Vouloir constructiviste et désir surréaliste

Couverture-La-Revue-des-revues

Durant les années 1920, les revues littéraires et les revues d’art naviguent pour la plupart entre les journaux et les livres, entre les organes de presse et les maisons d’édition. Car si la presse est une industrie et l’édition un commerce, c’est plutôt à fonds perdus que des amis, poètes ou artistes, envisagent de publier leur premier numéro de revue. Ce que les fondateurs ou les animateurs d’une revue entendent exercer au premier chef, c’est une liberté d’expression. Non d’ailleurs comme acte politique, mais comme un ballon d’essai intellectuel ou comme une provocation esthétique.

Les revuistes sont assis entre deux chaises. Ils aimeraient épouser leur temps et assurer à leur revue une parution régulière. Mais ils lorgnent aussi du côté du livre, conçu comme un objet singulier et durable. Toutefois, en dépit des sirènes du journalisme et du prestige des ouvrages de librairie, les revues ne le cèdent en rien aux journaux et aux livres. Elles forment un vrai monde à part. Un monde où se forgent des réputations, où se nouent des alliances et où tout ce petit monde s’observe. Si, à cet égard, les revues constructivistes sont plutôt tentées de se reconnaître entre elles ou même de se fédérer à l’échelle de l’Europe et de l’Amérique, la revue des surréalistes, en revanche, affiche farouchement son identité exclusive. Même s’il lui est arrivé à un moment donné de tenter une fusion avec la revue communisante Clarté. On sait que le projet de parution de La Guerre civile, revue qui aurait dû remplacer en mars 1926 La Révolution surréaliste et Clarté, n’a pas abouti.

 

Qu’est-ce qu’une revue surréaliste ?

Ce qui frappe d’abord, en ne se limitant pas aux années vingt, c’est la longévité du mouvement surréaliste et donc de la revue surréaliste : cinquante ans d’existence, de mars 1919 à mars 1969. Et cette longévité permet d’indiquer ce qui distingue une revue surréaliste d’une revue institutionnelle. Tandis que les fondateurs et héritiers de la Revue des deux Mondes, de la NRF ou des Temps modernes se sont accrochés à leur titre emblématique, le groupe surréaliste a usé, à Paris, ou à New York, à travers la personne d’André Breton, d’une dizaine de titres : Littérature, La Révolution surréaliste, Le Surréalisme au service de la Révolution, Minotaure, VVV, Néon, Médium, Le Surréalisme, même, Bief, La Brèche et L’Archibras. Aucun de ces titres, si on met à part Minotaure, n’a servi plus de cinq ans. Le changement d’étiquette n’a évidemment rien de commercial. Il traduit des bouleversements internes ou des mutations dans la société. Il est possible que le titre Le Surréalisme au service de la Révolution ait résulté d’un choix tactique visant à faciliter le voyage à Moscou de l’ambassadeur surréaliste Louis Aragon. Quant au titre Médium, il a joué clairement sur le double sens, médiumnique et médiatique, de la « communication surréaliste ». Rappelons aussi que Littérature, le premier titre dada-surréaliste, n’a plus du tout souffert d’être interprété comme un hommage à la sacro-sainte littérature, lorsque Picabia a pu inscrire sur la couverture du numéro de décembre 1922, ce titre homophone : Lits et ratures, accompagné de dessins insolents.

La revue surréaliste n’est pas plus une revue d’avant-garde qu’une revue institutionnelle. Elle n’a pas pour ambition de prendre la tête des revues nouvelles ou rebelles. Elle aurait plutôt tendance à les ignorer. Car ce qui titille et exaspère les surréalistes, c’est la puissance médiatique de la publicité et de la presse. « Rivalise donc poète avec les étiquettes des parfumeurs » : ce vers d’Apollinaire tiré du poème « Le musicien de  Saint-Merry »,  Breton et ses amis entendent l’appliquer à la lettre. Dès lors qu’un puissant modèle médiatique s’épanouit dans la ville, sur les affiches, dans les vitrines, et à travers les colonnes des journaux de tous bords qui cultivent le conformisme, le mensonge ou le décervelage, la revue surréaliste propose un contre-modèle. Elle invente pour sa part une formule inédite, une sorte de contre-journal rédigé par des poètes ou des esprits libres. Elle espère aussi, à l’instar d’une revue à grand spectacle, éblouir et séduire. Elle n’hésite pas non plus à brusquer le public, à le scandaliser, tout en évitant les recettes et les redites du tapage dadaïste.

