Breton rêve de Vaché

Couverture-Le-reve-d'une-ville

Dans le premier numéro de La Révolution surréaliste, du 1er décembre 1924, André Breton publie trois rêves qui datent probablement de l’année même. Au début du deuxième rêve, Breton découvre, aux abords d’une gare parisienne, un « urinoir-volant ». Apercevant une seconde pissotière mobile dont les déplacements lui paraissent inquiétants, il réussit à convaincre le conducteur d’abandonner son véhicule. « C’est un homme de moins de trente ans qui, interrogé, se montre plus qu’évasif. Il se donne pour médecin militaire, il est  bien en possession d’un permis de conduire. Étranger à la ville où nous sommes, il déclare arriver “de la brousse” sans pouvoir autrement préciser. »

Nantes-carte postale hotel

Quel est ce médecin militaire, cet homme de moins de trente ans venu « de la brousse » ? Assurément Jacques Vaché, né en 1895, mort le 6 janvier 1919 à l’hôtel de France, et dont le corps a été aussitôt transporté à l’hôpital militaire Broussais. On sait d’ailleurs que le 19 janvier 1919, Breton avait reçu un télégramme de Nantes envoyé par le médecin-chef de l’hôpital Broussais. Un peu plus loin dans le rêve, la référence à Broussais est réitérée: « Poursuivant mon interrogatoire, je m’efforce en vain de connaître l’emploi de son temps “dans la brousse”. »

Depuis l’aveu du Manifeste d’octobre 1924, « Jacques Vaché est surréaliste en moi », on conçoit aisément que l’inventeur de l’« Umour » puisse hanter la veille et le sommeil de Breton. Déjà en août 1920, selon l’article « Pour Dada », Jacques Vaché accompagne des touristes dans un transport parisien : « Parfois je le retrouve ; dans le tramway un voyageur guide des parents provinciaux “boulevard Saint-Michel: quartier des écoles” ; la vitre cligne de l’œil en signe d’intelligence. » Mais les apparences de Vaché sont multiples comme le révèle cette phrase de La Confession dédaigneuse, de 1923, où l’adverbe parfois est souligné : « Dans les rues de Nantes, il se promenait parfois en uniforme de lieutenant de hussards, d’aviateur, de médecin. »

En 1948, à l’occasion de la réédition des Lettres de guerre et trente ans après sa dernière rencontre avec Vaché, Breton écrit une ultime préface qu’il intitule naturellement « Trente ans après ». Le rêve de 1924 et le texte de 1948 sont tellement intriqués que chacun des deux détient la clé de l’autre. D’ailleurs, en 1948, Breton nous confie d’emblée qu’il rêve depuis toujours de Vaché et qu’il lui arrive d’halluciner sa présence: « Une cime, incontestablement la plus haute et la plus rayonnante que j’aie atteinte en rêve – hélas à intervalles de plus en plus longs – se dégage de la brusque révélation que Jacques Vaché n’est pas mort, bien que tout ait autorisé à le croire. Il donne tout à coup de ses nouvelles ou je ne sais comment il parvient près de moi, se fait reconnaître dans l’embrasure d’une porte, use de je ne sais quel tout-puissant mot de passe qui abolit instantanément le doute sur son identité. »

