BRETON ET LE SURRÉALISME EN 1928 Nadja ou l’énigme d’un après-midi d’automne

Pour André Breton, la rencontre est une raison d’être et de vivre. Tous ses récits en témoignent. Dans « La Confession dédaigneuse », qui ouvre Les Pas perdus (1924), le poète surréaliste dresse le portrait de son ami, le soldat Jacques Vaché, rencontré à Nantes en 1916 et mort d’une overdose d’opium le 6 janvier 1919. Dans Nadja (1928), entrent en scène en trois vagues successives : d’abord Paul Éluard, Benjamin Péret, Robert Desnos, ainsi que Victor Hugo et Joris-Karl Huysmans, deux précurseurs du surréalisme ; ensuite la figure centrale du livre, Nadja (dont l’identité est occultée), « l’âme errante », abordée non loin des Grands Boulevards le 4 octobre 1926 et internée à la suite d’un épisode délirant le 21 mars 1927 ; enfin Suzanne Muzard (dont l’identité n’est pas dévoilée), venue au café Cyrano avec son amant Emmanuel Berl à la mi-novembre 1927 et qui aussitôt fuguera avec Breton à Toulon. Dans Les Vases communicants (1932), où le rêve éveillé le dispute à des récits de rêve, André reste sous le coup de la disparition de Suzanne qui l’a quitté. Dans L’Amour fou (1937), la rencontre de Jacqueline Lamba le 29 mai 1934 se résout, dès le 14 août, par un mariage avec « l’ordonnatrice de la nuit du Tournesol ». Le dernier grand récit, Arcane 17 (1945), écrit à la fin de l’exil en Amérique, évoque Elisa, la nouvelle femme aimée, mais aussi la fée Mélusine, sous les traits de laquelle Nadja s’était maintes fois dessinée. La personne d’André Breton est inséparable du cortège de vivants et de morts qui se tiennent à ses côtés. Lui et ses fantômes ne sont pas figés à jamais dans le cours de l’histoire. Tels des génies libres, ils se révèlent à nous au gré d’un temps sans fil.

La vie est un cryptogramme

Ce rapide survol permet d’indiquer que la rencontre, ou le « hasard objectif », concept essentiel et novateur de Nadja, se perpétue dans la vie et l’œuvre de Breton. Les fondements sensibles du surréalisme sont déclinés dans Nadja, première grande matrice des convulsions du temps. Il faut ajouter que ces mêmes fondements avaient été explicités, sur le plan théorique, par Breton dans le Manifeste du surréalisme et par Louis Aragon dans Une vague de rêves. À vrai dire, le hasard objectif est entré très tôt dans la danse. Deux exemples. Au printemps de 1918, Breton et Aragon aperçoivent l’un après l’autre dans la rue Cyprian Giles avec une souris blanche autour du cou ; ils tombent tous les deux amoureux de cette jeune actrice américaine qu’ils venaient de voir à l’écran dans le film de Louis Feuillade, La Nouvelle Mission de Judex. Le lundi 16 janvier 1922, Aragon, Breton et le peintre André Derain constatent, quand ils se rejoignent au café des Deux Magots, qu’ils viennent tour à tour de manquer leur rencontre avec la même jeune fille, rue Bonaparte ; ces trois déconvenues, qui se sont succédé de 17 heures 10 à 18 heures, semblent dessiner en pointillés le schème d’un événement pur. Frappé par ces coïncidences, Breton en rend compte, dans Littérature de mars 1922, sous le titre « L’esprit nouveau », un texte qui sera recueilli dans Les Pas perdus. Il adopte alors le ton clinique d’un procès-verbal qu’on retrouvera dans de nombreuses pages de Nadja : « Elle semblait avoir extrêmement froid, plus froid qu’il ne faisait en réalité », « une beauté peu commune », « ses yeux étaient immenses », « avec on ne sait quoi dans le maintien d’extraordinairement perdu ». 

