Aragon & Breton, un projet philosophique

 

 

Au printemps de 1919, André Breton et Philippe Soupault s’adonnent à l’écriture automatique en noircissant les pages des Champs magnétiques. C’est le début de l’aventure surréaliste. Mais cette découverte poétique est inséparable d’un projet philosophique. Le surréalisme a une identité double face. Comme Isidore Ducasse, dont les Poésies détournent les maximes des moralistes et repeignent Les Chants de Maldoror sous les couleurs du bien. À l’image d’Alfred Jarry qui peut aussi bien s’enfoncer dans les plis et les replis de la poésie (César-Antechrist) que balayer devant la porte de la métaphysique (Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien). À la suite de Jacques Vaché, inventeur de l’umour sans h et déserteur à l’intérieur de soi-même. La poésie ne va pas sans la philosophie. Très tôt, le couple Aragon & Breton entreprendra de poser les jalons d’une philosophie surréaliste, un duo qui éprouvera sa solidité jusqu’en 1932.

La phrase de Barrès

Au sortir de la Grande Guerre, Aragon et Breton ne sont pas hostiles à Maurice Barrès, l’auteur du Culte du moi devenu pourtant académicien, président de la Ligue des Patriotes, président d’honneur d’innombrables sociétés de bienfaisance ou partisan de l’annexion de la rive gauche du Rhin. Pendant l’été de 1919, une demande de préface aux Lettres de guerre de Jacques Vaché est adressée à Maurice Barrès, sans résultat. Breton voulait-il embarrasser le patriote ou bien attirer son attention sur le dandy des tranchées ? Lors du jeu de la notation scolaire de juin 1920 et de mars 1921, Aragon et Breton affichent leur admiration pour le styliste et le penseur en le notant respectivement 17 et 14 puis 14 et 13. Cela n’empêchera pas l’ouverture du procès Barrès le 13 mai 1921 à la Salle des Sociétés Savantes, l’auteur de L’Ennemi des lois étant accusé d’attentat à la sûreté de l’esprit. Il n’est pas reproché au Barrès nationaliste et militariste d’avoir contredit ni renié le Barrès anarchiste et socialiste. Il n’est pas non plus question d’établir un parallèle entre les deux Barrès et les deux Rimbaud – le poète de Charleville et le marchand d’Abyssinie. En revanche, il est reproché à l’écrivain lorrain d’être un comédien et un tricheur, d’avoir toujours dissimulé ses multiples ambitions et en particulier d’avoir usurpé sa réputation de penseur en multipliant les phrases obscures, absurdes ou stériles.

« La grande affaire pour les générations précédentes fut le passage de l’absolu au relatif ; il s’agit aujourd’hui de passer des certitudes à la négation sans y perdre toute valeur morale », cette phrase tirée des Déracinés de Maurice Barrès, Breton la note d’abord dans un carnet en décembre 1920, puis la cite approximativement à la fin de l’acte d’accusation lors du procès Barrès, et la reprend enfin à son compte dans « La Confession dédaigneuse », en y joignant quelques explications : « La question morale me préoccupe. […] La morale est la grande conciliatrice. L’attaquer, c’est encore lui rendre hommage. C’est en elle que j’ai trouvé mes principaux sujets d’exaltation[1]. » Cela signifie que la négation propre à Dada ne pouvant être une fin en soi, elle doit être assortie d’une préoccupation morale. Au négativisme et à l’illogisme dada succède le souci moral surréaliste.

Le roman Les Déracinés (1897) est en partie autobiographique. Il décrit l’effet de sidération d’un cours de philosophie sur sept lycéens, qui en sortent éblouis et étourdis, stimulés et marqués à vie. Moderne et éloquent, le professeur de philosophie Paul Bouteiller bouscule le programme officiel et met l’accent sur les penseurs présocratiques, comme Héraclite, et les philosophes allemands, tels que Kant, Fichte et Hegel. Mais les élèves qui ont vu défiler au galop l’histoire de la philosophie ne savent plus que penser. Les certitudes des philosophes qui semblaient s’étayer les unes sur les autres finissent par s’effondrer comme un château de cartes. Dans l’enseignement de Bouteiller tout est fait pour aboutir, via la critique kantienne de la métaphysique, à l’écroulement des certitudes et au chavirement des esprits. Selon Kant, en effet, nous ne pouvons jamais dépasser, si ce n’est de façon spéculative, les limites de l’expérience. Le monde, le moi et Dieu sont hors de notre portée. La réalité ou la chose en soi demeurent inconnaissables. Et c’est le moraliste Kant, celui des Fondements de la métaphysique des mœurs ou de la Critique de la raison pratique qui servira de recours. Le professeur qui avait enthousiasmé ses élèves, pour les plonger ensuite dans le désarroi, leur offre in extremis la loi morale comme planche de salut. Le récit des Déracinés sera d’ailleurs ponctué par diverses évocations de l’impératif catégorique. Par exemple : « deux choses comblent l’âme d’une admiration et d’un respect toujours renaissants […] : le ciel étoilé au-dessus de nous, la loi morale au-dedans. » Ce rappel canonique possède à vrai dire une vertu ironique, car la carrière de Paul Bouteiller, ou d’ailleurs de Maurice Barrès, ne correspondra qu’à une application de façade de l’impératif kantien.

