« Breton, André » / « Breton, Aube » / « Cartes postales » / « Goutte à goutte » / « Journal intime » / « Œdipe » / « Orchestre des désirs » / « Poème-collage » / « Spleen » / « Surréalisme » / « Temps » / « Zigzag »

Breton, André – (Tinchebray, 19 février 1896 – Paris, 28 septembre 1966.) 

Dès 1913, André Breton admire Picasso. En 1921, il conseille au collectionneur Jacques Doucet l’achat des Demoiselles d’Avignon. Picasso est invoqué en premier dans Le Surréalisme et la Peinture. En 1933, Breton fait paraître « Picasso dans son élément » dans Minotaure n° 1.  L’année 1935 est cruciale pour Picasso et Breton ; tous deux sont pères d’une fille, Maya et Aube. Or, à partir du mois d’avril, Picasso se métamorphose en poète. À la fin décembre, Breton en rend compte dans « Picasso poète » pour la revue Cahiers d’art qui publie par ailleurs, comme pièces justificatives, un échantillonnage de textes, de fac-similés et de traductions de l’espagnol, car Picasso écrit aussi bien en espagnol qu’en français.

Breton est convaincu et réussit à nous convaincre que Picasso est un poète définitif, alors que le peintre natif de Malaga s’adonne à l’écriture depuis neuf mois seulement. On aurait pu croire, quand l’artiste s’est décidé à noircir des pages, qu’il s’agissait d’une passade. Breton y insiste, ce passage à l’acte poétique ne relève pas d’un délassement ou d’un « violon d’Ingres ». Picasso est entièrement dans ce qu’il écrit. À propos de violon, un instrument qui, dans sa matière organique, atteint sa perfection au fil du temps, il faudrait dire de Picasso qu’il est cet instrument musical ou poétique qui « s’est parfait lui-même » au bout de quarante ans. On ne doit pas être surpris de découvrir chez lui une poésie fraîche et aboutie, débarrassée de toutes sortes de scories. Pour être plus précis encore, Picasso poète chante et s’accompagne d’une guitare.

Trois logiques, ou plutôt trois illogiques, s’entremêlent dans le verbe et la graphie de Picasso, celle des sensations, celle des instants et celle de l’humour à double tranchant. Breton note que le concret sert toujours de déclic, que la « réalité immédiate » préside à l’amorce de l’écriture. Il évoque de façon suggestive deux sensations prégnantes, le tact (une main distraite qui fait tourner une tasse) et l’odorat (un fumet de café s’échappant de la tasse) puis cite cinq variantes d’un texte de Picasso (qui rappellent son « Automatisme de la variante » publié dans le Cahier d’art précédent). Il apparaît que la dernière variante est un nouvel élixir et comme la quintessence de toutes les variantes : « l’arôme écoute passer les reflets que le chardonneret frappe dans le puits et efface dans le silence du café la blancheur de l’aile ».

Breton signe le certificat de naissance de Picasso poète, à qui il souhaite longue vie.

Breton, Aube

Aube, la fille de Jacqueline et André Breton, est née à Paris le 20 décembre 1935. Dans son fameux « Picasso poète », paru dans Cahiers d’art, André Breton évoque la visite de Picasso qui, après avoir offert une petite guitare à Jacqueline pour saluer la naissance d’Aube, envisageait d’orner la guitare d’un poème qu’il écrirait : « J’ai vu, il y a quelques jours, Picasso apporter en présent à une dame qui venait d’accoucher une petite “guitare d’accompagnement” puis, seulement ensuite, projeter d’écrire un poème qu’il pût épingler sur cette guitare. » Cette image d’un poème attaché à une guitare conduit Breton à songer à un portrait insolite de Raymond Lulle avec une « banderole-oriflamme » sortant de sa bouche : « Le poème en puissance se déroulait contre cette guitare à la façon de la banderole-oriflamme qui, dans un portrait ancien, met […] un brouillard de mots latins sur les lèvres fermées de Raymond Lulle. » 

En effet, sur le portrait du philosophe « Raymundus Lullius » par le graveur Baltasar Moncornet (1600-1668), on aperçoit un ruban ou un phylactère émanant de ses lèvres et sur lequel est inscrit son credo illuministe : « Lux mea est ipse Dominus ». Ma lumière est celle du Seigneur même. Ma lumière est divine. 