Le 6 octobre 1926, Breton croise Nadja par hasard, rue de la Chaussée-d’Antin, alors qu’il avait rendez-vous avec elle une heure plus tard. Elle tient à la main un exemplaire des Pas perdus qu’il lui avait prêté la veille. Ils vont dans un café proche. Elle lui avoue qu’elle avait l’intention de manquer leur rendez-vous. André observe que les seuls feuillets du livre qui ont été coupés sont ceux de « L’esprit nouveau ». L’auteur de Nadja, qui rappelle au lecteur le hasard objectif de janvier 1922, qualifie cette fois-ci de « véritable sphinx » la jeune femme entrevue rue Bonaparte. Il note aussi que Nadja, qu’il a rencontrée deux jours plus tôt, est allée droit à cette histoire. 

On ne peut s’empêcher de faire le lien entre le sphinx entrevu en janvier 1922 et Nadja auquel Breton accorde un pouvoir médiumnique. Quand cette dernière débarque à Paris (à la gare du Nord, vers 1922-1923), elle choisit de prendre une chambre au Sphinx-Hôtel, où elle demeurera plusieurs mois. Dans le livre, une photo du Sphinx-Hôtel, boulevard Magenta, fixe ainsi pour nous le point de départ de la vie de Nadja à Paris. On apprendra, longtemps après sa mort et celle de Breton, qu’elle s’appellait Léona Camille Guislaine Delcourt et qu’elle était née en 1902 à Saint-André, non loin de Lille. En outre, il est arrivé à Nadja, comme le narrateur le confie, d’avoir une vision tragique d’André gisant mort devant le Sphinx : « je me souviens de lui être apparu noir et froid comme un homme foudroyé aux pieds du Sphinx. » Breton prononce dans la foulée une formule-clé de son récit poignant placé sous le signe de l’énigme : « Il se peut que la vie demande à être déchiffrée comme un cryptogramme. » Sachant que « la main de feu » est une vision récurrente chez elle, on n’est pas surpris qu’en visitant l’atelier de Breton Nadja ait reconnu cette main de feu dans le tableau triangulaire de Giorgio de Chirico L’Angoissant Voyage ou L’Énigme de la Fatalité (fig. 1).

La « peinture métaphysique » de Chirico n’est autre que la transfiguration de la ville de Turin, contemporaine des illuminations de Friedrich Nietzsche à l’automne de 1888 puis de son effondrement, les premiers jours de janvier 1889.  Le peintre italien traque les énigmes du temps et de la fatalité, de la surprise et de la révélation : L’Énigme de l’oracle, L’Énigme d’un après-midi d’automne, L’Énigme d’une journée, Les Joies et les Énigmes d’une heure étrange. Le 16 octobre 1926, Breton décide de reconstituer dans un carnet le détail des journées passées avec Nadja depuis le 4 octobre. Or, il recopie, dans ce même carnet, « Protée », un court texte de Chirico, datant de 1911-1915, qui décrit l’ébranlement et l’étonnement soudains qui frappent tout créateur : « Comme le tremblement de terre secoue la colonne sur sa plinthe, nous tressaillons jusqu’au fond de nos entrailles. […] C’est le moment. Le Protée qui dormait en nous a ouvert les yeux. » Nadja et André partagent précisément ces fortes secousses et ces impressions oraculaires. La fin d’une lettre de Nadja à André du 25 octobre, écrite sur un papier à en-tête de la Galerie Surréaliste, reflète le déchaînement cosmique et extatique propre à deux divinités proches comme Protée et Vulcain : « Oh la. Une secousse. Pan… Voilà que tout éclate – et la pierre rougie saute en mille morceaux parmi les cendres enflammées. Les fusions de toutes teintes sortent de toutes parts. […] Une image flottante. « L’arme de Vulcanus ? » se balance dans les airs. Elle monte toujours plus haut plus haut encore et s’accroche pour toujours au chapelet des étoiles. / Dans une larme / Ta Nadja / La Nuit ».

