Wifredo Lam, sept centimètres au-dessus des yeux

 

Couverture Wilfredo LAMIl existe divers modes d’accès aux religions animistes, plusieurs façons d’aborder les arts dits primitifs ou premiers. Il y a d’abord l’expérience vécue au sein de la famille ou de la communauté religieuse comme ce fut le cas pour l’enfant sino-afro-cubain Wifredo Lam qui habitait dans le quartier chinois de Sagra la Grande non loin du quartier lucumi, où les afro-cubains d’origine yoruba honoraient également les divinités orichas et les saints catholiques. Il y a ensuite l’approche ethnographique, par exemple celle de Michel Leiris dans L’Afrique fantôme ou bien celle de Lydia Cabrera dans El Monte, ouvrage de référence sur les religions afro-cubaines et la médecine sacrée à Cuba[1]. Il y a encore la mise sous cloche des objets primitifs dans un musée, ce qui ne va pas sans provoquer diverses tensions et interrogations[2]. Il y a aussi la collusion de la peinture moderne et des objets océaniens telle qu’elle s’est manifestée dans l’exposition Tableaux de Man Ray et Objets des Îles lors de l’ouverture de la Galerie Surréaliste, rue Jacques Callot, le 26 mars 1926 à minuit. Dans le même ordre d’idées il y a le parti pris de la revue Documents de Georges Bataille de mêler l’archéologie, les beaux-arts et l’ethnographie. À quoi vient s’ajouter l’étonnante conjonction dans la revue Minotaure de la mythologie et des peintres, ô combien novateurs, comme Picasso, Dalí ou Masson, sans oublier le numéro spécial de Minotaure consacré à la mission ethnographique et linguistique Dakar-Djibouti. Enfin, il y a les exils, les allers et retours, les retours au pays natal des poètes et des peintres tels que l’uruguayen Joaquín Torres-García, le canarien Oscar Domínguez, le guyanais Léon Damas, le martiniquais Aimé Césaire ou le cubain Wifredo Lam, tous happés par la modernité et trempés dans le primitivisme.

On peut être athée et être néanmoins fasciné par l’art magique ou la magie animiste (André Breton, Wifredo Lam). L’ethnographe qui combine l’empathie et la distance critique peut de surcroît avoir un talent d’écrivain (Michel Leiris, Lydia Cabrera). On peut être surréaliste à la ville, guettant le hasard sur le boulevard ou à la terrasse d’un café, tout en étant un surnaturaliste à la recherche du Point Sublime dans les gorges du Verdon ou sur les pentes du pic du Teide dans l’île de Tenerife, ou bien au Mexique ou encore en Martinique (André Breton) ; de plus, au surnaturalisme sublime et convulsif d’André Breton répond l’expérience extatique et cosmique d’André Masson sur les hauteurs de Montserrat et de Georges Bataille sur les pentes de l’Etna. On peut très bien tout en restant dans son atelier de peintre réveiller de nombreux démons et révéler sur la toile diverses créatures et même renouveler la création (Picasso, Wifredo Lam). Il faut aussitôt préciser qu’il n’y a pas de différence de nature entre l’art magique pratiqué par Wifredo Lam et la mythologie moderne en formation révélée par Giorgio de Chirico, la fulguration magique de l’un n’étant nullement allergique à l’hallucination métaphysique de l’autre.

C’est bien dans un contexte ethnographique et surréaliste, ancestral et moderne, extatique et savamment critique, dans un contexte d’éloignement sidéral puis de rapprochement soudain entre Paris et La Havane, entres les îles caraïbes et les îles océaniennes, qu’il importe de situer la peinture supernaturaliste et inventive de Wifredo Lam.