Dans le sillage de leur professeur, sept bacheliers de Nancy se transplanteront ou se déracineront à Paris. Ils y formeront une bande et connaîtront des fortunes diverses puisque deux d’entre eux seront acculés à commettre un crime crapuleux. Au moment où l’un des deux jeunes assassins est guillotiné, Paul Bouteiller retournera à Nancy pour y être élu député. Tel est, mêlé au fil rouge de la morale de Kant, le fil dramatique des Déracinés.

collage Andre Breton 23-avril-1924
collage Andre Breton 23-avril-1924

Kant le sauveur derechef

Le couturier et collectionneur Jacques Doucet leur ayant demandé s’ils pouvaient lui recommander des livres pour enrichir le rayon philosophique de sa bibliothèque, Aragon et Breton rédigent, en février 1922, un rapport circonstancié sur les ouvrages qui les ont marqués. Vu le nombre de philosophes cités et d’ouvrages commentés, on peut présumer que les deux poètes possèdent un réel bagage philosophique. Le point de départ de leur rapport est étonnant et même fracassant : le philosophe incarnant l’esprit de révolte se nomme Kant. Pourquoi ? Dans les années 1910, selon eux, le « matérialisme officiel » était le « mot d’ordre » qu’on prétendait imposer aux nouvelles générations dans l’enseignement et la culture. Et comme Aragon et Breton l’avouent à Jacques Doucet : c’est Kant, « c’est lui qui fut commis à nous sauver ». Kant est présenté comme celui qui, ayant abordé le premier le « problème immortel » des relations entre la raison et l’expérience, a su concilier le rationalisme leibnizien dont il est l’héritier et la science newtonienne, en expliquant « l’objectivité des données internes de la raison ». Cet exposé succinct de la Critique de la raison pure, dont seule d’ailleurs l’esthétique transcendantale, relative à l’espace et au temps, est jugée encore vivante en 1922, permet d’attribuer à Kant un rôle pivot, d’une part dans l’histoire de la philosophie allemande, et d’autre part dans le champ scientifique, vu la révolution copernicienne kantienne annonçant les tournants épistémologiques du mathématicien Poincaré, du psychanalyste Freud et du physicien Einstein.

En ce qui concerne la philosophie allemande, les duettistes éprouvent le besoin de rappeler que Kant est redevable de Leibniz, négligeant d’ailleurs au passage le rôle déterminant joué par David Hume. De Leibniz, ils citent son œuvre tardive La Monadologie, tout en ajoutant qu’en 1921 « un savant scandinave a retrouvé le testament philosophique de cet auteur qui contenait la réfutation point par point de l’œuvre ». Et ils s’empressent alors d’établir un parallèle entre cette réfutation et celle accomplie par Isidore Ducasse dans Poésies ou par Arthur Rimbaud s’établissant au Harrar. À l’esprit de révolte poétique répond la révolte de l’esprit philosophique. La volte-face d’Isidore Ducasse se faisant moraliste et philosophe après avoir tâté de la poésie romantique et maléfique n’est nullement un acte isolé mais peut avoir son pendant dans la vie et l’œuvre du plus digne des philosophes. Mais comme il s’agit, à travers Leibniz et Kant, de souligner l’importance de la philosophie allemande, Aragon et Breton, avant d’en arriver à Hegel, citent l’idéaliste et nationaliste Fichte ainsi que Schelling.