Le jet d’eau de Berkeley  

Le récit de Nadja recèle une belle page philosophique ponctuée d’un hasard objectif. Le 6 octobre 1926, après leur baiser dans un taxi et le repas pris dans un restaurant, place Dauphine, Nadja et André arrivent vers minuit aux jardins des Tuileries. Ils s’asseyent un moment devant le bassin d’où fuse un jet d’eau. Nadja qui paraît en « suivre la courbe » commente : « Ce sont tes pensées et les miennes. Vois d’où elles partent toutes, jusqu’où elles s’élèvent et comme c’est encore plus joli quand elles retombent. Et puis aussitôt elles se fondent, elles sont reprises avec la même force, de nouveau c’est cet élancement brisé, cette chute… et comme cela indéfiniment. »

André s’écrie alors : « Mais, Nadja, comme c’est étrange ! Où prends-tu justement cette image qui se trouve exprimée presque sous la même forme dans un ouvrage que tu ne peux connaître et que je viens de lire ? » L’auteur du récit ouvre alors une parenthèse indiquant qu’il est amené à expliquer à Nadja que cette image « fait l’objet d’une vignette, en tête du troisième des Dialogues entre Hylas et Philonous, de Berkeley, dans l’édition de 1750, où elle est accompagnée de la légende : Urget aquas vis sursum eadem flectit que deorsum [c’est la même force qui lance les eaux vers le ciel et les fait retomber] qui prend à la fin du livre, au point de vue de la défense de l’attitude idéaliste, une signification capitale. » (fig. 2)

Trois images du jet d’eau vont corroborer et rendre sensible ce moment philosophique. Un tableau métaphysique de Chirico avec bassin et jet d’eau illustrera l’extrait de Nadja relatif au 6 octobre 1926 prépublié dans La Révolution surréaliste. Mieux encore, il y aura dans l’édition en volume une photographie du bassin des Tuileries et la vignette du Troisième dialogue. On pourrait ainsi jurer que c’est au jardin des Tuileries que Philonous montre du doigt à Hylas un magnifique jet d’eau. En tout cas, la vignette illustre avec précision l’ultime réplique des Dialogues entre Hylas et Philonous. En effet, Philonous, désignant une fontaine, compare la nécessaire montée et descente de l’eau à la vigueur des principes immatérialistes qui, s’ils sont développés devant un interlocuteur comme Hylas, pousseront ce dernier jusqu’au scepticisme pour le faire redescendre ensuite sur le terrain du sens commun : « Vous voyez, Hylas, l’eau de cette fontaine là-bas, comme elle est projetée vers le ciel en forme de colonne ronde jusqu’à une certaine hauteur ; là elle se brise et retombe dans le bassin d’où elle avait jailli : qu’elle s’élève ou qu’elle redescende c’est d’après la même loi uniforme, le principe de la gravitation. C’est ainsi que les mêmes principes qui, à première vue, mènent au scepticisme, quand on les pousse jusqu’à un certain point ramènent les hommes au sens commun. » 

Quel est l’enjeu du livre de George Berkeley ? L’image du jet d’eau nous conte les échanges spirituels des deux interlocuteurs, Hylas, l’avocat de la matière et Philonous, l’amant de l’esprit. Sous les questions pressantes de Philonous, le matérialiste Hylas, propulsé vers le scepticisme, retombe sur terre et accepte le principe immatérialiste : être, c’est être perçu ou percevoir. Selon Nadja, ses propres pensées mêlées à celles d’André suivent le mouvement perpétuel ascendant et descendant d’un jet d’eau. Certes, Nadja et Philonous ne disent pas la même chose mais ils ont eu l’audace d’utiliser une même image médiatrice.