La femme-cheval

En octobre 1932, en sa qualité d’ethnographe de la mission Dakar-Djibouti, Michel Leiris s’installe à Gondar chez Malkam Ayyahou, la grande prêtresse des génies zar. Il étudie là le phénomène de possession, qui occupera une place centrale dans ses travaux d’ethnologue.  En Abyssinie, on attribue aux zar, génies mâles ou femelles vivant en brousse, la plupart des maladies. Et on considère qu’ils s’attaquent plus fréquemment aux femmes qu’aux hommes. Dès lors une femme malade, possédée par un zar et qui veut se le concilier, fréquentera la maison d’une grande possédée devenue guérisseuse. La malade entrera alors en transe en vue d’une identification du zar et d’un sacrifice réparateur. Or tout le vocabulaire de la transe tourne autour de l’idée que le génie « descend » sur la femme malade, que le zar tel un cavalier « chevauche » la femme possédée. La femme en transe est précisément une femme-cheval. Il n’y a qu’à consulter Lydia Cabrera pour retrouver intact à Cuba le thème du cheval associé à la personne du possédé : « Pour le Noir, n’importe quel état psychique suppose l’intervention de quelque esprit étranger ou d’un oricha qui pénètre dans la personne et prend la place de son moi ou parfois s’introduit en lui sans l’expulser complètement. Dans ce dernier cas, “la venue du saint n’entraîne pas la perte de conscience. Le saint dit seulement ce qu’il a à dire sans que le cheval s’en rende compte.” […] Pour “retirer” ou “faire sortir le saint”, on assied le cheval sur une chaise, on lui couvre la tête d’un voile blanc, on lui souffle dans les oreilles, on prononce quelques mots en langue africaine et on l’appelle très fort par son nom de baptême “pour qu’il reprenne ses esprits”. Ou encore on le couche sur une natte, la bouche ouverte contre le sol, et on congédie le saint, “on lui retire le saint”[3]. »

La femme-cheval est une figure récurrente dans la peinture de Lam : La Fiancée à Kiriwina, Figure, Le Double regard, Je suis (1949), La Fiancée, Zambezia-Zambezia, Tresse d’eau, Nu sur fond noir, Femme-Cheval (1950), Femme assise, Figure, Mujer sentada (1955), La Fiancée pour un dieu (1959), etc. Chez Lam, la femme-cheval ne désigne pas une créature mythologique mi-femme mi-cheval mais une femme possédée par une divinité appelée oricha. En effet, hormis l’attribut féminin des seins, la femme-cheval est un hybride dans trois parties de son anatomie : la chevelure-crinière, les fesses-croupe-queue, la face-naseaux. La transformation en cheval est la condition même de l’entrée en transe. Toutefois, ne faut-il pas s’étonner de l’immobilité voire de la sérénité de la femme possédée par un oricha dans les tableaux de Lam ? Lydia Cabrera, que nous venons de citer, apporte une réponse : on apaise la femme en transe en l’asseyant et en la recouvrant d’un voile blanc. Or ces deux exigences semblent remplies par Lam qui peint souvent la femme-cheval assise et lui couvre la face avec un masque clair ou même un voile blanc, le thème de la Fiancée n’étant sans doute pas étranger à la double idée de cérémonie et de possession.

1-LAM-LA-FIANCEE-1950Pour qu’il n’y ait aucun doute sur la possession inhérente à la femme-cheval, rappelons que les Afro-cubains lucumi vouent un culte aux dieux de la nature orichas, aux « maîtres de la tête ». Quand Changó, dieu de la foudre, Ogún, dieu de la forge, Ochún, déesse des rivières, Yemayá, déesse de l’océan, Elegguá, dieu des carrefours et des messages, quand l’un ou l’autre de ces orichas descend sur son cheval, il prend possession de la tête de l’homme ou de la femme en transe. C’est pourquoi l’on ne sera pas surpris de voir trôner une petite tête ronde d’oricha[4] sur la tête de la femme-cheval, comme dans Je suis, La Fiancée, Nu sur fond noir, Femme assise, Figure ou Mujer sentada.

Le neveu de Picasso

Wifredo Lam passe son enfance et sa jeunesse à Cuba. Il vivra quinze ans de sa vie d’adulte surtout à Madrid puis quittera l’Espagne au printemps 1938 pour rejoindre Paris. Ce sera la rencontre « coup de foudre » avec Picasso qui reconnaîtra et intronisera Wifredo Lam comme peintre. Quelle est la nature de leur lien, qui n’est comparable ni à la relation du maître et du disciple ni aux rapports entre père et fils ? En fait, il y a entre Lam et Picasso une filiation, mais une filiation indirecte telle qu’elle existe entre un neveu et son oncle, et dont Le Neveu de Rameau, le roman de Denis Diderot, est une parfaite illustration. Diderot pose la question suivante : un neveu peut-il être aussi génial que son oncle ? Nous avons montré récemment que le poète et boxeur Arthur Cravan, le neveu d’Oscar Wilde, avait fait en sorte de ne pas se contenter d’être un génial raté comme le neveu de Rameau mais d’égaler en génie son oncle Oscar Wilde[5]. Wifredo Lam est ce neveu voulant égaler en génie l’oncle Picasso, un oncle qui ne se privera pas de souligner le génie du neveu. Et le lien mystérieux qui a uni dans sa jeunesse Wifredo Lam à Mantonica Wilson, sa « marraine » en magie et en religion, cette filiation indirecte se rejoue superbement avec Picasso sur le terrain de l’art et des formes, avec cette conscience chez Lam que le génie n’est ni un legs ni un don mais une conquête, une connivence, une transmission.