Les Déracinés de Maurice Barrès et Poésies d’Isidore Ducasse peuvent être considérés comme la matrice du programme philosophique envisagé par le duo surréaliste en 1922. Quatre thèmes des Déracinés se retrouvent presque mot pour mot dans ce projet de bibliothèque philosophique : 1. Le fil des générations. De même que la génération de Barrès se compare à celle de Renan et Taine, la génération surréaliste s’inscrit dans le droit fil des générations pour décrire la genèse de ses idées et de sa sensibilité : « Nous nous sommes rapportés constamment à un seul critérium : la formation de la mentalité poétique de notre génération[2]. » 2. La récusation du matérialisme. Le rejet du matérialisme amoral des politiciens et des journalistes et la récusation du monisme matérialiste chez les jeunes Lorrains a un équivalent chez les jeunes gens de 1922 : « [notre génération] a connu sa première révolte quand on prétendit lui imposer le mot d’ordre du matérialisme officiel[3]. » 3. Kant le sauveur. Le recours quasi théâtral à Kant par le professeur de Maurice Barrès trouve aussi un emploi dans la génération d’Aragon et Breton : « Comme on ne pouvait cacher Kant [à notre génération], c’est lui qui fut commis à nous sauver. » 4. Le quatuor philosophique. Aux quatre philosophes, Kant et Pascal, Taine et Hegel, constituant la toile de fond philosophique des Déracinés, répondent les quatre philosophes, Kant et Hegel, Condillac et Sade, ordonnant le programme philosophique des surréalistes.

Aragon se réfère constamment à Kant. Dans « Du décor » (1918), la philosophie kantienne ou nietzschéenne apparaît comme la condition de possibilité de la création cinématographique. Des concepts  kantiens courent dans les premières pages du roman Anicet ou le Panorama dont certains épisodes rappellent étrangement Les Déracinés. Le club des sept masques entourant la fascinante Mirabelle donne la réplique à la bande des sept jeunes Lorrains associés dans une aventure journalistique. L’entreprise de la bande tourne court, la dissension s’installe dans le club des masques. Et tout s’achève par un procès en cour d’assises à la suite d’un crime réel ou apparent. L’épigraphe du livre I des Aventures de Télémaque reprend un long passage d’une section de la « Dialectique transcendantale » de la Critique de la raison pure. En 1923, Aragon rend un hommage explicite à Kant en choisissant « Le Ciel étoilé » comme titre de chronique dans Paris-Journal et il n’omet pas de mettre en exergue de sa première chronique la phrase que Paul Bouteiller avait déclamée au début des Déracinés. Kant a beau être en butte à quelques attaques sourdes, sa Critique de la raison pure demeure en 1924 l’ouvrage de référence. Des trois importantes citations de Hegel, Kant et Platon se succédant dans « Le Passage de l’Opéra » du Paysan de Paris, celle de Kant sur le cinabre tantôt rouge, tantôt noir est assurément la plus significative et la plus longue. Enfin, l’ombre du philosophe de Königsberg plane sur le grand projet avorté d’Aragon. La Défense de l’infini est comme une banderole suspendue entre « le ciel étoilé » et « la loi morale ».

Breton, comme Aragon, se met dans les pas de Kant. Nous nous contenterons de trois occurrences :

Janvier 1920, Littérature : dans son premier article sur Giorgio de Chirico, Breton indique que le peintre métaphysicien, par la nature de son esprit, est le mieux disposé « à réviser les données sensibles du temps et de l’espace. » Surtout, quelques lignes de la préface de la seconde édition de la Critique de la raison pure, servent d’épigraphe, mais sans mention de l’auteur ni de la source.

23 avril 1924, poème-collage inédit de Poisson soluble : Breton célèbre le bicentenaire de la naissance d’Emmanuel Kant en rassemblant divers titres de journaux. Ce court extrait ne laisse aucun doute sur l’hommage rendu au philosophe : « UNE GRANDE FLAMME S’ÉTEINT / La réalité / merveilleuse légende / […] / La tête de sûreté / EMMANUEL KANT / naquit il y a 200 ans / La jeunesse intellectuelle / Elle lui résistait / ». Sont ici esquissés un portrait de Kant et certaines turbulences ayant accompagné son œuvre.