Breton a reproduit dans Nadja, qui a pour incipit : « Qui suis-je ? », le dessin Qu’est-elle ?, un autoportrait de Nadja affublé d’un énorme point d’interrogation. (fig.3) Il est surprenant qu’il n’ait pas noté que Léona Delcourt s’était représentée en une fontaine jaillissante, en une jeune femme déversant une pluie de pensées. Un autre dessin, conservé par Léona Delcourt, montre le dos d’un livre posé sur sa tranche et surmonté d’un motif végétal. Alors que le nom de NADJA s’étale sur un plat de couverture, quatre variations sur le monogramme 1713 sont inscrites sur le côté droit du dessin. Rappelons qu’en février 1924 André Breton observait que les initiales A B de sa signature simulaient le nombre 1713 ; il s’est identifié depuis à l’année 1713 et s’est surnommé 1713.  Le livre dessiné par Léona matérialise l’ouvrage que 1713 commence à écrire sur elle. Mais comme il n’a pas échappé à Breton que 1713 était aussi l’année de parution des Dialogues entre Hylas et Philonous et qu’il l’a sans doute fait savoir à celle qui a tenu au jardin des Tuileries le rôle de Philonous, il n’est pas interdit de penser que le livre dessiné par Nadja célèbre aussi l’ouvrage du philosophe Berkeley.

Qui suis-je ? Qu’est-elle ?

Août 1919 : dès la première phrase de l’introduction aux Lettres de guerre de son ami Jacques Vaché, André Breton confesse sa peine et son désenchantement : « Les siècles boules de neige n’amassent en roulant que de petits pas d’hommes. » L’incipit en question corrige le proverbe « Pierre qui roule n’amasse pas mousse ». Octobre 1924 : l’incipit du Manifeste du surréalisme donne lui aussi dans le désenchantement : « Tant va la croyance à la vie, à ce que la vie a de plus précaire, la vie réelle s’entend, qu’à la fin cette croyance se perd. » L’incipit, cette fois-ci, détourne le proverbe « Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse ». Mai 1928 : Breton recourt encore à un proverbe au début de Nadja : « Qui suis-je ? Si par exception je m’en rapportais à un adage : en effet pourquoi tout ne reviendrait-il pas à savoir qui je “hante” ? ». L’adage en question « Dis-moi qui tu hantes (ou qui tu fréquentes), je te dirai qui tu es » est révélateur du poète surréaliste, qui va décrire son entourage – ses amis surréalistes et leurs prédécesseurs – dans la première partie du livre et la jeune femme qui le hante, désormais entre les mains des psychiatres, dans la deuxième partie.

Le 26 mars 1926, à minuit, l’exposition « Tableaux de Man Ray et Objets des Îles » marque l’ouverture de la Galerie Surréaliste. En juin, La Révolution surréaliste annonce le lancement d’une « Collection de Boules de neige », ces boules de verre floconneuses vendues d’ordinaire dans les magasins de souvenirs. La Révolution surréaliste de décembre précise que deux premières boules de neige sont réalisées (Hommage à Picasso et Boule par Man Ray) et indique que la boule de neige n° 3 (L’Âme des amants par N. D., autrement dit par Nadja Delcourt) est en préparation. Il est aussi noté que Tanguy, Malkine, Picasso, Arp, etc. ont été sollicités pour les boules suivantes. Breton, qui a vite découvert le talent de dessinatrice de Nadja, reproduira dans son livre dix de ses dessins, dont La Fleur des amants, qui croise les yeux de Nadja et André et comporte la mention « C’est l’âme des Amants ». La boule de neige de Nadja est restée à l’état de projet. La Galerie Surréaliste n’a pas pu secourir la jeune femme qui vivait d’expédients et était à la merci d’amants de rencontre.