Rappelons la première phrase décrivant Vaché dans le rêve de 1924 : « C’est un homme de moins de trente ans qui, interrogé, se montre plus qu’évasif. » Donnons la conclusion du premier paragraphe de « Trente ans après » : « Mais il n’a pas plus tôt tourné le dos qu’une angoisse me saisit : je n’ai pas même1une adresse où l’atteindre, je reste à sa discrétion – il m’a laissé à l’évasif. » On voit que Breton prend soin, la seconde fois, de souligner le mot « évasif ». Ajoutons un autre indice de taille, pour ne pas dire de poids, confirmant que Vaché circule d’un récit à l’autre. En 1924, le médecin militaire qui ne cesse de monter et de descendre un perron, comme s’il était en instance de départ, déclare à Breton : « Je vous avoue, cher ami, que j’ai très faim. » Et le rêveur d’enchaîner : « et ce disant il ouvre une valise de paille à laquelle je n’avais pas pris garde. » En 1948, la même scène semble se répéter : « Du reste il est bien entendu qu’il va repartir : “Dans les présentes conditions, vous admettrez, cherami-cherami…” Je crois qu’il porte une valise à main, de toute légèreté. » Le doute n’est plus permis : le même homme, Jacques Vaché, porte une valise de paille en 1924 et une valise de toute légèreté en 1948 ;  de surcroît, dans les deux circonstances, il use d’un « cher ami » familier. Enfin, les mots « évasif » et « valise », qui balisent le rêve de 1924 et la préface de 1948, dépeignent au mieux l’évadé Vaché constamment à l’affût ou sur le départ, le fugitif muni du plus strict bagage.

Dans le rêve de 1924, Breton tente de convaincre le médecin militaire qu’il est peut-être malade. Jacques Vaché s’en défend, mais finit par concéder : « Tout au plus suis-je peut-être paralytique général. » Breton procède alors à un examen non concluant des réflexes. En un sens, cet épisode du rêve rétablit la situation de la première rencontre en 1916 à l’Ambulance 103 bis de la rue du Boccage entre le médecin auxiliaire Breton et le blessé de guerre Vaché. Surtout le diagnostic de paralysie générale – maladie d’origine syphilitique – renvoie à la nuit du 23 juin 1917, au cours de laquelle Vaché vole au secours d’une « petite fille », justement aux abords d’une gare parisienne. L’aventure entre la petite Jeanne et Jacques, rapportée dans La Confession dédaigneuse, s’achève ainsi : « […] il partait seul sans plus se retourner que de coutume, parfaitement insoucieux du sacrifice que Jeanne disait lui avoir fait de sa vie… et de deux journées d’atelier. J’ai lieu de croire qu’en échange, elle lui donna la syphilis. » Dans une perspective freudienne, on peut même assimiler « un urinoir de petites dimensions », « un modèle nouveau et fort élégant », expressions tirées du rêve de 1924, à la petite Jeanne, âgée de seize ou dix-sept ans, sachant que le conducteur de « l’urinoir-volant », alias Jacques Vaché, envisage dans le rêve l’hypothèse d’une infection syphilitique, qu’il aurait alors contractée en juin 1917.

Nantes-hopital Broussais

C’est avec émotion qu’André Breton évoque Jacques Vaché dans Les Champs magnétiques, qui, rappelons-le, sont dédiés à sa mémoire : « De tous les passants qui ont glissé sur moi, le plus beau m’a laissé en disparaissant cette touffe de cheveux, ces giroflées sans quoi je serais perdu pour vous. Il devait nécessairement rebrousser chemin avant moi. Je le pleure. » Peu de mois après
le transport du corps de Vaché à l’hôpital Broussais, Breton semble admettre l’irréparable : son ami a « rebroussé chemin » avant lui. Mais en août 1920, comme nous l’avons déjà vu, Breton « retrouve » Vaché dans un tramway du Quartier latin. Le 30 septembre 1922, il interroge à plusieurs reprises le médium Robert Desnos sur les relations de Breton avec Vaché. À la question
« Jacques Vaché est mort, tu le sais ? », le scripteur endormi trace de plus en plus rageusement une dizaine de « Non » et casse trois crayons. Il suffit de lire à la suite les déclarations faites par le médecin militaire lors du rêve de 1924 pour vérifier que Vaché n’est pas mort et même qu’il jouit d’un excellent appétit, puisque joignant le geste à la parole, il dévore un râble de lapin rôti
sorti de la valise de paille : « de la brousse » / « Tout au plus suis-je peut-être paralytique général. » / « dans la brousse » / « Une collection de cinq crevettes. » / « Je vous avoue, cher ami, que j’ai très faim » /  «  Non, il n’y en a que cinq : celles-là. » / « Vous reconnaîtrez toujours les criminels à leurs bijoux immenses. Rappelez- vous bien qu’il n’y a pas de mort : il n’y a que des sens retournables »,

