vous parle. La lutte est trop inégale, je vois plusieurs manières de succomber : 1° la mort (Lautréamont, Jacques Vaché) ; 2° le gâtisme involontaire : il arrive qu’on se prend au sérieux (Barrès, Gide, Picasso) ; 3° le gâtisme volontaire : réussite dans l’épicerie (Rimbaud), et les intoxications (Jarry, etc.). Mais vous, mon cher ami, comment sortirez-vous ? Répondez-moi, de grâce, voyez-vous une autre fenêtre ? (C’est aussi pour moi que j’interroge.)26 »

Il est entendu que les trois issues fatales recensées par Breton, la mort foudroyante, l’appétit de gloriole, le renoncement à son génie, y compris donc deux solutions relatives à Vaché, l’une fantasmée et l’autre réalisée, décrivent autant de seuils aboutissant à une impasse. Ces trois comportements suicidaires seront à nouveau invoqués dans Les Vases communicants  à travers « la sinistre trilogie27 » tirée de Petrus Borel : le Monde (Barrès, Valéry), le Cloître (Pascal, Huysmans), la Mort (Vaché, Rigault, Maïakovski). L’auteur de la lettre du 12 juin 1919 sait que Tristan Tzara, fort du dégoût dadaïste, peut être victime de l’une « de ces trois Parques » et succomber à son tour. Cependant, Breton n’a pas oublié que le « Manifeste Dada 1918 » se termine certes par des hurlements mais aussi par deux mots imprimés en lettres capitales : « LA VIE ».

En 1919, André Breton attend Tristan Tzara. En 1920, juste après l’arrivée de Tzara à Paris, les manifestations Dada se succèdent, du 23 janvier au 26 mai. Mais dès le début de 1921, André commence à se retourner contre Tristan. D’ailleurs, le 13 mai 1921, le différend éclate publiquement au cours du procès Barrès entre le président du tribunal André Breton et le témoin Tristan Tzara. En 1919, l’image médiatrice de Vaché a plus que contribué à rapprocher Breton de Tzara. Or c’est au nom de Vaché que Breton va s’éloigner de Tzara à partir de 1921. Mieux encore, la figure interposée de Vaché agit déjà en août 1920 dans l’article « Pour Dada », publié dans La Nouvelle Revue française. Breton, en effet, inscrit Vaché en plein cœur de Dada. D’abord, il rappelle la séduction et le détachement de son ami nantais, avec lesquels, on s’en doute, ni le « joli rire28 », ni l’impétuosité de Tzara n’ont pu rivaliser : « Un jeune homme, ayant promené à vingt-trois ans le plus beau regard que je sache sur l’univers, a pris assez mystérieusement congé de nous. Il est aisé aux critiques de prétendre qu’il s’ennuyait : Jacques Vaché n’allait pas laisser de testament ! Je le vois encore sourire en prononçant ces mots : dernières volontés29. »

Ensuite, alors que Vaché a disparu depuis un an et demi, Breton le ressuscite puisqu’il déclare le retrouver, parfois, dans un tramway du boulevard Saint-Michel. Jacques n’est donc pas mort. Cela annonce le fameux « Vaché est surréaliste en moi » du Manifeste. Enfin, il proclame Vaché dadaïste, au même titre que Tzara : « La fortune de Jacques Vaché est de n’avoir rien produit. Toujours il repoussa du pied l’œuvre d’art, ce boulet qui retient l’âme après la mort. À l’heure où Tristan Tzara lançait de Zurich une proclamation décisive, le manifeste dada 1918, Jacques Vaché, sans le savoir, en vérifiait les articles principaux30. »

La leçon est entendue, en 1918 et bien avant, Jacques Tristan Hylar, le déserteur à l’intérieur de soi-même, l’interprète aux Anglais, le dandy des tranchées qui rêvait « d’installer son chevalet entre les lignes françaises et les lignes allemandes pour faire le portrait de Lafcadio31 », Jacques Vaché donc était aussi dadaïste que Tristan Tzara.