En août 1927, Breton écrit les deux premières parties de Nadja au manoir d’Ango, en Normandie, près de Varengeville-sur-mer, où Aragon et Nancy Cunard passent leurs vacances, et près de Pourville-sur-mer, où « la dame au gant » (Lise Meyer, la future Lise Deharme) a loué une propriété. Il est seul au manoir d’Ango, car son épouse Simone, excédée par l’amour-folie d’André pour Lise Meyer, a préféré passer ses vacances dans la Manche, en compagnie des surréalistes Tanguy, Morise et Noll. Depuis décembre 1925, André est épris de « la dame au gant », sans que son amour soit payé de retour. Et c’est fin décembre 1927, à l’issue de sa fugue à Toulon avec Suzanne Muzard, que Breton écrira la troisième et dernière partie de Nadja. Ainsi, au cours de ces deux périodes d’écriture où une grande lucidité est de mise, Breton se trouve dans un état d’agitation et d’exaltation passionnelle. En août, il voue toujours à Lise un amour sublime. Fin décembre, il est sous le coup de deux événements, sa fugue à Toulon avec Suzanne puis le départ de Suzanne gare de Lyon, qui vient juste de prendre le train avec Emmanuel Berl, son amant précédent, et s’envolera bientôt pour la Tunisie en avion. Il s’adresse directement à Suzanne dans les dernières pages de Nadja : « Je crois aveuglément à ton génie » et fait allusion, par le détour d’une coupure de journal, à son envol en avion dans les parages de l’Île du Sable.

Breton a confessé qu’il continuera à habiter sa « maison de verre ». Il se sent néanmoins tenu de laisser dans l’ombre tout le remue-ménage de l’été 1927, où il est tiraillé entre son amour-folie pour Lise et son amour mystique et tendre pour Simone. Dans les deux premières parties de Nadja, il se pose trois questions auxquelles il tente d’apporter un peu plus de clarté : Quels amis surréalistes et pré-surréalistes, vivants ou morts me hantent ? Qui suis-je, esseulé au manoir d’Ango, et néanmoins, à côté d’Aragon, de Nancy Cunard et de Lise Meyer ? Qu’est-elle et où est-elle Léona Delcourt ? Quant à la troisième partie, elle est tournée vers un amour et une sensualité qu’André espère pouvoir à nouveau conquérir : « La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas. »

La différenciation

Le premier paragraphe de Nadja qui s’ouvre sur la question « Qui suis-je ? », s’achève sur la notion de différenciation : « je m’efforce, par rapport aux autres hommes, de savoir en quoi consiste, sinon à quoi tient, ma différenciation. » Comme Breton invoque, à la page suivante, Salammbô et Madame Bovary de Gustave Flaubert, on peut penser qu’il a emprunté l’idée de différenciation au nietzschéen Jules de Gaultier, chez qui elle est présente, et qui est bien connu comme l’inventeur du concept de « bovarysme ». On peut aussi signaler que le philosophe Gilles Deleuze fera un sort à la différenciation dans son livre fondateur Différence et répétition. Dans Nadja, André Breton se différencie des autres poètes ou artistes par les traits suivants : 1. la découverte du hasard objectif ; 2. l’insertion de quarante-cinq illustrations dans l’édition originale et de quarante-neuf dans la réédition de 1963 ; 3. l’évocation de l’amour guetté par la folie ; 4. l’aspect collagiste d’un « je » hanté par des fantômes surréalistes.

Nadja fourmille de coïncidences. On pourrait en citer au moins deux qu’on ne détecte pas d’emblée. Breton relate par le menu Les Détraquées, une pièce de théâtre qui l’a beaucoup troublé. Quand Solange, jouée par Blanche Derval, entre en scène, elle est accueillie par la directrice de l’institution de jeunes filles et, devant son amie, elle n’hésite pas à s’injecter une piqûre de morphine dans la cuisse : « Tout à coup, elle s’interrompt, on la voit à peine ouvrir son sac et, découvrant une cuisse merveilleuse, là, un peu plus haut que la jarretière sombre… » À quoi répond la femme de cire du musée Grévin, qui n’a pas pu être photographiée en 1928, mais que Pablo Volta photographiera pour l’édition de 1963 : « l’adorable leurre qu’est, au musée Grévin, cette femme feignant de se dérober dans l’ombre pour attacher sa jarretelle et qui, dans sa pose immuable, est la seule statue que je sache à avoir des yeux : ceux mêmes de la provocation. » Solange la morphinomane et la provocatrice du musée de Grévin ne sont pas sans rapport avec Léona Delcourt, qui avait touché à la drogue et était allé jusqu’à provoquer Breton ; alors qu’il conduisait une automobile, elle avait pressé son pied sur celui d’André posé sur l’accélérateur et, tout en l’embrassant, elle lui avait mis ses mains sur les yeux (cette provocation est narrée dans un appel de note relatif à la statue de cire du musée Grévin). Autre hasard objectif : quand André interpelle Suzanne, il indique qu’elle lui avait rappelé son credo, énoncé au début de Nadja, celui d’un livre « battant comme une porte », ce qui nous amène à préciser que peu de temps avant de rencontrer Breton, Suzanne avait eu entre les mains le manuscrit des deux premières parties de Nadja, pour la simple raison que son amant Emmanuel Berl envisageait d’éditer Traité du style d’Aragon et Nadja de Breton.