En 1932 puis 1934, Breton range définitivement Lulle et Picasso parmi les surréalistes en déclarant que Lulle est surréaliste « dans la définition » et Picasso « dans le cubisme ». Dans les derniers jours de décembre 1935, Picasso passe au 42, rue Fontaine pour offrir une guitare à Jacqueline Breton, à l’occasion de la naissance d’Aube. Le 30 décembre, c’est en français qu’il écrit le poème qui doit accompagner la guitare. D’abord, il griffonne au dos d’une enveloppe une phrase d’allure automatique qui s’achève par le mot guitare et où il est question d’un air langoureux : « le rêve tord son bec au coup donné contre l’air langoureux arraché aux boyaux de la souris cachée dans la guitare ». Le poème, qui connaît quatre états (deux en prose et deux versifiés) commence par ces mots : « la nuit dans la fontaine » ; on devine là comme un indice de la visite au 42, rue Fontaine. L’ébauche griffonnée est insérée juste après. Mais comme s’il voulait donner à ce passage un tour moins réaliste, Picasso a supprimé l’adjectif « langoureux » et a remplacé le mot « souris » par le mot « couleur ». Le poème à la guitare se poursuit sur des notations musicales et théâtrales : « sa joie enivrée par le chant de la douleur tirant les fils qui soutiennent le plateau de la scène ». Et si l’on met de côté un intermède relatif aux « marches de l’escalier », le poème se termine sur l’envol d’une bulle de savon, sur une note aérienne qui vient saluer la naissance d’Aube : « à l’oreille bleue résonne la bulle de savon qui s’échappe et emporte prisonnière l’aube naissante ».

Pour Breton, la guitare ornée d’un poème est à l’image de l’alchimiste Lulle avec sa banderole-oriflamme émanant de ses lèvres, avec sa bulle proclamant qu’il est une lumière divine. Quant à Picasso, son poème à la guitare est à l’image d’une « oreille bleue » (celle de Jacqueline ou d’André ? celle de Lulle ou de Picasso ?) d’où s’échappe une bulle radieuse qui témoigne que depuis dix jours la petite Aube Breton a pris son envol.

Picasso est né poète surréaliste en 1935. C’est l’année où sont nées, le 5 septembre, Maya, fille de Marie-Thérèse et de Pablo, et le 20 décembre, Aube, fille de Jacqueline et André. Dans son texte fondateur « Picasso poète », Breton n’a pas manqué de citer cette sentence de Picasso qui, telle une définition cinglante de Raymond Lulle, perce les oreilles : « la femme qui accouche crie comme les vitriers ».

Cartes postales

Sous le label « La carte postale surréaliste garantie », Georges Hugnet édite en 1937 une série de vingt-et-une cartes postales reproduisant chacune une œuvre de Bellmer, Hugnet, André Breton, Ernst, Domínguez, Marcel Jean, Man Ray, Penrose, Oppenheim, Duchamp, Miró, Nusch Éluard, Paalen, Tanguy, Magritte, Jacqueline Breton, Paul Éluard, Dora Maar, Dalí, Picasso et Arp. Trois couples participent au projet : André et Jacqueline Breton, Paul et Nusch Éluard, Picasso et Dora Maar. Parmi les œuvres reproduites, quatre seulement ont un rapport direct avec la carte postale, en l’occurrence le thème de la ville de Paris : Ouverture de Domínguez, Paris à vol d’oiseau de Marcel Jean, 50 cm 3 d’air de Paris de Duchamp et 29, rue d’Astorg de Dora Maar.

Picasso sort du lot, car il se distingue triplement : a) pour ce projet, il semble être le seul à avoir conçu une œuvre originale, le dessin-rébus Poisson d’avril  ; b) ce dessin contient, comme nous le verrons, une sentence cryptée relative à la carte postale elle-même ; c) le 22 mars 1937, comme le cachet de la poste en fait foi, il reproduit son dessin-rébus sur une carte postale qu’il adresse à « Mademoiselle / Dora Maar / 29 R. d’Astorg / Paris 8e Art », comme s’il voulait mettre à l’épreuve le dessin destiné à « La carte postale surréaliste garantie ».

Pour répondre à l’invite de Georges Hugnet, Picasso réalise d’abord six ébauches, ensuite une septième sur la carte postale envoyée à Dora Maar et enfin le dessin définitif Poisson d’avril. La chose étonnante est que Picasso invente alors ce qu’on pourrait appeler un rébus synthétique, par opposition au rébus ordinaire qui est analytique. Voyons un rébus ordinaire, par exemple celui que Le Petit journal illustré du 28 février 1937 a proposé et qui a pour solution : La peinture et la musique charment ses loisirs.

