Aurèle [Extrait]

couverture aureleLe phénomène Aurèle

L’art contemporain invente son propre monde, tout en se réclamant d’une lignée d’excentriques, comme Oscar Wilde ou Marcel Duchamp, qui s’entendaient à brouiller les limites entre les sexes, entre les âges, entre les arts. Comment marquer sa différence quand on rallie le camp des excentriques ? Aurèle a voulu relever le défi d’être unique parmi les singuliers. Mais il est tombé à une époque où ce désir de singularité n’était déjà plus l’apanage des artistes mais l’affaire des individus du grand nombre. Aurèle s’est alors emparé du concept de l’homme perdu, celui de notre humanité actuelle qui s’est pour ainsi dire évanouie dans le no man’s land de la planète. Cet homme disparu, cet énergumène déliquescent ou absent à lui-même, est illustré par un chien perdu tel qu’il est apparu à Aurèle un jour sur une affichette placardée à New York, où l’animal était dessiné, décrit, nommé, avec promesse de récompense pour l’heureux découvreur. L’artiste Aurèle a édifié la plupart de ses œuvres autour de ce fait divers de Bob le bull-terrier égaré dans la ville, un chien à l’allure de Filochard ou de pirate avec sa tache noire cerclant un œil. Ce poster de la gent canine contient d’ailleurs trois ingrédients de notre amère civilisation : 1. Lost ou la disparition ; 2. Reward ou le fric ; 3. Friendly ou l’espoir d’amour et de rédemption.

Le neveu de Warhol

Maintes fois, le poète Arthur Cravan (1887-1918), l’unique rédacteur de la revue Maintenant, a déclaré qu’il était le neveu d’Oscar Wilde. Sa position s’éclaire si on la rapporte au personnage hors du commun décrit par Denis Diderot dans Le Neveu de Rameau. Ce fameux neveu de l’histoire littéraire a bel et bien existé. Causeur infatigable, imitateur hors pair, comédien consommé, le neveu de Rameau est un marginal, un parasite, un cynique, qui enrage d’une seule chose, alors qu’il est bon chanteur et musicien, c’est de ne pas posséder le génie du grand Rameau. Il se voit réduit à flatter ses hôtes, à jouer le pitre pour survivre et quémander sa pitance. Le neveu de Rameau préfigure le poète et boxeur, le conférencier et danseur Arthur Cravan, à cette différence près que le neveu d’Oscar Wilde qui entend emprunter la voie périlleuse et scandaleuse de son oncle, escompte aussi l’égaler en génie.

Pour Cravan, il n’est pas question de rompre les ponts avec un oncle qu’il n’a d’ailleurs jamais rencontré de son vivant. Tout au contraire, le neveu va jusqu’à ressusciter l’oncle Wilde très officiellement mort à Paris le 30 novembre 1900. Il relate dans sa revue comment dans la nuit du 23 mars 1913 Oscar Wilde est venu sonner à sa porte, rue Saint-Jacques, se présentant sous le nom de Sébastien Melmoth, le héros du roman noir de son grand-oncle Charles Mathurin. Et pour donner encore plus de corps à la réapparition d’Oscar Wilde, le directeur de Maintenant n’hésitera pas à contacter le correspondant à Paris du New York Times, qui propagera la nouvelle sensationnelle et fera aussi savoir que le neveu d’Oscar Wilde réclame l’ouverture du cercueil de son oncle, étant même prêt à verser 5 000 dollars dans le cas où ses dires seraient infirmés.

Née Lucy Schwob, l’écrivain et photographe Claude Cahun (1894-1954) est la nièce authentique de Marcel Schwob mais plus encore la nièce putative d’Oscar Wilde. Il y a chez elle, comme chez Marcel Schwob, le jeu de miroirs des masques et le tournis des pseudonymes. Mais dès 1918, elle lorgne du côté de son oncle anglais, comme en témoigne son compte rendu du procès de la pièce Salomé d’Oscar Wilde. En 1925, « Salomé la sceptique », un conte dédié à Oscar Wilde, se nourrit de l’esthétique de l’auteur du Portrait de Dorian Gray. Parce qu’elle est hantée par la danseuse Salomé et la tête tranchée de Jean-Baptiste, Claude Cahun réalisera, avec l’impassibilité de l’œil photographique, quelques autoportraits de sa propre tête sous cloche.

Un neveu, une nièce, réel ou imaginaire, reconnaissent plus volontiers la valeur de leur oncle ou de leur tante. Ils essaient de porter au plus haut cette filiation indirecte qui échappe aux habitudes ou même aux entraves de la cellule familiale. L’artiste Aurèle est précisément dans ce cas. Il a choisi d’être le neveu d’Andy Warhol. En choisissant Warhol, Aurèle a élu un oncle qui était aussi le neveu d’artistes qui n’avaient pas manqué de faire scandale à New York ou lors de leur tournée nord-américaine. Warhol se réclame ouvertement de Wilde (petit neveu de Mathurin) et il gravite dans l’ombre de Cravan (neveu de Wilde) et sous la lumière de Duchamp, auteur de cette sentence ajustée : « My niece is cold because my knees are cold. »

L’enjouement et la marginalité, la gravité et le cynisme, la comédie et l’improvisation, l’autoportrait et les masques, la danse et la provocation, la mort et le désespoir, la vie et la légèreté, bien des traits que nous avons esquissés à propos du neveu de Rameau, de Cravan ou de Claude Cahun, tombent à pic et semblent pouvoir s’appliquer à l’artiste Aurèle, cet autre neveu qui affiche ouvertement ce lien de parenté avec Warhol. Le collage À notre oncle de 1990 revendique cette filiation indirecte. Le regard d’Andy Warhol est encadré par quatre billets de banque, une façon de ne pas oblitérer l’intérêt du pop-artiste pour le papier-monnaie. Mais surtout, le regard de Warhol est surmonté d’un bracelet À NOTRE ONCLE aux lettres dorées. Cet hommage fleurant l’inscription d’une couronne mortuaire exprime l’admiration qu’Aurèle porte à son oncle mais souligne aussi qu’il n’est pas le seul neveu de Warhol. Cela n’a rien d’étonnant. Warhol a bel et bien annoncé que n’importe quel quidam pouvait aspirer à un quart d’heure de célébrité.

Le talentueux neveu de Rameau doutait de son génie quand il se comparait au grand Rameau. Cravan et Cahun ne doutaient pas qu’ils se hisseraient à la hauteur de leur oncle Wilde. Lam songeait à l’oncle Picasso et Matta à l’oncle Duchamp. Il semblait évident à Andy Warhol qu’il pouvait mettre dans sa poche Wilde, Cravan, Duchamp, Cahun et bien d’autres oncles et tantes. Quelque chose change avec la génération d’Aurèle. Des oncles comme Warhol ont prévu la naissance d’une ribambelle de neveux. En effet, l’art moderne et contemporain offre une galerie d’oncles, parmi lesquels Aurèle, le neveu de Warhol, n’en finit pas d’opérer un choix multiple. Aurèle est aussi le neveu d’Yves Klein ; il se définira par rapport à lui et s’en démarquera. Il opposera au Bleu du ciel de Klein le Jaune soleil d’Aurèle. Contrairement à la filiation directe qui est souvent empêtrée dans ses identifications, la filiation indirecte permet de jouer sur le double registre de la reconnaissance authentique et de la distance critique.

Georges Sebbag

 

Références

« Le neveu de Warhol » est le début du texte de Georges Sebbag « Le phénomène Aurèle » in Aurèle, La Différence, 2016.