Il ne faut pas croire que les surréalistes guettent la venue du hasard les bras croisés et la bouche bée. Quand Breton rencontre Nadja le 4 octobre 1926, le décor du film est déjà planté, plusieurs plans et séquences ont été tournés. L’hôtel des Grands Hommes, Desnos endormi, la très belle et très inutile porte Saint-Denis, le serial en quinze épisodes L’Étreinte de la pieuvre, la librairie de L’Humanité, etc., toutes ces durées, vécues, élaborées, filmées par Breton seul, n’attendaient plus que l’entrée en scène de Léona Nadja Delcourt. Sans repérages, sans décors, sans photographies prises sous un certain angle, sans caméra attentive, sans répliques, sans la voyante Madame Sacco, sans poésie, sans durées préenregistrées, Breton n’aurait jamais rencontré la vedette du film et tourné avec elle des séquences exigeant des deux acteurs, des deux metteurs en scène une égale disponibilité. 

En quoi Breton se différencie-t-il des autres écrivains ? En quoi Nadja est-il un livre hors du commun ? Les huit photos des acteurs du récit (Éluard, Péret, Desnos, Blanche Derval, Mme Sacco, les yeux de Nadja, le professeur Claude, Breton), les dix-sept prises de vue d’édifices, statues ou lieux (l’hôtel des Grands Hommes, le Manoir d’Ango, la statue d’Étienne Dolet, l’enseigne BOIS-CHARBONS, la Porte Saint-Denis, le marché aux puces de Saint-Ouen, la librairie de L’Humanité, le café À la Nouvelle France, le marchand de vins de la place Dauphine, le jet d’eau des Tuileries, la boutique Camées Durs, le Sphinx-Hôtel, le château de Saint-Germain, l’affiche lumineuse Mazda, le buste d’Henry Becque, la femme de cire du musée Grévin, le restaurant Sous les Aubes), les dix dessins de Nadja, les six documents relatifs à un film, à une pièce de théâtre et à deux imprimés, les quatre reproductions de tableaux (Uccello, Braque, Chirico, Max Ernst) et les quatre photos d’objets primitifs ou d’objets trouvés, toutes ces images ont une présence, un pouvoir hallucinatoire, qui les apparentent à la matière visuelle d’un rêve. Aiguillées par la narration et les réflexions de Breton, elles semblent encore gorgées de vie ; elles paraissent palpiter du moment précis où elles ont éclos, de l’instant même où on les a révélées. Ce sont des éclats de durée qui persistent à jamais. Telle est la prouesse de la photographie intimement liée à un récit entrecoupé de souvenirs du futur, pour reprendre une expression forgée par Breton.