La différence éclate avec les deux variantes du rébus synthétique de Picasso qui sont datées du 19 mars 1937 et dont on peut d’ores et déjà donner la solution : L’achat de cette carte postale porte malheur. Cette sentence corrosive et teintée d’humour noir sera en partie atténuée quand elle sera légendée Poisson d’avril.

Le 19 mars, Picasso dessine deux variantes d’un dessin-rébus dont il donne la clé : « l’hache-chat d’os 7 carpes postales porte mâle heures ». La première variante articule trois dessins (une tête de chat au long cou, sept carpes à l’apparence d’enveloppes cachetées, un sexe mâle affublé de silhouettes féminines) qui eux-mêmes condensent deux choses (Hache/Chat ; Sept Carpes/Postales ; Mâle/Heures). Et comme les carpes postales sont le support du sexe mâle, on en déduit : l’achat de cette carpe/carte postale porte malheur. La seconde variante articule aussi trois dessins  (tête de chat au cou osseux et coudé comme une hache, sept carpes à l’apparence d’enveloppes cachetées, une tête d’homme entre deux portes agrémentées de douze silhouettes féminines ou douze heures) qui eux-mêmes condensent deux ou trois choses (Hache/Os/Chat ; Sept Carpes/Postales ; Portes/ Mâle/Heures). Solution de ce rébus synthétique : L’achat (d’os sept) de cette carte postale porte malheur.

Cependant, dans les ébauches suivantes, Picasso malmène le syntagme « porte ». Désormais, le sexe mâle n’est plus porté mais devient porteur. C’est sur son appui au sol, les couilles en l’air, que reposent les carpes postales, tandis que les douze heures féminines viennent couronner le tout. Telle est la solution adoptée dans Poisson d’avril, la version finale.

Avec sa carpe/carte postale Picasso est surréaliste à double titre. D’une part, il emploie le métagramme p/t (carpe/carte) à l’instar du métagramme b/p (billard/pillard) de Raymond Roussel, dont le fameux Procédé met en écho deux phrases homophones ; ainsi, dans le conte Parmi les noirs, se répondent l’incipit et la dernière phrase, où il est d’ailleurs question de missives : « Les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard » / « Les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard ». D’autre part, le rébus synthétique de Picasso n’est pas sans lien avec « l’enveloppe silence » dessinée par André Breton au centre d’un cadavre exquis, reproduit dans La Révolution surréaliste d’octobre 1927, puis commenté dans un fragment des Vases communicants prépublié en décembre 1931 dans Le Surréalisme au service de la révolution.

Breton verra alors dans l’enveloppe-silence (Enveloppe/Cils/Anse) un de ces pots de chambre, au fond desquels on peignait un œil. Quant à la carpe/carte postale de Picasso, difficile d’épuiser son fond de mystère.

Quatre illustrations

1. Rébus, Le Petit journal illustré, 28 février 1937, p. 2.

2. Picasso, Deux dessins-rébus, 19 mars 1937.

3. Picasso, Poisson d’avril, mars-avril 1937.

4. André Breton, Enveloppe-silence, Le Surréalisme au service de la révolution, décembre 1931.

Goutte à goutte

Les mots « goutte à goutte » sortent tout naturellement de la bouche ou de la plume de Picasso. Cette expression signale les épanchements du poète et le débit de ses humeurs, qui sont au diapason de toutes sortes d’écoulements. Ceux de la pluie et du sang. Ceux du temps, de l’heure ou de l’horloge. Ceux de l’huile, du miel ou du beurre. Ceux de la parole et des larmes. Car ça ronge, ça fond, ça mijote, ça suinte, ça transpire, ça dégoutte, ça s’égoutte, ça s’écoule, ça arrose, ça dégouline de partout. 