Octobre 1924, fin du Manifeste du surréalisme : le non-conformisme absolu du surréalisme étant incompatible avec le monde réel, il faut parvenir ici-bas à un « état complet de distraction ». Trois distractions symptomatiques sont convoquées : « la distraction de la femme chez Kant, la distraction des “raisins” chez Pasteur, la distraction des véhicules chez Curie[4] ». Kant célibataire endurci, Pasteur buvant l’eau dans laquelle il avait trempé ses raisins, Pierre Curie inattentif mort écrasé par un véhicule, ces trois exemples illustrant des formes de détachement propres aux savants et aux philosophes commandent aux surréalistes un certain surplomb de la réalité. La présence de Kant atteste une fois de plus que la préoccupation morale est pleine et entière dans le surréalisme, contrairement à Dada.

Le jet d’eau de Berkeley

Le Manifeste du surréalisme participe d’une révolution de l’esprit. En disant que « l’homme est soluble dans sa pensée », Breton se convainc peu à peu de la « réalité suprême[5] » des images perçues, rêvées ou conçues. Aragon s’accorde avec cet idéalisme tendant au solipsisme. Dans Une vague de rêves, après avoir noté que l’expérimentation surréaliste rendait indiscernables la veille et le sommeil, la sensation et l’hallucination, la matière et l’image, il en vient à l’activité de l’esprit consacrée aux idées et aux mots. D’habitude, les mots sont subordonnés aux idées, voire aux choses ; ce n’est pas l’avis d’Aragon qui découvre à l’œuvre dans la « matière mentale » toute une matière verbale. D’où cette déclaration en faveur d’une philosophie très proche du nominalisme de George Berkeley : « Le nominalisme absolu trouvait dans le surréalisme une démonstration éclatante, et cette matière mentale dont je parlais, il nous apparaissait enfin qu’elle était le vocabulaire même[6] ». Les images contiennent le secret des choses. En quoi Aragon est un idéaliste absolu. Mais de cette pensée par images ce sont les mots qui détiennent la clef. En quoi Aragon est aussi un nominaliste absolu. Une vague de rêves, dont le lyrisme n’étouffe pas la réflexion, est un essai philosophique montrant et démontrant que nous pensons ou éprouvons le monde à travers des rêves et des images qui sont l’œuvre concrète du langage.

L’antiréalisme et l’antimatérialisme forcenés d’Aragon et Breton les ont mis sur la voie de l’immatérialiste Berkeley. À l’automne de 1924, l’évêque irlandais hante le groupe surréaliste. Le 20 octobre, Aragon note sur le Cahier de la permanence du Bureau de recherches qu’il a passé toute la journée avec Breton à aménager la Centrale surréaliste : « un sanglier dans l’escalier, divers fantômes, la cloche Hasard, et une réflexion de Berkeley[7] ». Toujours en octobre, les surréalistes confectionnent une quinzaine de « papillons » parmi lesquels cette recommandation : « PARENTS ! Racontez vos rêves à vos enfants », ainsi que cette phrase signée Berkeley où l’idée générale de triangle est fortement contestée : « APRÈS DES TENTATIVES RÉITÉRÉES POUR SAISIR L’IDÉE DE TRIANGLE, J’AI CONSTATÉ QU’ELLE ÉTAIT TOUT À FAIT INCOMPRÉHENSIBLE. / BERKELEY ». Le 1er décembre, une autre citation de Berkeley, « l’idée du mouvement est avant tout une idée inerte », surgit dans l’éditorial du premier numéro de La Révolution surréaliste. Est ici réitérée la vacuité des idées générales, géométriques ou physiques.