C’est pourquoi, dès que la brouille s’installe entre Breton et Tzara, la figure de Vaché remonte à la surface. En septembre 1922, André Breton, qui assume maintenant seul la direction de Littérature, donne un éditorial intitulé « Clairement » qui, comme l’article suivant, « Projet d’histoire littéraire contemporaine » de Louis Aragon, porte sur la récente aventure dada-surréaliste. Pour Breton, la part de Vaché est autrement plus marquante que celle de Tzara dans l’histoire de Littérature, et, ajouterons-nous, dans        la formation du groupe gravitant autour de la revue : « Une certaine obscurité enveloppe aujourd’hui ce tournant de l’histoire de Littérature où, pour ainsi dire, Dada prit possession d’une petite revue à couverture jaune qui avait joui à ses débuts d’une considération distinguée. Il est évidemment fâcheux que l’arrivée à Paris de Tristan Tzara ne semble pas étrangère à cette modification quoique, à mon sens, elle ait été infiniment moins opérante, par exemple, que la rencontre que je fis en 1915 de Jacques Vaché et surtout que la nouvelle de la mort de ce dernier, que je reçus en plein cœur vers février 191932. »

Il ressort de cet examen que Littérature, depuis sa naissance jusqu’aux derniers soubresauts, est le contrecoup de la mort de Vaché ou plus précisément de l’annonce de sa mort. Notons que Breton date faussement l’apparition de Vaché et la nouvelle de sa disparition. Il dit l’avoir rencontré en 1915 au lieu de 191633. Il situe la nouvelle de sa mort vers février 1919 et non autour du 16 janvier 1919. C’est comme si en allongeant à souhait la période où il avait connu Vaché, il augmentait d’autant son influence. Mais une ultime précision sur Vaché et Tzara révèle un réel embarras de Breton qui introduit une négation de trop dans ses explications : « Toutefois j’avoue avoir reporté sur Tzara quelques-uns des espoirs que Vaché, si le lyrisme n’avait pas été son élément, n’eût jamais déçus. » Il faut évidemment comprendre ceci : « Toutefois j’avoue avoir reporté sur Tzara quelques-uns des espoirs que Vaché n’eût jamais déçus, si le lyrisme avait été son élément ». Et en tenant compte d’une notation du manuscrit  corrigée dans la version imprimée, la volonté d’opposer Vaché et Tzara paraît encore plus nettement affirmée : « Toutefois j’avoue avoir reporté assez follement sur Tzara quelques-uns des espoirs que Vaché n’eût jamais déçus, si le lyrisme avait été son élément. » Qu’est-ce qui provoque le faux pas logique et les approximations chronologiques  de Breton ? Est-ce la confession publique du transfert de Vaché sur Tzara ? Est-ce l’exercice périlleux d’une rétrospection concernant Dada et d’une prospection engageant le surréalisme ? Quoi qu’il en soit, même si Breton, après avoir procédé à la liquidation de Dada à Paris, a l’intention de neutraliser pour longtemps Tzara, il ne peut nier ni le Dada Tristan Hylar qui était en Vaché jusqu’à l’imprononçable jour de sa mort, ni le Vaché qui était en Tzara durant l’année 1919. Il lui est aussi impossible de refouler complètement la personnalité de Tzara que d’exhiber le seul souvenir de Vaché. Car, s’il est vrai, comme il va bientôt le proclamer, que Vaché est surréaliste en Breton, il s’ensuit que Breton est dadaïste en Vaché, et que Breton est aussi, certes à un moindre degré, dadaïste en Tzara.

Selon nous, la triade Breton-Vaché-Tzara ne représente pas un accident dans le paysage surréaliste. Elle est constitutive de l’autobiographie du mouvement surréaliste, au même titre que la triade Breton-Vaché-Gide, alimentée par le personnage de Lafcadio et par deux interrogations symétriques adressées à Breton, l’une par Vaché : « Vous ai-je dit vraiment que Gide était froid ?34 » et l’autre par Gide : « Vaché était-il chaste ?35 » De plus, la  triade Breton-Vaché-Gide, où soufflent le chaud et le froid, a précédé le triangle Breton-Vaché-Tzara, qui s’inscrit dans la géométrie Dada. Mais ces triades sont d’abord liées à l’art synthétique et à la vision stratégique que Breton commence à déployer en juillet 1918 dans le poème « Pour Lafcadio » destiné évidemment à Vaché et Gide mais aussi aux amis Fraenkel, Aragon et Soupault. Le poème révèle la recette du poème-collage ou de la lettre-collage : se faire « receveur de Contributions Indirectes », c’est-à-dire mettre à contribution les amis, les journaux, les événements, en regroupant des indices épars, en opérant souvent à l’insu des personnes sollicitées. « Pour Lafcadio » est aussi le premier texte de Breton, ou plus précisément de Breton & Cie, publié par Tzara à Zurich dans la revue Dada de mai 1919.