Picasso ne reconduit pas les idées toutes faites de l’espace et du temps. Il privilégie le goutte à goutte de la durée, un principe à la fois tenace et dissolvant qui voit fondre une voile, ronger une nappe, éroder de la pierre ou du marbre. Le goutte à goutte fait même bon ménage avec la combustion : « les gouttes de pluie mijotent dans leur pot-au-feu » (3.2.36), « chant du coq liquide brûlant tombant goutte à goutte du philtre du plumetis des rideaux » (19.2.38), « suinte du tambourin goutte à goutte le miel de la joue en feu » (28.12.39). L’artiste qui distille ses humeurs peut inventer des mets et de nouvelles compositions : « hachis d’arômes colorés à la pointe du couteau passés goutte à goutte par le filtre de la grande jarre » (5.2.37), « l’huile des images dégoulinant des objets cherchant leurs nids » (2.4.38), « goutte / à goutte / vivace / meurt le / bleu pâle / entre les / griffes du / vert amande / du rose » (2.7.38). Ce principe dissolvant peut être aussi régénérateur et salvateur : « les gouttes de sang qui coulent de son collier de jasmin cautérisent la plaie » (3.7.40), « les gouttes du sang qui coule de ses plumes arrachées allument le troupeau des lampions » (19.9.40).

Le goutte à goutte de Picasso est ravageur, érotique et torride. Il est scandé à travers les lettres de l’abécédaire, il est martelé à travers les chiffres et les dates : « l’heure qui fond goutte à goutte sur les épaules nues » (14.2.41). Il se produit de jour comme de nuit : « Goutte à goutte la nuit défait ses nattes au bord du toit et s’égoutte sur le brasier » (19.10.54).

Journal intime

Témoins au jour le jour de leur propre faiblesse, les philosophes Maine de Biran (1766-1824)  et Amiel (1821-1881) eurent la force de noter, sur des milliers de pages, dans un journal intime qui ne fut pas publié de leur vivant, leurs impressions d’indifférence, leurs sentiments d’absence de sentiment. Il arrive que des adolescents et même des adultes consignent dans des cahiers, à l’abri des regards des proches, leurs émois, leurs joies ou leurs peines. 

Le jeudi 18 avril 1935, retiré dans sa propriété de Boisgeloup, Picasso griffonne en espagnol, porté par les assonances des premiers mots, l’amorce d’une phrase sans fin qui au fil des années serpentera dans les pages de son journal intime : « si yo fuera afuera las fieras vendrían a comer a mis manos y mi cuarto aparacería sino fuera de mí otros sueldos irían alrededor del mundo hecho trizas pero qué se ha de hacer hoy es jueves y todo está cerrado hace frío y el sol azota al que yo pude ser » (« si j’allais dehors les fauves viendraient manger dans ma main et ma chambre n’en apparaîtrait que hors de moi d’autres salaires iraient autour du monde mis en pièces mais qu’y faire aujourd’hui c’est jeudi et tout est fermé il fait froid et le soleil cingle celui que j’ai pu être »). 

Trois éléments se conjuguent dans un journal intime : l’intime de l’âme, les pressions du dehors, la datation des jours. Assez vite, dans le journal intime de Picasso, on verra disparaître ou presque l’éclat du je et les incidences du monde. En revanche, subsistera de façon inébranlable la datation des jours et parfois même des heures.

Comme s’il avait adopté la méthode de réduction phénoménologique préconisée par le philosophe Husserl, Picasso a su s’abstraire du monde et du moi pour aller à la chose même. Et il a découvert dans le flux ou le goutte à goutte de son écriture, le langage de l’art et de la poésie. Il a voulu que la phrase sans fin de son journal poétique soit parsemée de cailloux blancs sur lesquels pouvaient être gravés le jour de la semaine, le quantième du mois et le chiffre de l’année, avec cette particularité que pour les années trente l’année était souvent transcrite en chiffres romains.

Illustration

Picasso, 24 avril XXXVI.

Œdipe

Le 16 septembre 1941, dans une page où il est beaucoup question d’une mère et de son enfant, Picasso glisse ces deux expressions : « l’orchestre des désirs et l’orphéon de dégoûts ». Deux bandes sonores rythment le cours des passions de l’artiste : la polyphonie de ses envies et la fanfare de ses aversions.  

Le 21 mars 1939, il note sur un bout de papier une phrase iconoclaste qui bouleverse la théorie freudienne de la genèse des névroses ; il jette aux cabinets le complexe d’Œdipe censé élucider les relations papa-maman-enfant : « inutile d’insister le complexe d’Œdipe est au cabinet ». Il arrive que s’élève, dans une composition musicale du poète, comme un immense brouhaha.