Outre sa connivence avec Picasso, Lam se rend complice des surréalistes. En 1941, à Marseille, il illustre d’une part le poème d’André Breton Fata Morgana et il participe d’autre part à la refondation du jeu de cartes, rebaptisé par les surréalistes jeu de Marseille. Ayant à dessiner deux cartes, le choix de Lam se porte sur deux étoiles noires du rêve, le Génie Lautréamont et la Sirène Alice, les deux autres étoiles noires, l’As et le Mage Freud, revenant à Oscar Domínguez. Des quatre couleurs du jeu de Marseille, l’amour, le rêve, la révolution, la connaissance, il est à noter que les peintres natifs de l’île de Cuba et de l’île de Tenerife ont choisi le rêve. Pour le dire rapidement et de façon abrupte, la carte du génie Lautréamont préfigure la jungle foisonnante et supernaturaliste du peintre cubain tandis que la carte de la sirène Alice annonce la femme-cheval possédée par un oricha. Car il n’y a pas de coupure entre le rêve ou l’imaginaire surréaliste et la magie supernaturaliste des religions afro-cubaines.

En partant de Marseille pour l’Amérique sur le même bateau qu’André Breton et Claude Lévi-Strauss, Wifredo Lam se retrouvera à Fort-de-France où, en compagnie d’André Breton, il fera la connaissance d’Aimé Césaire. Ce périple, cette rencontre, puis le retour de Lam à La Havane, signalent une nouvelle donne artistique et anthropologique dans une partie du monde relativement épargnée par la guerre. Ainsi, à La Havane, en 1943, c’est la grande effervescence avec la création par le génial neveu de Picasso de La Jungle, fresque supernaturaliste hallucinant des créatures en transe dans la tonalité des enquêtes ethnographiques de Lydia Cabrera, et comme de juste aussi avec la parution de Retour au pays natal d’Aimé Césaire traduit en espagnol par Lydia Cabrera et illustré par Wifredo Lam. Il en va de même à Fort-de-France où la revue Tropiques d’Aimé Césaire et de René Ménil réussit à faire entendre en dépit de la censure ambiante des expressions dérangeantes comme les voix de la négritude ou les chants de Lautréamont. Il en va aussi de même à New York où la revue VVV d’André Breton grâce au renfort de Marcel Duchamp, Max Ernst, Frederick Kiesler, David Hare ou Matta d’un côté renouvelle le genre de la revue surréaliste et d’un autre côté traite de la question lancinante de la survivance des anciens mythes ou religions et de l’efflorescence de nouveaux mythes en formation.

Lam a inséré des offrandes dans plusieurs de ses tableaux. Or en 1944 il compose spécialement deux tableaux ayant pour motif l’offrande : Autel pour Elegguá et Autel pour Yemayá. Dans l’autel pour le gardien des portes et des croisements comme dans l’autel pour la déesse de la mer, on reconnaît l’oricha à sa petite tête sphérique. Quand en janvier 1947 Wifredo Lam reçoit d’André Breton une lettre l’invitant à participer à une exposition internationale du surréalisme à caractère initiatique visant à affirmer ou à susciter un « mythe nouveau » en particulier à travers l’édification de douze autels, parmi lesquels la Chevelure de Falmer (Les Chants de Maldoror, fin du chant IV), Léonie Aubois d’Ashby (« Dévotion », Rimbaud) ou bien encore le Soigneur de gravité (resté à l’état intentionnel dans La Mariée mise à nu de Duchamp), le peintre expédie de La Havane le télégramme suivant : « Si possible désirerais faire chevelure Falmer amitiés ».