Le phénomène Berkeley ne sera pas un feu de paille. Le récit de Nadja recèle une belle page philosophique ponctuée d’un hasard objectif valant durée automatique. Le 6 octobre 1926, vers minuit, Nadja et André arrivent aux Tuileries et s’asseyent un moment devant le bassin d’où fuse un jet d’eau. Nadja qui paraît en « suivre la courbe » commente : « Ce sont tes pensées et les miennes. Vois d’où elles partent toutes, jusqu’où elles s’élèvent et comme c’est encore plus joli quand elles retombent. Et puis aussitôt elles se fondent, elles sont reprises avec la même force, de nouveau c’est cet élancement brisé, cette chute… et comme cela indéfiniment[8]. » André s’écrie alors : « Mais, Nadja, comme c’est étrange ! Où prends-tu justement cette image qui se trouve exprimée presque sous la même forme dans un ouvrage que tu ne peux connaître et que je viens de lire[9] ? » L’auteur du récit ouvre alors une parenthèse indiquant qu’il est amené à expliquer à Nadja que cette image « fait l’objet d’une vignette, en tête du troisième des Dialogues entre Hylas et Philonous, de Berkeley, dans l’édition de 1750, où elle est accompagnée de la légende : Urget aquas vis sursum eadem flectit que deorsum [c’est la même force qui lance les eaux vers le ciel et les fait retomber] qui prend à la fin du livre, au point de vue de la défense de l’attitude idéaliste, une signification capitale[10]. » Trois images du jet d’eau vont rendre sensible ce moment philosophique. Un tableau métaphysique de Chirico avec bassin et jet d’eau illustrera ce passage de Nadja quand il sera prépublié dans La Révolution surréaliste. Quant à l’édition en volume, elle comprendra une photographie du bassin des Tuileries et la vignette du Troisième dialogue. Dans les Dialogues entre Hylas et Philonous, publiés pour la première fois en 1713, le matérialiste Hylas plaide pour l’existence de la matière comme substance indépendante. À ses yeux, Philonous, l’amant de l’esprit, en niant l’existence de la matière serait un sceptique et un ennemi du sens commun. À l’issue d’échanges serrés, Hylas entendra mieux l’esse est percipi aut percipere (être c’est être perçu ou percevoir), un principe qui ne devrait plus effaroucher le sens commun.

Le point d’indifférence

Aragon et Breton se sont frottés aux Déracinés de Barrès, au ciel étoilé et à l’esthétique transcendantale de Kant, à l’immatérialisme et au nominalisme de Berkeley. Ils se sont emparés du diptyque de Ducasse et ont reconnu que la philosophie englobait la poésie. D’autres individus double face sont venus après Ducasse : Alfred Jarry (identité des contraires), Raymond Roussel (doublure), Francis Picabia (indifférence immobile), Arthur Cravan (poète et boxeur), Marcel Duchamp (méta-ironie), Arp (pile ou face), Vaché (parti pris d’indifférence totale). Dans l’Introduction au Discours sur le peu de réalité, Breton n’aura plus qu’à s’exclamer : « L’indifférent seul est admirable. » Cette galerie d’indifférents annonce la seconde définition canonique du surréalisme : « Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement[11]. » La détermination du point de l’esprit, comme  la découverte du Point Sublime des gorges du Verdon, ressortit non à la dialectique de Hegel mais à la philosophie de Schelling.

Schelling occupe Aragon au moment du Paysan de Paris. En 1801, le philosophe soutient le système de l’identité, qui voit la communion complète du sujet et de l’objet, de la nature et de l’esprit. Pour la Raison, qui est une intuition intellectuelle, il n’y a plus de différence entre le sujet connaissant et l’objet connu. L’identité est une racine où les opposés coïncident. Les surréalistes pouvaient lire cette indication : « Ce point de coïncidence n’est pas une synthèse, mais une unité, et comme dit [Schelling], un point d’indifférence[12] ». Il est utile de préciser que le point d’indifférence, où coexistent les contraires, ne correspond ni à un idéal ni au terme d’un processus de dissolution mais à « un point de départ[13] ».  Le credo du Second manifeste va dans le même sens : « Nous entendons bien aussi nous mettre en position de départ telle que pour nous la philosophie soit surclassée. » Aragon et Breton ont pu glaner dans le Bruno de Schelling divers propos sur l’indifférence originelle et absolue, sur cet « abîme sacré duquel tout sort, dans lequel tout rentre[14] ». En ce point d’indifférence, « les contraires sont un plutôt que réunis », « ils ne cessent point d’être puisqu’ils n’y sont jamais séparés[15] ». Le duo surréaliste a pu être sensible au projet schellingien d’une troisième voie écartant résolument les deux grandes branches de la philosophie : « si l’idéalisme et le réalisme forment les contraires suprêmes de la philosophie, le point de vue de cette indifférence ne sera-t-il pas la base du point de vue de la philosophie sans contraires[16] ? »