Orchestre des désirs

Le 16 septembre 1941, dans une page où il est beaucoup question d’une mère et de son enfant, Picasso glisse ces deux expressions : « l’orchestre des désirs et l’orphéon de dégoûts ». En effet, deux bandes sonores rythment le cours des passions de l’artiste : la polyphonie de ses envies et la fanfare de ses aversions. Sa vie affective, flamboyante et cruelle à la fois, que ses écrits poétiques tendent à sublimer, ressemble à une scène musicale, une opérette, un ballet où se mêlent instruments (tambours, zambomba, cymbales, flûtes, clairons, castagnettes, trompettes, harmonium), chants (cante jondo, saeta, soleares, gori gori) et danses (jota, garrotín, taconeo, habanera). Peintre, Picasso voit et discerne ; sculpteur, il touche, assemble, malaxe ; poète, il capte le murmure de l’espagnol et du français et calligraphie ses partitions musicales. 

Le 21 mars 1939, il note sur un bout de papier une phrase iconoclaste qui bouleverse la théorie freudienne de la genèse des névroses ; il jette aux cabinets le complexe d’Œdipe censé élucider les relations papa-maman-enfant : « inutile d’insister le complexe d’Œdipe est au cabinet ». Il arrive que s’élève, dans une composition musicale du poète, comme un immense brouhaha.

Poème-collage

Le samedi 14 décembre 1935, Picasso conçoit trois poèmes-collages en puisant dans Le Journal du dimanche 8 décembre 1935. Il fabrique deux poèmes-collages à partir de la page 2 et un seul à partir de la page 3. Nous allons nous limiter à un poème-collage, celui de la page 3 consacrée aux affaires criminelles. La rubrique « Les Faits divers – Les Tribunaux » comprend trois articles relatifs aux faits divers (« La mort mystérieuse d’une infirmière », « Il voulait boire et on ne lui ouvrait pas », « Il avait trop bu et ne pouvait payer ») et un article concernant les tribunaux (« Un père de famille voulait jouer les kidnappers »). On y trouve aussi une enquête chez les gangsters, dont le deuxième volet s’intitule « Le crime de Raymond ». Parmi les publicités, qui abondent dans cette page, Picasso a choisi : « Ce qu’est SVP », « Champion du monde » et « Sève Fournier ».

Le Journal 8 décembr 1935, p3

Voici le poème-collage tel que Picasso l’a transcrit : « ce qu’est S.V.P. s’y prit comme un enfant. On la trouve expirante la tête, la poitrine engagées sous une armoire un père de famille tira dans la porte et faillit blesser le patron la mort mystérieuse d’une infirmière et ce n’est pas tout ! il voulait boire on ne lui ouvrait pas il avait trop bu et ne pouvait payer un père de famille voulait jouer les KIDNAPPERS c’est un journal qui parle et qui répond car lui seul détruit sans douleurs oô Fernand – oô mon collègue une femme que j’ai refringuée sève liqueur à la fine champagne Demars St Amand (Cher) / « Le Journal » 8. 12. 35 page 3 ».

Le poème de Picasso comprend quinze éléments tirés du Journal du 8 décembre 1935, page 3. Nous pouvons visualiser le poème-collage à partir des quinze découpures correspondantes :

1 Le Journal 8 déc p3 Picasso14 déc 1935
2 Le Journal 8 déc p3 Picasso 14 déc1935
3 Le Journal 8 déc Picasso 14 décembre 1935
4 Le Journal 8 déc p3 Picasso 14 déc 1935
5 Le Journal 8 déc Picasso 14 déc 1935
6 Le Journal 8 déc Picasso 14 déc 1935
7 Le Journal 8 déc Picasso 14 déc 1935
8 Le Journal 8 déc Picasso 14 déc 1935
9 Le Journal 8 déc Pcasso 14 déc 1935
10 Le Journal 8 déc Picasso 14 déc 1935
11 Le Journal
12 Le Journal 8 déc Picasso 14 déc 1935
13 Le Journal 8 déc Picasso 14 déc 1935
14 Le_Journal__bpt6k7633973m_3 (3)
15 Le_Journal__bpt6k7633973m_3 (2)

Parmi les quinze emprunts de Picasso, douze s’appuient sur des titres ou des sous-titres et trois sont puisés dans le corps des textes. Alors que dans l’article « Le crime de Raymond »,  Picasso a retenu les paroles échangées entre les proxénètes Fernand et Raymond (« oô Fernand – oô mon collègue / une femme que j’ai refringuée [= que j’ai rhabillée] »), il est allé chercher dans la publicité « Champion du monde » un fragment (« car lui seul détruit sans douleurs ») qui vante le coricide « Le Diable », champion du monde des coricides.