Le rêve de 1924 proclame l’intrépidité du protecteur de « petite fille » du 23 juin 1917, la violence du fameux Joseph Vacher, tueur de bergères, la gourmandise du mangeur d’opium du 6 janvier 1919, la fraîcheur d’esprit d’Harry James ou de Jacques Tristan Hylar, dont la sentence « Il n’y a pas de mort : il n’y a que des sens retournables » revient à dire que Vaché est surréaliste
en Breton et Breton dadaïste en Vaché. Dans « Trente ans après », Breton raconte comment, un jour, à l’intérieur d’un bar, en plein désert du Nevada, il s’est attendu à voir surgir Jacques Vaché. Le patron du bar, « quelque peu hilare », avait sans doute des accointances avec le fantasque Harry James. Arrivé là malade, trente ans auparavant, il s’était guéri et maintenu en forme « en absorbant de hautes doses de fourmis vivantes ». Les conditions de la réapparition de Vaché étaient réunies, car l’appétit du croqueur de fourmis égalait la fringale du médecin militaire de 1924, qui transportait dans sa valise des crevettes et un râble de lapin.

La sentence du médecin militaire Vaché, « Il n’y a pas de mort: il n’y a que des sens retournables », s’applique à la perfection aux deux autres rêves de Breton publiés en décembre 1924. Tandis que, dans l’un, on assiste à un enterrement où le mort, assis sur son cercueil, « se tournant alternativement à gauche et à droite, rend leur salut aux passants », dans l’autre, Breton, après avoir rencontré le fantôme de Picasso et s’être entretenu avec l’ombre d’Apollinaire, est aux prises avec des jeunes femmes qui tentent de lui faire « rebrousser chemin ». De plus, on peut noter ce détail capital pour la suite : les trois rêves de Breton où les morts et les vivants communiquent sans complexe sont précédés, dans La Révolution surréaliste, par un récit de rêve dû à Giorgio De Chirico au cours duquel le peintre métaphysique retrouve son père mort depuis longtemps.

Chirico-Le-cerveau-de-l'enfant-1914

Sachant que le patron de bar, dans le désert du Nevada, le consommateur de fourmis vivantes, « cet être, quelque peu hilare », annonçant la présence de Jacques Vaché, est décrit comme « un homme au torse nu, de la corpulence qu’on voit au personnage du Cerveau de lenfant, de De Chirico », il n’est pas étonnant que l’apparition de Vaché soit placée sous le signe d’un peintre qui a jadis confié à Breton qu’il avait entretenu « un commerce suivi » avec les fantômes de Napoléon III et de Cavour. Mais il est surprenant qu’interfèrent à deux reprises et de façon structurale la peinture de De Chirico et les rêves de Breton. En effet, au début ou presque du n° 1 de Littérature, nouvelle série et du n° 1 de La Révolution surréaliste, sont publiés à chaque fois trois rêves de Breton, ceux de 1922 étant précédés de la reproduction du Cerveau de l‘enfant et ceux de 1924 du rêve de De Chirico aux prises avec son père. De surcroît, Le Cerveau de lenfant, qui cadre un homme moustachu et torse nu, a son exact pendant dans la photographie de Man Ray qui exhibe le buste nu et avantageux d’une femme et sert d’illustration au rêve de l’urinoir-volant.