Il n’y a rien d’étonnant à ce que Lam qui avait dessiné la carte du génie Lautréamont dans le jeu de Marseille ait aussitôt porté son choix sur la chevelure de Falmer, ce scalp arraché par Maldoror à un ami de quatorze ans dans un lancer giratoire tel que le corps de l’adolescent s’écrasera contre un chêne tandis que la chevelure blonde sanguinolente restera dans la « main de fer » du lanceur dément. En revanche, on peut s’interroger sur le choix de Breton d’élever douze autels « sur le modèle des cultes païens (indiens ou vaudou, par exemple) », incluant des « mets et offrandes propitiatoires ». Bien sûr, André Breton ne cache pas qu’il voue un culte à Léonie Aubois d’Ashby, « l’une des plus mystérieuses passantes qui traversent les Illuminations », et qu’il renoue alors avec Mont de piété, son premier recueil de poèmes où il exprimait déjà sa reconnaissance à Rimbaud mais aussi à Mallarmé, Apollinaire, Valéry ou Vaché. Mais l’idée d’édifier des autels lui vient sans aucun doute de la peinture magique et propitiatoire de Wifredo Lam ainsi que du souvenir de son séjour à Port-au-Prince où il avait préfacé le catalogue de l’exposition Wifredo Lam et avait assisté en compagnie de Pierre Mabille et de Lam à des cérémonies vaudou. D’ailleurs dans cette préface, qui est suivie de la mention « Port-au-Prince, 9 janvier 1946 », il est clairement dit que dans l’art de Wifredo Lam « s’élabore le mythe d’aujourd’hui ».

À sept centimètres au-dessus des yeux

Prenons justement l’incipit de la préface de Breton au catalogue Lam de Port-au-Prince : « La nuit en Haïti les fées noires successives portent à sept centimètres au-dessus des yeux les pirogues du Zambèze, les feux synchrones des mornes[6], les clochers surmontés d’un combat de coqs et les rêves d’éden[7] qui s’ébrouent effrontément autour de la désintégration atomique. » Nous serons surpris de constater que par la suite Wifredo Lam aura beaucoup puisé dans cet incipit, où André Breton a tenu à mentionner l’explosion de la bombe atomique. Nous avons déjà cité Zambezia-Zambezia. On sait que le coq caraïbe ou antillais deviendra un motif majeur chez Lam. Mais arrêtons-nous à la toile de 1962 intitulée À trois centimètres sur la terre. Dans ce grand tableau, des créatures longilignes, qui semblent découpées dans du papier, sont étendues tête-bêche, ou comme si chacune d’elles reposait sur un hamac. Première caractéristique : le tronc et la tête ne sont, chez ces échalas, que la suite ou le prolongement des membres. Deuxième indication : ces créatures spectrales aux grands pieds et aux larges mains flottent en apesanteur ou, comme le suggère le titre de la toile, paraissent en suspension au-dessus du sol. Troisième trait : une flèche tracée au ras du sol signale une direction ou peut-être même une force ou un courant qui pourrait emporter ces êtres filiformes d’apparence fragile. Quatrième remarque : ces créatures en apesanteur, disposées côte à côte et à l’horizontale, accomplissent sans doute un rite collectif, mais lequel ?

Au fond, Breton dans son incipit nous incite à lever les yeux, à porter le regard vers les hauteurs et sur le lointain. C’est ce panoramique, mais en un plan plus rapproché, que Wifredo Lam exécute dans À trois centimètres sur la terre mais aussi dans d’autres grandes toiles comme Contrepoint (1951), Tropique du Capricorne (1961), L’Indésirable (1962), Le Corps et l’âme I (1966), Adam et Ève (1969), à quoi on pourrait ajouter d’autres tableaux comme Le Tiers-Monde, Le Corps et l’âme II, Les Invités (1966), En famille (1968), À la fin de la nuit (1969), Les Abaloches dansent pour Dhambala, Dieu de l’Unité (1970), où l’horizontal est contrebalancé par l’oblique et le vertical. La possession collective est sans conteste le motif de ces toiles grand format. Tandis que dans les années cinquante la femme-cheval en transe était plutôt représentée seule et assise, dans les années soixante c’est tout un collectif, le cabildo ou la famille, qui danse ou qui entre en transe.