Le service téléphonique SVP prétend répondre à toute question d’actualité ou d’ordre pratique. Picasso a probablement été aiguillé vers cette publicité, amorce du poème-collage, par un dessin qui s’étale en première page où la belle Marguerite, qui appelle SVP, s’exprime en alexandrins : « Allô, allô ?… S.V.P. ?  /… je voudrais bien savoir quel est ce beau jeune homme, / si c’est un grand seigneur et comment il se nomme. »

Le Journal 8 déc 1935 p

Picasso ne pouvait pas ignorer la recette surréaliste du poème-collage, mise en pratique dès Mont de piété, le premier recueil d’André Breton. Les surréalistes confectionneront des poèmes à l’aide de découpures des journaux. Dans L’Immaculée Conception, le chapitre que Breton et Éluard consacre à cinq criminels célèbres n’est qu’un incroyable détournement et retournement d’une chronique musicale de L’Intransigeant du 11 septembre 1930. Picasso veut égaler à son tour les poètes surréalistes. Il leur emprunte la recette du poème-collage et plonge dans les faits divers. Comme si sa propre poésie était inséparable des affaires criminelles et des drames familiaux.

Spleen

Le 11 novembre 1936, en ce jour anniversaire de la fin de la Grande Guerre, Picasso note sur le papier une seule phrase lapidaire, presque monosyllabique, qui pourrait rivaliser avec les mots d’esprit ou contrepèteries de Marcel Duchamp : « spleen du quart de brie dans un sleeping-car ». Deux vocables anglais se répondent : « spleen » et « sleeping-car » ; la graphie de Picasso souligne d’ailleurs cet écho : « splin » et « slipin-car ». De plus, deux homonymes se toisent : « quart » et « car ». Fort de cette partition sonore où dominent des modulations de la voyelle « i », le contenu de la sentence apparaît encore plus renversant. Qui se désole ? Qui est touché par le spleen dans un wagon-lit ? C’est un quart de Brie, une modeste portion de fromage. L’image est d’autant plus forte qu’elle paraît improbable. Dans le décor fastueux d’un sleeping-car, de quel sentiment peut bien être agité un candide quart de Brie ?

La sentence « spleen du quart de brie dans un sleeping-car » peut être rapportée à l’armistice du 11 novembre 1918, au traité signé par les belligérants dans le fameux wagon de Rethondes, dans un train comprenant une voiture-salon et des wagons-lits.

Mais plus sûrement encore, elle nous entraîne du côté des journaux illustrés. En effet, dans Le Petit journal illustré du 3 janvier 1926 on découvre « Quart de Brie et Sac à Puces » la première page d’une « histoire à suivre » dessinée par Zep. Dans cette bande dessinée, un gringalet malicieux de treize ans, commis chez un notaire, est baptisé « Quart de Brie » en raison de sa constitution faiblarde. Le gamin sauvera un petit chien qu’il surnommera « Sac à Puces ». Toute cette « histoire à suivre » repose sur les péripéties drolatiques d’un gamin et de son petit chien qui annoncent d’autres aventures retentissantes, comme celles de Tintin et Milou du dessinateur Hergé.

Le 9 février 1930, démarre une nouvelle « histoire à suivre » : « Sac à Puces en Turquie ». Lors du troisième épisode, les deux héros, arrivés à la gare de Lyon, grimpent dans l’express Paris-Marseille. Mais Quart de Brie est au désespoir, car il n’a pas eu le temps de remettre à son patron un pli urgent. C’est l’une des raisons du spleen de Quart de Brie dans un sleeping-car.

Illustrations

Zep, « Quart de Brie et Sac à Puces », Le Petit journal illustré, 28 mars 1926, p. 153.

Zep, « Sac à Puces en Turquie », Le Petit journal illustré, 23 février 1930, p. 88.

Surréalisme

Pablo Picasso et Raymond Roussel n’ont jamais participé aux activités du mouvement surréaliste. Pourtant, le peintre et l’écrivain en sont des figures éminentes. Dans la fameuse liste du Manifeste du surréalisme, Breton déclare que Roussel est surréaliste dans « l’anecdote ». En septembre 1932, il renouvelle la liste et introduit des occultistes et des peintres : Lulle est surréaliste dans « la définition », Flamel « la nuit de l’or », Picasso « le cubisme », Chirico « l’effigie », Duchamp « les jeux ». Bon gré mal gré, Picasso est annexé au mouvement. Rappelons que Picasso est le point de départ éclatant du Surréalisme et la peinture, qu’il figure en bonne place à la Galerie Surréaliste, rue Jacques-Callot, et que ses œuvres sont abondamment reproduites dans La Révolution surréaliste.