André Gide intervient à deux reprises dans la revue Littérature. En mars 1919, il figure en tête du sommaire du premier numéro. En janvier 1920, période-charnière marquée par l’anniversaire de la mort de Vaché et l’arrivée tant espérée de Tzara à Paris, Gide ouvre Littérature  n° 11 avec des « Pages du Journal de Lafcadio ». Certes cette collaboration s’explique par la volonté des triumvirs Aragon, Breton et Soupault d’honorer et de compromettre l’auteur des Caves du Vatican. Mais elle se comprend encore mieux si on y voit à l’œuvre, pour le premier numéro, la trinité Breton-Vaché-Gide et pour celui de janvier 1920 le chassé-croisé de la trinité Breton-Vaché-Gide et de la trinité Breton-Vaché-Tzara. Et si on ajoutait que l’image médiatrice de Vaché ne s’arrête pas là et qu’elle a en particulier pris possession de Philippe Soupault, au printemps de 1919, à l’occasion de l’écriture automatique des Champs magnétiques, on commencerait à deviner comment s’ébauche à travers ces triades la sociabilité dada-surréaliste. Dans une trinité, le moyen terme, joue un rôle essentiel. Jacques Vaché est ce moyen terme. Disparu et revenant, il est à la fois absent et présent. C’est pourquoi le père de Lafcadio, Lafcadio dont Vaché est le frère, publie dans Littérature.  C’est pourquoi le père de Monsieur Teste, Monsieur Teste dont Vaché « eût très bien pu se donner pour le petit-fils »36 , comme le remarquera Breton dans ses Entretiens, c’est pourquoi Valéry voit son nom figurer, juste après celui de Gide, dans le premier numéro de Littérature, et en février 1920, en tête du numéro, exactement comme Gide le mois précédent.

Il existe des dyades et des triades dont le facteur pluriel met la subjectivité à l’épreuve et renforce l’esprit de groupe. Ainsi le tête-à-tête définitif Breton-Vaché, initié par le message automatique : « Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre ». Ainsi la triade Breton-Vaché-Gide amorcée du vivant de Vaché et qui s’achève en beauté avec la publication des « Pages du Journal de Lafcadio » dans Littérature  de janvier 1920. Ainsi la triade Breton-Vaché-Tzara qui culmine en janvier 1920 avec la venue du messie Tzara, réincarnation de Vaché. Tristan Tzara, qui personnellement ne s’identifie pas à Jacques Tristan Hylar, s’entend avec Breton en 1919 depuis Zurich, s’accorde joyeusement en 1920 avec les dada-surréalistes parisiens et finit par se détacher de Breton & Cie à partir de 1921. Mais il y aura des retrouvailles. En janvier 1920, Breton n’est pas seul à guetter l’arrivée de Tzara. Aragon, Soupault, Éluard et même Georges Auric brûlent de rencontrer Tzara-Vaché. Le lien surréaliste  suppose qu’un Jacques Vaché veille dans les parages. Par exemple, Breton testera les jeunes gens du Grand Jeu  en brandissant la parole de Vaché : « l’inutilité théâtrale (et sans joie) de tout37 ». Le surréaliste ne s’accorde pas avec la raison. En lui doit tinter le démon de Vaché. Car si Breton a partagé en 1920 le rire éclatant de Tristan Tzara, il n’a cessé d’écouter le rire « purement intérieur » qui « crépitait 38 » sur les pas de Jacques Vaché.

Georges Sebbag

Notes

1 André Breton, Les Pas perdus, 1924, Œuvres complètes I, 1988, p. 194.

2 Ibid., p. 200.

3 Jacques Vaché, Lettres de guerre, 1919, Soixante-dix-neuf lettres de guerre, édité par Georges Sebbag, 1989, Jean-Michel Place, lettre 79.

4 Louis Aragon, « Le 24 juin 1917 », SIC n° 27, mars 1918, réimpression Chroniques des lettres françaises [Jean-Michel Place], 1973, p. [206].