Partisans de l’automatisme psychique et du rêve éveillé, sensibles à l’humour et au peu de réalité, Aragon et Breton ont vite mis sur le tapis la question morale et philosophique. Ils se sont métamorphosés en métaphysiciens après avoir fréquenté les salles obscures et surtout après avoir contemplé les tableaux de Chirico, dont la « peinture métaphysique » n’est autre que la transfiguration de la ville de Turin contemporaine des dernières illuminations de Nietzsche puis de son effondrement. Ils ont commencé à élaborer leur philosophie de l’esprit en s’inspirant de la version hallucinée du monde de Berkeley. Aragon a apprécié que Schelling ait établi non une opposition mais une continuité entre la nature visible et le monde des esprits. L’homme grâce à l’interface des songes détient des pouvoirs thérapeutiques, visionnaires, ce qui l’autorise à exprimer son génie artistique ou à communiquer avec les esprits[17]. Le devenir qui combine le cycle naturel et le progrès linéaire est « comparable aux oscillations de la corde bandée d’un arc[18] » ou bien il est à l’image, comme dans Le Paysan de Paris, d’un cerceau bariolé frappé et dirigé par une « baguette magique ». Mieux encore, l’imprévu peut surgir à l’occasion de « devenirs successifs » et irréductibles[19]. Schelling reconnaît qu’il y a une discontinuité foncière entre la détermination idéale du monde et son cours réel. Breton s’est réclamé dans le premier Manifeste d’une pensée analogue de Novalis pour qui l’histoire humaine dévie de sa trajectoire idéale ou de sa destinée naturelle.

La détermination du point de l’esprit est à mettre à l’actif d’une combinatoire collagiste au jeu très ouvert qui voit la contiguïté prendre le pas sur la contrariété. Le Point Sublime des gorges du Verdon a sa réplique dans la décalcomanie du désir sans objet préconçu. Le château étoilé de Prague construit en pierre philosophale rayonne à flanc d’abîme sur le pic du Teide. André Breton, sous le chapiteau étoilé de son esprit, peut explorer les étagements de la pensée, les paliers de la poésie, parmi les mille rosaces enchevêtrées, les mille Ondine, les mille sorties de bain, les mille angles de l’inconnu, etc. Il lui a même semblé qu’il pouvait enfin se fixer à Saint-Cirq La Popie, « produit du plus rare équilibre dans la plus parfaite dénivellation de plans ».

Des consciences solipsistes peuvent-elles communiquer ? La philosophie peut-elle être élaborée à quelques-uns ? Les surréalistes ont essayé de le montrer, au grand dam de leurs concurrents philosophes de la revue Philosophies. Après avoir récusé la pensée logique, l’ordre du monde et le temps linéaire, le duo Aragon et Breton s’est demandé comment tailler et recoller les morceaux, comment découper et détourer les images, comment recueillir et détourner les mots. Les membres du groupe se sont exercés au collage formel des découpures, au collage passionnel des individus, au collage temporel des événements. Ils ont ainsi joué au cadavre exquis du désir et du hasard, découvrant incidemment, et ce fut là leur coup de génie, que les faits ne s’alignaient pas nécessairement mais que des durées se magnétisaient au gré du temps sans fil.

Georges Sebbag

Notes

[1] André Breton, « La Confession dédaigneuse », Œuvres complètes, t. I, p. 194-195.

[2] Louis Aragon et André Breton, « Projet pour la bibliothèque de Jacques Doucet » (André Breton, OC, t. I, p. 631).

[3] Ibidem.

[4] André Breton, Manifeste du surréalisme, OC, t. I, p. 346.

[5] Ibid., p. 338.

[6] Louis Aragon, Une vague de rêves, Œuvres poétiques complètes, t. I, p. 87.

[7] Voir Archives du surréalisme 1, Bureau de recherches surréalistes, Cahier de la permanence, p. 27.

[8] André Breton, Nadja, OC, t. I, p. 698.

[9] Ibidem.

[10] Ibidem.

[11] André Breton, Second manifeste du surréalisme, OC, t. II, p. 781.

[12] Émile Bréhier, Histoire de la philosophie allemande (1921), 3e éd., Vrin, 1954, p. 126.

[13] Ibidem.

[14] F.-W.-J. de Schelling, Bruno ou du principe divin et naturel des choses (1802), tr. C. Husson, Librairie philosophique de Ladrange, 1845,  p. 94.

[15] Ibid., p. 42.

[16] Ibid., p. 235.

[17] Voir Émile Bréhier, Schelling, Félix Alcan, 1912, p. 233-234.

[18] Ibid. p. 276.

[19] Ibid. p. 239.

 

Références

« Aragon & Breton, un projet philosophique », Histoires littéraires, n° 53, janvier-février-mars 2013.

« Aragon & Breton, un projet philosophique » est recueilli (le § 1 un peu remanié) dans Foucault Deleuze. Nouvelles Impressions du Surréalisme, Hermann, 2015, où il constitue le chapitre I.