Chirico-Le-cerveau-de-l'enfant-1950

Dans un entretien donné à New York en août 1941, Breton déclare: « Je songe qu’un rideau à demi tiré est aussi pour beaucoup dans l’attirance qu’a toujours exercée sur moi le tableau le plus 1914 de De Chirico : Le Cerveau de lenfant (l’entrevoyant dans une vitrine de la rue La Boétie, une force irrésistible me poussa à descendre d’autobus pour revenir le contempler) ». Le 1er décembre 1953, dans une lettre à Robert Amadou, Breton situe l’importance du Cerveau de lenfant, l’œuvre la plus chargée de « magie quotidienne ». Il rappelle que le personnage du Cerveau de lenfant, compromis entre le père de De Chirico et Napoléon III, réapparaît en 1917 dans un dessin intitulé Le Revenant. La toile de 1914, acquise depuis si longtemps, reproduite en couleurs dans Minotaure en 1939, est accrochée au-dessus de son lit. Il s’est même permis de proposer aux lecteurs de lAlmanach surréaliste du demi-siècle une version détournée du tableau avec cette légende : « 1950 : Réveil du Cerveau de lenfant ». L’homme torse nu, ensommeillé et aux yeux clos ouvrait pour la première fois les yeux. Et, comme le constate Breton, « personne ou presque ne s’est aperçu du changement ».

En mars 1922, Le Cerveau de lenfant, portrait d’un père moustachu, aux yeux clos et torse nu, annonce trois rêves de Breton. En décembre 1924, le rêve au cours duquel De Chirico revoit son père précède trois rêves de Breton – le deuxième, celui où Vaché conduit un urinoir-volant, étant illustré par un buste féminin. En juillet 1945, en plein désert du Nevada, face à la réincarnation du personnage peint par De Chirico en 1914, Breton s’attend à voir surgir Vaché. Selon nous, l’épisode de 1945 dans le désert du Nevada, le rêve de l’urinoir-volant de 1924 et le tableau de 1914 appartiennent à une série de durées automatiques, hasardées ou aimantées par la subjectivité d’un Breton, d’un De Chirico ou d’un Vaché. Loin d’être condamnées à l’isolement et à l’oubli, les durées de 1924, 1914, 1948 ou 1945 interfèrent et se renforcent.

Regardons de près le tableau de De Chirico qui a fait descendre d’autobus, à quelques  années d’intervalle, André Breton puis Yves Tanguy. Le père moustachu et barbichu, au torse nu et au bras gauche ballant, ferme les yeux et se tient immobile. Parfaitement concentré, n’est-il pas en train d’uriner sous nos yeux ? Si le rideau à demi tiré dissimule le bras droit de l’adulte ensommeillé, l’étagère, sur laquelle repose un livre à couverture jaune dont le signet rouge avance vers nous, surplombe un pot de chambre. On se croirait dans l’espace confiné d’un urinoir.

Circulant en autobus dans la rue La Boétie, Breton et Tanguy ont aperçu furtivement dans la vitrine de la galerie Paul Guillaume un personnage au torse nu en position de pisser et qui, selon la formule appliquée plus tard au patron de bar du Nevada, « ne laissait pas d’être fort inquiétant ». La collusion de l’autobus et du tableau se manifeste dans le rêve de 1924, lorsque Breton, à la recherche d’un urinoir, monte en fait dans un autobus-pissotière. Il précise même : « Après tout, c’est un véhicule comme un autre et je prends le parti de rester sur la plate-forme. » Et comme, de là, il « assiste aux évolutions inquiétantes » d’un second autobus-pissotière, il descend en marche pour interpeller le conducteur imprudent, à savoir Jacques Vaché.

Grâce au rêve de 1924, on peut déduire et observer que le père de De Chirico, tout ensommeillé, à moins qu’il ne s’agisse du fantôme de Napoléon III, ne se prive pas d’uriner sans éveiller l’attention des amateurs de peinture ou des passants, hormis Breton et Tanguy. À l’inverse, grâce au Cerveau de l’enfant et à la réincarnation en 1945 du personnage au buste nu dans un bar du Nevada, on peut mieux cerner les relations de Breton et de Vaché dans le rêve de 1924: Jacques Vaché et André Breton sont aussi inséparables que Giorgio De Chirico et son frère cadet Andrea De Chirico, alias Alberto Savinio. D’ailleurs en 1914, au moment où Giorgio peint Le Cerveau de l’enfant, Andrea, musicien et poète, publie les « scènes dramatiques » des Chants de la mi-mort. Comme l’indiquera la notice de l‘Anthologie de l’humour noir consacrée à Alberto Savinio figurent parmi les personnages de ces Chants hallucinés ou fantomatiques « l’homme-chauve », à l’image du père au front dégarni du Cerveau de l’enfant, ainsi qu’un « garçonnet » qui entre en scène « en chemise de nuit, tenant une bougie ».