Dès lors on s’aperçoit que la pratique de la transe, avec des créatures assises, couchées sur le sol, ou en lévitation, inclut la venue des dieux, la descente des zar ou des orichas, la présence des morts ou des esprits, ou comme dirait l’autre, la manifestation des instances de l’inconscient comme le ça ou le surmoi. Mais comment au juste Wifredo Lam s’y prend-il pour décrire l’incorporation de l’esprit dans la femme-cheval et pour panoramiquer sur la cérémonie de danse ou de transe collective ?

5-Lam-1962-et-1969

Les corps et les dieux coupés en morceaux

6-Lam-Les-amis-1972L’idée, à laquelle Lam s’est vite rallié, d’élever un autel à la chevelure de Falmer ou plutôt au scalp du jeune ami de Maldoror, participe pleinement de l’imaginaire surréaliste recollant les parties du corps ou de l’invention supernaturaliste débitant le corps en pièces détachées. Les visiteurs de l’exposition de 1947 ont certes aperçu une chevelure dans l’autel dédié à Lautréamont mais ils ont surtout été frappés par l’objet conçu par Lam exhibant une double paire de seins encadrée par deux bras armés d’un coutelas[8]. Si on laisse de côté le rite sacrificiel ou l’idée de castration, ce qui s’impose dans l’objet votif de Lam c’est l’hybridation de deux bras et de deux paires de seins, valant d’ailleurs deux paires de couilles, car pour le peintre sino-hispano-afro-cubain les organes masculins et féminins sont bel et bien interchangeables.

On connaît l’image-choc du bonhomme Acéphale dessiné par André Masson et qui s’étale sur la couverture de la revue Acéphale : un homme au corps athlétique et nu, au cou tranché, les bras écartés, une main brandissant un poignard et l’autre serrant un cœur enflammé ou une grenade, des tripes à découvert recelant un dédale, et un crâne à l’emplacement du sexe. Des formules percutantes émaillaient le premier numéro d’Acéphale de juin 1936 : « Nous sommes farouchement religieux », « Ce que nous entreprenons est une guerre », « L’homme échappera à sa tête comme le condamné à la prison ». En fait la revue Acéphale, et surtout la société secrète Acéphale de Georges Bataille, communauté de corps sans tête, entendaient glorifier le corps en sacrifiant la tête.

En allait-t-il de même chez les surréalistes ? Pour aller vite, il faudrait invoquer, premièrement, « Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre », la phrase de demi-sommeil qui avait donné le coup d’envoi à l’écriture automatique, deuxièmement, le jeu du cadavre exquis où les joueurs recollaient soit des tronçons de phrase soit la tête, le buste et les membres du corps humain, troisièmement, le photomontage du groupe surréaliste associant le plus souvent des têtes sans corps. Tout tend à montrer que les surréalistes sont des collagistes du corps démembré et du temps sans fil. Ils pratiquaient en effet trois types de collage, le collage formel et matériel des mots et des images, le collage passionnel et collectif à quelques-uns ou à plusieurs, y compris l’incorporation d’un défunt, et enfin le collage temporel de durées hasardées. On ne s’étonnera pas que, dans son poème Fata Morgana illustré justement par Wifredo Lam, Breton ait eu une vision d’une foule de têtes privées de corps et posées à même le sol :

Entre le chaume et la couche de terreau

Il y a place pour mille et une cloches de verre

Sous lesquelles revivent sans fin les têtes qui m’enchantent

Les mille et une têtes ressuscitant sous cloche semblent autant de prédécesseurs ou d’intercesseurs de la troupe ou de la compagnie surréaliste. En fait, on perçoit, aussi bien dans le groupe surréaliste, association collagiste de têtes sans corps, que dans la société secrète Acéphale, communauté religieuse de corps sans têtes, des signes avant-coureurs du démembrement du corps politique des sociétés démocratiques. C’est pourquoi il faut prêter attention aux hommes et aux dieux coupés en morceaux qui parsèment les toiles, les gouaches ou les eaux-fortes de  Wifredo Lam.