5 La lettre, qui se trouve au fonds Doucet, n’est pas mentionnée dans Dada à Paris de Michel Sanouillet.

6 La lettre-collage du 13 janvier 1919 est reproduite en fac-similé dans Georges Sebbag, L’Imprononçable jour de sa mort, Jacques Vaché janvier 1919, Jean-Michel Place, 1989.

7 André Breton, L’Amour fou, 1937, Œuvres complètes II, 1992, p. 676.

8 « Correspondance Breton-Tzara » dans Michel Sanouillet, Dada à Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1965, p. 440.

9 Ibid., p. 443.

10 Aragon, « La Nouvelle aventure terrestre de Tristan Tzara », Le Monde, 17 octobre 1975, p. 20. Cet article salue la publication du premier volume des Œuvres complètes de Tristan Tzara.

11 Dada à Paris, p. 442.

12 Lettres de Breton à Aragon, Fonds Elsa Triolet-Aragon, CNRS.

13 Voir notre ouvrage Le Surréalisme, « Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre », Nathan-Université, Collection 128, 1994.

14 Dada à Paris, p. 445.

15 Aragon, Projet d’histoire littéraire contemporaine, édité par Marc Dachy, Digraphe, 1994, p. 55-56.

16 Dada à Paris, p. 444.

17 Ibid., p. 446. La lettre, portant la mention erronée « lundi 29 juillet 1919 », date sans doute du lundi 28 juillet 1919.

18 Ibid., p. 453.

19 Ibid., p. 455.

20 Voir l’interprétation de ce Problème dans notre ouvrage L’Imprononçable jour de ma naissance, 17ndré 13reton, Jean-Michel Place, 1988, chap. 3-4.

21 La formule apparaît dans « Suite des prodiges » de l’Introduction au discours sur le peu de réalité.

22 Tristan Tzara dans Faites vos jeux et dans l’entretien avec Vitrac, Œuvres complètes, t. 1, 1975, p. 264 et p. 624.

23 Théodore Fraenkel, Carnets 1916-1918, édité par Marie-Claire Dumas, Éditions des Cendres, 1990, p. 139-140.

24 André Breton, « La Confession dédaigneuse », Les Pas perdus, p. 201.

25 Lettres de guerre, Lettre 76.

26 Dada à Paris, p. 446.

27 Les Vases communicants II, 1932, Œuvres complètes II, p. 184.

28 Dans un exemplaire de Nadja dédicacé à Tzara on peut lire : « Quel joli rire que le sien ! »

29 Les Pas perdus, p. 237.

30 Ibid.

31 André Breton, Anthologie de l’humour noir, 1940, Œuvres complètes II, p. 1043.

32 Littérature, nouvelle série, n ° 4, p. 1. La collection de Littérature, 1919-1924, a été réimprimée en 2 volumes par Jean-Michel Place en 1978.

33 Dans les Œuvres complètes I, p. 264, la date de 1916 a été substituée à celle de 1915 sans explication. Pourtant, sur le manuscrit (que nous avons reproduit dans L’Imprononçable jour de ma naissance, chap. 26), dans l’article de Littérature et enfin dans l’édition originale des Pas perdus, où « Clairement » est repris, on lit la date de 1915.

34 Lettres de guerre, lettre à André Breton du 16 juin 1917.

35 Voir, d’une part, dans Littérature de janvier 1920 les « Pages du journal de Lafcadio » d’André Gide (Édouard, qui personnifie Gide, interpelle ainsi Lafcadio-Vaché : « Ah ! pendant que j’y pense : avez-vous une maîtresse ? ») et, d’autre part, « La Confession dédaigneuse », p. 200 : « Il n’en aimait pas moins dire : “ Ma maîtresse ”, prévoyant sans doute la question que devait un jour poser Gide : “ Jacques Vaché était-il chaste ? ” »

36 Entretiens avec André Parinaud, 1952, Gallimard, 1969, p. 33.

37 Voir les lettres du 21 et 22 juillet 1928 échangées entre Roger Gilbert-Lecomte et André Rolland de Renéville, publiées dans H. J. Maxwell, Roger Gilbert-Lecomte, Accarias L’Originel, 1995, p. 205-208.

38 Entretiens, p. 34.

 

Références

« Breton-Vaché-Tzara », Mélusine n° 17, septembre 1997.