Au portrait énigmatique, dû à Giorgio, d’un père ensommeillé et impassible, inquiétant et tentateur, vient se surajouter la séquence symbolique et cruelle du « garçonnet en chemise de nuit » qui, selon Andrea, écrase du revers de sa mule « un faucheux qui grimpait sur le mur », puis observe, tremblant, « la bête aplatie qui agite une antenne ». Il est curieux de noter qu’à la fin de 1924 Breton reprend en la sublimant l’agonie du faucheux dans le premier paragraphe de
l‘Introduction au discours sur le peu de réalité. En effet, filant la métaphore de la transmission « sans fil », le poète évoque tour à tour « l’or du temps », « le sable des côtes », « quelques faucheux entrelacés », « l’antenne à grande surface ». Tandis que les deux frères De Chirico revoient le fantôme de leur père, le dadaïste Breton reçoit les messages surréalistes du sans-filiste et du compère Jacques Vaché.

Le destin du couple Vaché-Breton est analogue à celui des frères De Chirico. En témoignent la  première phrase de la notice consacrée à Savinio dans l‘Anthologie de l’humour noir : « Tout le mythe moderne encore en formation s’appuie à son origine sur les deux œuvres, dans leur esprit presque indiscernables, d’Alberto Savinio et de son frère Giorgio De Chirico, œuvres qui atteignent leur point culminant à la veille de la guerre de 1914 » et la première phrase de « Trente ans après », pour ainsi dire calquée sur la précédente : « Une cime, incontestablement la plus haute et la plus rayonnante que j’aie atteinte en rêve – hélas à intervalles de plus en plus longs – se dégage de la brusque révélation que Jacques Vaché n’est pas mort, bien que tout ait autorisé à le croire. » Une même fatalité s’abat sur les deux De Chirico et le couple Vaché-Breton. La mi-mort fauche les deux aînés, la mort spirituelle Giorgio et la mort physique Jacques. Le 6 janvier 1919, vers 18 heures, le docteur de la Rochefordière tente en vain de ranimer Jacques Vaché dans la chambre 34 de
l’hôtel de France. Et, comme le précisera le Dictionnaire abrégé du surréalisme, l’œuvre picturale de Giorgio De Chirico « a pris fin en 1918 ».

Andre-Breton-Reve-objet-1935

« Toutefois Chirico ne suppose pas qu’un revenant puisse s’introduire autrement que par la porte. » Cette notation d’André Breton, dans Littérature de janvier 1920, ne manque pas de s’appliquer au revenant Jacques Vaché qui tout à coup « se fait reconnaître dans l’embrasure d’une porte ». Après avoir envisagé, dans l‘Introduction au discours sur le peu de réalité, de confectionner un objet aperçu en rêve, à savoir un livre insolite, Breton décide en juillet 1935 de matérialiser une séquence de rêve, bref de réaliser un « rêve-objet ». La maquette à laquelle il aboutit reproduit un couloir d’hôtel donnant sur cinq portes, deux à gauche, une au fond et deux à droite. Les deux premières sont entrouvertes, la troisième, sur laquelle on peut lire le mot disparu, est entrebâillée, la quatrième s’ouvre par panneaux et la cinquième comporte un judas. Il est certain que dans un tel décor les conditions sont réunies pour que réapparaisse Jacques Vaché. Soit à la deuxième porte, où une glace renvoie l’image d’un tarsier-spectre, soit à la porte, du « disparu ».