La petite toile Les Amis (1972), qu’a choisi de montrer la galerie Thessa Herold, mérite qu’on s’y arrête. Nous avons déjà vu que la tête de la femme-cheval était surmontée par un oricha, une petite tête ronde aux petits yeux ronds. Nous avons aussi noté que la créature possédée par une divinité pouvait être debout, assise, couchée, en lévitation ou à l’oblique. Il est facile d’observer que chez Lam les parties du corps féminin comme masculin n’ont pas de place assignée ; les organes semblent affectés d’une humeur baladeuse ; le buste et même la tête ont une propension à s’allonger ; enfin, tout corps peut être pourvu d’un cordon ombilical. Sachant que les créatures sont à la fois divines et humaines, féminines et masculines, animales et végétales, sur terre et dans les airs, singulières et collectives, il n’est pas surprenant que Lam veuille intégrer ces dualités dans la figuration d’un groupe. C’est pourquoi Les Amis, ainsi que La Réunion II (1945), Les Noces (1947), Grande Composition I (1949), Les Invités (1966), Les Abaloches dansent pour Dhambala, Dieu de l’Unité (1970), sans compter plusieurs eaux-fortes illustrant des poèmes d’Aimé Césaire, sont des tentatives d’unifier la diversité des espèces, des genres et des organismes à l’aide précisément des parties du corps démembré. Il y a dans Les Amis : 1. une femme-cheval réduite à une encolure et un fort masque, mais lestée de deux seins lourds ; 2. un masque de vieux chinois ; 3. un cordon ombilical reliant deux orichas à la femme-cheval et au masque chinois ; 4. un oricha raccordé à un sein ; 5. enfin, une créature tenant tout à la fois de l’enfant, du masque et de l’oricha.

Comme ses amis surréalistes, Lam est un collagiste de têtes sans corps. Ou plus exactement le peintre cubain dispose essentiellement de têtes ou de masques, agrémentés ici et là d’organes de reproduction ou de lactation ; et il a aussi recours au cordon ombilical, car il faut bien le reconnaître, la tentative d’unifier des créatures pourvues d’une tête et d’une autre partie du corps n’est pas chose aisée.

On peut aussi admirer, parmi les œuvres exposées, six pastels sur fond noir de 1978, provenant d’une série relative à la société secrète Abakua. On a l’impression que le peintre a participé au jeu surréaliste du cadavre exquis. Un cadavre exquis dont Lam n’aurait dessiné que la partie haute. En voici la description sommaire :

  1. une tête enfantine surmontée d’un oiseau ;7-Lam--Sans-titre-1978
  2. une tête ronde paraissant imiter les fleurs et les végétaux dont elle est coiffée, ce qui ne laisse pas d’inquiéter ;
  3. une tête hagarde assimilant plutôt la forme d’un pot de fleurs ;
  4. le même type de tête, mais reposant sur un buste dont des cercles concentriques marquent la courbure des seins, le tout blanc sur noir ;
  5. encore d’étonnants tracés blanc sur noir, avec tête et buste, mais où la tête et le buste sont phagocytés par une paire de seins ou de couilles, difficile de trancher ;
  6. enfin, un superbe masque de parade, étonnamment incliné par rapport au buste.8-Lam-Sans-titre-1978

Le collagisme de Lam

À Cuba, le Mayombe ou Règle de Palo Monte[9], définit un ensemble de pratiques et de rites magiques. Les mayomberos ou magiciens confectionnent une nganga en mélangeant dans un pot de terre ou de fer divers débris – ossements humains ou animaux, pierres, terre, bouts de bois, insectes, etc. – représentant les esprits des morts et les esprits de la forêt. Alors que le mayombero dit chrétien sollicite les esprits à des fins bénéfiques, le mayombero dit juif travaille à des fins maléfiques[10] . Lydia Cabrera observe que, pour les Afro-cubains, la magie chinoise serait la plus puissante, la plus impénétrable de toutes les magies[11]. On comprend mieux pourquoi Hector Hyppolite, peintre haïtien et initié vaudou, a préféré répondre à André Breton, qui l’interrogeait sur la peinture de Lam, qu’il n’y voyait que « magie chinoise »[12].

En réalité, l’art magique de Lam n’est pas plus la défense et illustration de la magie chinoise que de la magie africaine. De même, le peintre cubain n’est pas plus mayombero « chrétien » que mayombero « juif ». Il n’est pas non plus un magicien ou un sorcier « métis » qui aurait touillé dans son chaudron les magies de toutes les îles et de tous les continents. Lam puise dans le collagisme surréaliste comme dans la magie supernaturaliste, à seule fin d’inventer. Il n’est pas pour rien le neveu de Picasso. Et pour égaler le génie de l’oncle, il lui faut se singulariser et trouver.