Mais les surréalistes ne sont pas ses seuls partisans. Après Les Soirées de Paris d’Apollinaire, Picasso est le fruit de nombreuses convoitises. En 1926, la revue Cahiers d’art de Christian Zervos tente de l’accaparer. Documents de Georges Bataille essaie de s’en emparer. Au cours des années trente, une embellie se produit dans les relations des surréalistes avec Picasso. En juin 1933, Breton publie « Picasso dans son élément » dans Minotaure n° 1, dont la couverture est spécialement composée par le peintre. Par la suite, il récidive avec « Picasso poète » dans la livraison de Cahiers d’art consacrée à Picasso. La familiarité de Breton avec l’artiste grandit et c’est l’époque où une réelle amitié naît entre Éluard et Picasso. 

En 1938, Picasso a droit à une entrée, accompagnée d’un de ses dessins, dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme de Breton et Éluard. Bien que n’appartenant pas au groupe, il est apparenté au surréalisme en tant que peintre et poète: « PICASSO (Pablo), né en 1881 – “L’oiseau du Bénin” [Apollinaire l’appelle ainsi dans Le Poète assassiné]. Peintre dont l’œuvre participe objectivement du surréalisme depuis 1926. Auteur de poèmes surréalistes (1935-1938. » Trois de ses œuvres sont reproduites à la fin du Dictionnaire et des fragments de ses poèmes sont cités dans cinq entrées : EAU – « devant un portrait de l’eau qui dans la baignoire laisse tomber son bras » ; FENÊTRE – « je boucherai toutes les fenêtres et les portes avec de la terre » ; LION – « Je mordrai le lion à la joue » ; LIT – « préparer le lit qui entre ses draps cache l’arc-en-ciel » ; OPHÉLIE : « Ophélie qui tombe dans un verre d’eau et se noie ». 

De 1935 à 1940, Picasso est en réelle osmose avec le surréalisme : il n’est pas seulement peintre, il est devenu poète.

Temps

Picasso n’hésite pas à dater le moindre de ses textes. Consignés dans des carnets, ses écrits donnent l’apparence d’un journal intime, mystérieux et secret. En réalité, hormis quelques éclats autobiographiques ou certaines intrusions du monde extérieur, les pages noircies à la hâte transcendent le plus souvent la description factuelle d’événements personnels ou collectifs. S’y expose une poésie ininterrompue, scandée par des dates autorisant des rebonds à venir. On ne rencontre pas de majuscule au départ des textes. Picasso déroule une phrase sans fin qui, de façon significative, est dénuée de ponctuation ; une accélération peut même se produire avec le recours aux tirets du style télégraphique. L’usage fréquent du présent et du participe présent, souligné par la rareté des verbes à l’imparfait, inaugure une temporalité qui s’apparente aux durées substantielles du rêve. On trouve chez Picasso de nombreux ingrédients d’une poésie onirique : animation des mots et des images, indistinction de l’accessoire et de l’essentiel, accent psychique également réparti sur tous les plans et toutes les séquences, sentiment de jamais vu et impression de jamais entendu.

L’écriture de Picasso rejoint insensiblement l’expérience surréaliste du hasard objectif, celle des événements magnétisés au gré d’un temps sans fil : « no más hacer que cuidado no tenga el hilo que trabaja el destino que tiñe el robo de cristal al lodo que estremece la hora encogída en recuerdos tostados en parrilla de azur » (« ne plus faire qu’attention à ne pas avoir le fil que travaille le destin qui teint le vol de cristal à la boue qui ébranle l’heure ramassée en souvenirs rôtis sur gril d’azur » (mai-juin 1935).

Zigzag

Picasso, qui effectue un zigzag entre les poètes surréalistes, pratique l’art du pot-pourri.

Le mot pot-pourri combine la cuisine (ragoût de viandes et de légumes), l’odorat (mélange de fleurs, d’herbes et d’épices pour parfumer les demeures) et la musique (assemblage de divers airs connus). Jaime Sabartés rapporte que Picasso, en juillet 1939, rêvait d’un livre dont chaque page serait un pot-pourri de phrases, de renvois, de ratures et autres éléments discordants. Ce propos, mis en exergue dans l’édition des Écrits de Picasso, trouve un écho dans la poésie de l’artiste axée sur la fermentation de différentes mixtures. 