Dans le rêve de 1924, le conducteur imprudent de l’urinoir-volant « a moins de trente ans ». Né le 7 septembre 1895, Jacques Vaché va sur ses trente ans, en dépit de son décès, le 6 janvier 1919. « Trente ans après », dont le manuscrit est daté du 26 septembre 1947, nous assure que si Vaché avait surgi dans un bar du Nevada, en juillet 1945, il n’aurait pas changé depuis 1918. Cela s’explique assurément par le régime alimentaire suivi par le patron du bar depuis trente ans : le croqueur de fourmis vivantes « déclarait avoir plus de quatre-vingts ans (il fournissait à l’appui son acte de naissance), bien qu’il en parût trente de moins, les trente précisément qu’il avait passés dans cette solitude. » Rencontrant en juillet 1945 le fantôme du père de De Chirico, tel qu’il avait été peint en 1914 dans Le Cerveau de l‘enfant, Breton en déduit la présence d’un Vaché éternellement jeune. Un Vaché « qui n’eût pas changé depuis 1918 », depuis leur dernière entrevue. Et comme André Breton lui-même, autour de 1930, s’est identifié au grand tamanoir, suceur de fourmis, il a sans doute contribué à maintenir son double, Jacques Vaché, dans sa meilleure forme.

Selon Marguerite Bonnet, c’est sûrement la lecture en 1922 d’un poème de Robert Browning qui a mis Breton sur la piste du tamanoir. Dans « Sludge le médium », Browning dénonce d’abord l’imposture du spirite Sludge puis se radoucit quand il invoque le fourmilier : « mon ami dont la longue langue pend ». Pour notre part, nous avons justement souligné le curieux régime alimentaire de deux médiums par excellence, le sans-filiste Jacques Vaché et le fantôme du père de De Chirico : l’un transportait dans sa valise une collection de carapaces de crevettes, l’autre avalait des pleins verres de fourmis vivantes.

En novembre 1923, Breton publie en tête de Clair de terre « Cinq Rêves », qu’il dédie naturellement « à Georges de Chirico ». Dans le dernier épisode du cinquième rêve, Breton recherche une gare pour se rendre à Paris : « J’arrive enfin sur le quai d’une ville qui est un peu Nantes et n’est pas tout à fait Versailles, mais où je ne suis plus du tout dépaysé. » Et là, certainement sur un quai de la Loire, il observe, au-dessus d’un très beau pont, « les évolutions inquiétantes » d’un avion qui perd de la hauteur. Ce passage annonce l’épisode du rêve de 1924 durant lequel Breton « assiste aux évolutions inquiétantes » de l’urinoir-volant conduit par Jacques Vaché. Puis l’appareil, qui est « d’ailleurs moins un avion qu’un gros wagon noir », s’abîme dans le fleuve. Le pilote en sort indemne, « gagne la berge à la nage, passe près de moi sans paraître me remarquer et s’éloigne dans le sens opposé au mien ». Si l’on avait encore un doute sur l’identité du pilote imprudent ou fou, il suffit de relire ces trois phrases de La Confession dédaigneuse : « Dans les rues de Nantes, il se promenait parfois en uniforme de lieutenant de hussards, d’aviateur, de médecin. Il arrivait qu’en vous croisant il ne semblât pas vous reconnaître et qu’il continuât son chemin sans se retourner. Vaché ne tendait la main pour dire ni bonjour ni au revoir. »

Le rêve de l’avion fou se poursuit dans le rêve de l’urinoir-volant, ce qui confirme l’hypothèse bretonienne de la continuité des rêves. Ainsi après avoir croisé Vaché sur une berge de la Loire, Breton prend le train pour la capitale. À son arrivée à Paris, point de départ du rêve de 1924, il retrouve aux commandes d’un autobus-pissotière le pilote de l’avion-wagon noir. En fait, l’avion-wagon en perdition dans le ciel de Nantes n’est qu’un urinoir-volant. Vaché avait suggéré cette image à Breton dans sa correspondance du 4 juin 1917 : « – Well – J’attends de vous une lettre, si vous voulez bien, cependant que le vrombissement banal des avions se gloire de touffes blanches de poudre ; et que cet horrible oiseau file tout droit dans l’éblouissant, en pissant un filet de vinaigre. »