Essayons de percer certains secrets de l’art magique de Lam :

  1. Le corps est démembré (postulat propre aux surréalistes).
  2. La danse ou la transe sont autant féminines que masculines.
  3. Une superposition de têtes équivaut à une possession.
  4. Quand la femme-cheval est assise, le rite de possession touche à sa fin.
  5. De même qu’une nganga mêle les traces des esprits et les débris de la nature, un tableau fait la collecte de fragments d’espèces et de parties du corps.
  6. Une tête peut réunir diverses parties du corps et tout un corps peut se réduire à un membre ou à une sorte de tige.
  7. Le masque vaut le visage (croyance partagée par les primitifs et les dandys).
  8. La Jungle, les Brousses et les têtes sans corps de Lam annoncent les multitudes, les foules, le pullulement des têtes d’Antonio Saura.
  9. Le cordon ombilical n’est jamais coupé.
  10. Un jeu de mots peut faire surgir une partie du corps. Exemple (en français) : dessin = des seins.
  11.  Le totémisme de Lam est beaucoup plus débridé que la quête par Torres-García de symboles universels et primitifs.
  12. De même que le cinéaste japonais Yasujirô Ozu plantait sa caméra le plus près du sol, Wifredo Lam effectuait ses collages de signes et de parties du corps « à trois centimètres sur la terre ».
  13. Grâce à Lam, nous perçons le visible et percevons l’invisible « à sept centimètres au-dessus des yeux ».

 Georges Sebbag

Notes

[1] L’ouvrage El Monte (1954) de Lydia Cabrera est désormais accessible en français sous le titre La Forêt et les Dieux (trad. Béatrice de Chavagnac, éd. Jean-Michel Place, Paris, 2003). On lira avec intérêt d’Erwan Dianteill, d’une part sa préface à La Forêt et les Dieux, d’autre part son article sur les religions afro-cubaines dans le catalogue Lam métis, Musée Dapper, 2001.

[2] Le musée, institution profane, a-t-il pour vocation d’accueillir des objets sacrés ? Mais, aujourd’hui, le musée n’est-il pas l’ultime refuge du sacré ? Il est difficile de se prononcer, quand on songe aux médias, instance profane par excellence, qui bénissent à tour de bras et diabolisent en permanence.

[3] Lydia Cabrera, La Forêt et les Dieux, ibid., p. 42-43.

[4] La petite tête ronde d’oricha est en fait celle du gardien des portes et des croisements, l’oricha Elegguá. Voir six têtes d’Elegguá taillées dans la pierre et aux yeux de coquillage (La Forêt et les Dieux., p. 91). Néanmoins, d’autres orichas affectent aussi une tête ronde. Voir leurs statuettes (La Forêt et les Dieux, p. 45).

[5] Voir G. Sebbag, « Le neveu d’Oscar Wilde », catalogue « Arthur Cravan. Le neveu d’Oscar Wilde », commissaire de l’exposition : Emmanuel Guigon, Musées de Strasbourg, 2005.

[6] Morne (mot créole) : petite montagne de forme arrondie.

[7] L’expression « rêves d’éden » n’est pas anodine sachant que les deux premiers poèmes publiés par André Breton en mai 1912 dans la  revue du collège Chaptal Vers l’Idéal s’intitulent « Le rêve » et « Éden… ».

[8] L’objet conçu par Lam n’est peut-être pas étranger à la photographie de Man Ray d’une double paire de seins publiée dans La Révolution surréaliste n° 1, page 15. D’autant plus qu’à la page 14 il y a un dessin d’André Masson avec des mains, un couteau et une scie.

[9] Palo = bâton, pieu, arbre ; Monte = savane, friche tropicale, forêt.

[10] Je me permets de remarquer que la Règle de Palo Monte emprunte au catholicisme un certain antijudaïsme.

[11] Lydia Cabrera, La Forêt et les Dieux, ibid., p. 35.

[12] André Breton, Le Surréalisme et la peinture, Gallimard, 1965, p. 311.

 

Références

« Wifredo Lam, sept centimètres au-dessus des yeux », préface au catalogue Wifredo Lam, Orichas, avec traduction en espagnol, galerie Thessa Herold, printemps 2006.