Quand Picasso emploie pot-au-feu (l’équivalent culinaire de pot-pourri), il convoque, par la même occasion, l’odorat, la chanson et le tocsin : « le pot-au-feu du grand galop du prisme » (7.6.36) ; « l’odeur des choux son pot-au-feu d’espérances » (3.10.36) ; « si la vie cuit dans la grande salle des fêtes de l’odeur des choux à genoux dans un coin son pot-au-feu d’espérances chante chante Carmen et toi Cléopâtre » (10.10.36) ; « la corde sonnant le tocsin au fond du pot-au-feu du soleil » (1.8.40). Picasso invoque, avec le pourri, un registre analogue, odoriférant et vibrant : « la puanteur de ce silence pourri à l’odeur de guimauve » (21.4.36) ; « la chasuble à l’odeur de pourriture du singe » (5.7.37) ; « el llanto podrido de la exquisita salsa » (« le pleur pourri de l’exquise sauce »), « metal podrido de las tejas » (« métal pourri des tuiles ») (7.11.40). Le 19 mars 1937, Picasso, au plus près de sa poésie du pot-pourri, nous délivre une formule détonante : « archivo de pedos pedridos » (« archive de pets pourris »).

La poésie de Picasso rappelle-t-elle les quelconqueries de Guillaume Apollinaire ou les contrepèteries de Marcel Duchamp ? Le cornet à dés de Max Jacob ou la guitare endormie de Pierre Reverdy ? L’union libre d’André Breton ou la vie immédiate de Paul Éluard ? Le langage cuit de Robert Desnos ou le conte débridé de Benjamin Péret ? Le « glossaire j’y sers mes gloses » de Michel Leiris ou le procédé de Raymond Roussel ? Son écriture est-elle automatique ou semi-automatique ? Il ne fait pas de doute que Picasso a pioché ici et là chez ses amis poètes. Quand il se lance dans cette nouvelle aventure, le peintre des Demoiselles d’Avignon est plus proche que jamais de Breton et Éluard. Les poètes du groupe avaient acquis en 1924 leur brevet de surréalisme en noircissant leurs cahiers d’écriture automatique, Picasso s’y met à son tour au printemps de 1935. Mais il va cultiver plusieurs particularités : 1. alors que la plupart des surréalistes renoncent vite à l’écriture automatique, il se montrera constant dans ses exercices d’écriture ; 2. son geste de scripteur qui varie entre la disruption et la calligraphie s’inscrit dans le texte même ; 3. parce qu’il est poète et écrit dans deux langues, Picasso réclame pour toute traduction une nécessaire transposition imaginative ; 4. si l’élan et la vitesse de sa phrase sans fin reprend le code formel de l’écriture automatique, le résultat en diffère généralement ; 5. il ne met pas à l’honneur l’image surréaliste mais produit divers effets insolites à partir de situations relatives à la cuisine, la tauromachie, le sexe, les couleurs, la musique, l’amour, les odeurs, les sensations, l’arithmétique ou la scatologie ; 6. s’impose et se dessine alors un univers poétique proprement picassien, où la confidence violente et insolente ne se départit pas d’un humour auquel Le désir attrapé par la queue donnera libre cours.

Picasso possède la particularité d’avancer sur deux fronts ; il imprime des torsions à la langue française comme à la langue espagnole, qu’il assaisonne des mots de son cru. 

Illustration

Picasso, 7 novembre 1940, page 12.

Picasso 7.11.40 page 12

Georges Sebbag

Références

Georges Sebbag, « Breton, André », « Breton, Aube », « Cartes postales », « Goutte à goutte », « Journal intime », « Œdipe », « Orchestre des désirs », « Poème-collage », « Spleen », « Surréalisme », « Temps », « Zigzag » [12 entrées], in catalogue Abécédaire Picasso poète, Exposition Museu Picasso-Barcelone, novembre 2019-mars 2020, suivie d’une exposition au Musée Picasso Paris prévue, mars-juillet 2020 [exposition retardée] ; coédition Museu Picasso-Barcelone / Musée Picasso-Paris. Quatre catalogues distincts en espagnol, catalan, français et anglais, 2019-2020.