Il n’y a qu’une différence de degré entre l’amour et la folie. À la lecture de Nadja mais aussi des lettres de Nadja à André, rendues publiques en 2003, on s’aperçoit que si Nadja a fasciné Breton, Breton a envoûté Nadja. Les lettres montrent une Nadja amoureuse et électrisée, passionnée et déchirée. Face à l’adversité et à la pauvreté, cette jeune femme ne paraît pas totalement perdue ni complètement abattue. Elle se défend et va jusqu’à exprimer sa rage vis-à-vis de celui qu’elle a élevé au rang de divinité. Certes on perçoit des fêlures, on devine des failles dans sa personnalité mais la vie reprend le dessus et on n’y pense plus. Mieux encore, Nadja ne paraît pas trop rigide, elle qui essaie de s’adapter et qui a pris conscience que la rencontre de Breton l’a transfigurée. En parcourant les lettres sans être obnubilé par l’effondrement final, on note qu’il y a autant de signes d’espoir ou de détresse dans les semaines qui suivent la rencontre que dans celles qui précèdent l’internement. Si la lecture de Nadja a pu laisser croire que les relations entre Breton et Nadja s’étaient distendues ou évanouies après la décade enchantée du 4 au 13 octobre 1926, les lettres semblent indiquer au contraire que la période postérieure de quatre à cinq mois a été fertile en retrouvailles et en événements. Il est vrai cependant que la situation-type, qui perdurera, est celle de l’amante qui se lamente. Ainsi, dès le 22 octobre, Nadja se morfond seule dans son coin : « C’est froid quand je suis seule. J’ai peur de moi-même […] André. Je t’aime. Pourquoi dis, pourquoi m’as-tu pris mes yeux. »

Le collagisme est le quatrième trait distinctif du « je suis » bretonien. Rappelons cet aveu du Manifeste du surréalisme : « Vaché est surréaliste en moi. » Breton est multiple, à l’image du groupe polycéphale qu’il a contribué à former. Il y a le triumvirat Aragon-Breton-Soupault de Littérature, les dialoguistes Breton & Soupault des Champs magnétiques, le duo Aragon & Breton concepteur du projet philosophique surréaliste, etc. Breton ne fait pas seulement corps avec ses amis surréalistes : il s’est aussi incorporé Vaché et lui tient compagnie tout un collège de précurseurs, comme Swift, Sade, Lichtenberg, Nietzsche, Ducasse, Huysmans, Rimbaud. La première partie de Nadja énonce ce collagisme passionnel. La deuxième partie, placée sous le signe du hasard objectif, est une tentative de faire entrer Nadja Delcourt dans le cercle surréaliste. Enfin, toutes les cartes sont rebattues dans la troisième partie, que l’auteur de Nadja n’avait pas prévue. 

Un après-midi d’automne de 1926, André Breton rencontre Léona Delcourt dans la rue, qui se fait appeler Nadja, un prénom emprunté à Nadja la danseuse au sein nu, une Américaine dénommée Béatrice Wanger, qui se dévoilait et virevoltait sur la scène du Théâtre Ésotérique. Quand il entreprend le récit de Nadja, le poète surréaliste n’a pas résolu l’énigme de Léona Delcourt. À la fin du livre, s’adressant à Suzanne, qui s’est substituée à Nadja, il croit pouvoir affirmer : « Tu n’es pas une énigme pour moi. / Je dis que tu me détournes pour toujours de l’énigme. » Il est probable que Suzanne a détourné André de la terrible énigme incarnée par Nadja, qui de mars 1927 à janvier 1941 vivra et mourra cloîtrée dans un asile d’aliénés. Mais bientôt avec Suzanne, l’auteur de Nadja reconnaîtra que sa vie encore plus tumultueuse ressemble à un cryptogramme difficile à déchiffrer. Pour André Breton et ses amis surréalistes, le sentiment demeure pourtant que c’est dans la rencontre que sonne l’Heure et se profile la Merveille. 

Georges Sebbag

Références

Georges Sebbag, « Breton et le surréalisme en 1928 : Nadja ou l’énigme d’un après-midi d’automne », « Le marché aux puces », « Rencontre et hasard », in catalogue Nadja, un itinéraire surréaliste, Gallimard / Réunion des Musées Métropolitains. L’exposition s’est tenue au musée des Beaux-Arts de Rouen du 24 juin au 6 novembre 2022.