Les Lettres de guerre de Jacques Vaché, publiées en août 1919 au Sans Pareil, s’ouvrent sur un fac-similé de lettre, une introduction de Breton et un dessin de l’auteur. Ce dessin grinçant et sombre est un autoportrait du soldat Vaché sur le champ de bataille. Tandis qu’à ses pieds coule le sang et gisent des cadavres, Jacques Vaché, tournant la tête, tient en respect de la main gauche, avec un solide browning, un ennemi à la mine patibulaire. Des oiseaux de malheur se répandent sur les morts et sur la morne plaine. Une brute épaisse couronnée du mot TOTH, autrement dit le spectre de la mort, s’élève au-dessus du dandy impassible, qui, la main droite à la hanche, fume une cigarette dont la fumée sinueuse monte au ciel.

Le 29 avril 1917, Vaché propose à Breton deux définitions de 1’« Umour » : « Il est dans l’essence des symboles d’être symboliques » et « Je crois que c’est une sensation – J’allais presque dire un SENS – aussi – de l’inutilité théâtrale (et sans joie) de tout. » La mise en scène détachée et symbolique de la mort violente dans l’autoportrait de Vaché soldat illustre assez bien la nature
symbolique, tautologique, théâtrale de 1’umour. D’ailleurs le dessin pourrait emprunter son titre à la nouvelle de Vaché, Le Sanglant Symbole. Mais aux définitions de 1’umour et à l’allégorie de la mort s’ajoute la sentence prononcée par Vaché dans le rêve de Breton de 1924 : « Il n’y a pas de mort : il n’y a que des sens retournables. » Comme dans les renversements de sablier, le temps ne cesse de couler. Comme dans la dialectique de la veille et du sommeil, le courant psychique s’inverse. Comme dans le champ sémantique, le sens circule dans tous les sens. Comme dans la sensation, l’intérieur et l’extérieur échangent leur emplacement. Le 30 septembre 1916, Jack Vaché explique à son amie Jeannette Derrien le parcours « humoristique » d’une balle allemande, d’un 25 septembre à l’autre : « À l’instant votre lettre du 25 septembre – date fatidique qui a marqué pour moi le jour où je devais vous connaître – Vous ne voyez pas la “connection” – comme disent ces braves gens? – Le 25 sept. 1915 Hans ou Fritz – a jugé opportun de m’envoyer une balle – laquelle au lieu de me tuer sans retard a jugé plus humoristique de faire éclater mes grenades – D’où l’hôpital, d’où vous-même – d’où cette lettre. »

L’umour tient aux renversements de rôles, aux retournements subits de situations. Vaché soldat détourne le regard du prisonnier allemand qui lève les bras. Mais la seconde suivante, tout pourrait basculer. Vaché n’a-t-il pas canardé à la carabine sa propre photographie ? Le père de De Chirico, maquillé en Napoléon III, ferme les yeux dans Le Cerveau de lenfant. Ferment aussi les yeux les seize surréalistes qui encadrent en décembre 1929 le tableau de Magritte Je ne vois pas la [femme] cachée dans la forêt. Sur une page de lAlmanach surréaliste du demisiècle, le revenant, le personnage corpulent et torse nu du Cerveau de lenfant ouvre les yeux. Le garçonnet des Chants de la mimort écrase un faucheux. Fin 1924, les pattes du faucheux se métamorphosent en antenne à grande surface fort appréciée par les sans-filistes Vaché et Breton. L’aviateur qui s’abîme dans la Loire conduit un urinoir-volant aux abords d’une gare parisienne. Vaché est surréaliste en Breton, qui est dadaïste en Vaché. Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre. Breton rêve de Vaché.

Georges Sebbag

Références

« Breton rêve de Vaché », catalogue Nantes et le surréalisme, Musée des Beaux-Arts de Nantes, décembre 1994.

« Breton rêve de Vaché » est repris dans Le Point Sublime, Breton-Rimbaud-Kaplan, Jean-Michel Place, 1997, où il constitue le chapitre VI.Couv-Le-Point-Sublime