Le surréalisme qui a compris le formidable pouvoir de la publicité et de la presse, est le premier mouvement, dans la culture occidentale, qui ait développé continûment une stratégie multimédia combinant l’écrit et la photographie, la peinture et le ready made, le film et la politique, etc. La revue étant le medium surréaliste par excellence, c’est à ce médium surréaliste que s’articulent d’autres médias surréalistes tels que les tracts surréalistes, les manifestes surréalistes, les brochures et ouvrages édités sous le label des Éditions Surréalistes, les enquêtes surréalistes, les recherches expérimentales, les réunions au café, les manifestations ou les expositions dans le cadre de la Galerie Surréaliste ou des Expositions internationales du surréalisme.

On ne conçoit pas de groupe surréaliste sans revue. Expression singulière et collective du projet surréaliste, autobiographie du mouvement, jonction des poètes et des peintres, lieu d’échange avec les surréalistes du monde entier, la revue sert à la fois de machine offensive et de laboratoire, de création intempestive et de témoignage, de manifeste politique et poétique. Le hasard objectif y convoque faits divers et récits de rêve, jeux et enquêtes, illustrations et pièces à conviction, déclarations collectives et écritures automatiques. La revue paraît en fonction du désir et de l’événement.

revue Qu’est-ce qu’une revue constructiviste ?

Nous nous limiterons à cinq revues constructivistes publiées à Paris et en province : L’Esprit nouveau, fondé par Paul Dermée, Amédée Ozenfant et Le Corbusier, Manomètre, la revue lyonnaise d’Émile Malespine, Vouloir, des nordistes Donce-Brisy, Rochat et Del Marle, l’unique numéro des Documents internationaux de l’Esprit nouveau de Dermée et Seuphor et enfin Cercle et carré, de Seuphor et Torres-García.

Voici quelques principes régissant les revues constructivistes :

  1. Le vouloir. Le vouloir constructif, expression combinée d’un élan créateur et d’un choix abouti, donne sa pleine mesure tout au long de la phase d’exécution ou de réalisation. L’objet construit est d’ailleurs là pour témoigner du pouvoir d’emprise et d’extériorisation de la volonté constructive.
  2. Les axiomes et les schèmes géométriques. Ils sont au cœur du développement des sciences et des techniques, mais aussi du dévoilement des beaux-arts.
  3. Le bel aujourd’hui de la modernité. Il y a un impératif du nouveau après le déchaînement de la pulsion de mort durant la Grande Guerre.
  4. L’unité synthétique. C’est sous l’égide de l’architecture ou de la peinture que tous les arts peuvent remporter la palme de la beauté dans la sphère de l’utile.
  5. L’union fédérale des revues à l’échelle européenne ou même américaine. De Vienne à Amsterdam, en passant par Lille ou Anvers, il y a une union sacrée des revues à tendance constructiviste, avec une intense circulation des noms, des graphismes et des projets.
  6. Le pacifisme et le populisme. Les meneurs de revues ne sont surtout pas coupés du peuple. Ils ont une haute mission sociale.

À vrai dire, le constructivisme de notre échantillon de revues allant de L’Esprit nouveau à Cercle et carré n’est pas absolument pur. En effet, divers ingrédients futuristes, dadaïstes et même expressionnistes s’y mêlent. De plus, il faut noter que le constructivisme d’un Del Marle ou d’un Seuphor s’autoconstruit justement. Et il ne puise pas directement dans la source originelle des constructivistes russes.

Pour nous résumer, le constructivisme qui est à l’œuvre dans les revues des années 1920, a un goût accusé pour le concret qui finit par se résoudre dans l’abstraction, sans que cela corresponde d’ailleurs à un processus dialectique de type hégélien.

Formules et notations constructivistes

Octobre 1920 : pour Dermée, Ozenfant et le Corbusier, il y a « esprit nouveau » quand un « esprit de construction et de synthèse, d’ordre et de volonté consciente » se manifeste dans tous les domaines, arts et lettres, sciences pures ou appliquées.

Mars 1923 : Manomètre publie un texte et une composition graphique de Lajos Kassák intitulés « Bildarchitektur », où il est clairement entendu que « notre époque est celle de constructivité ».

Janvier 1924 : la revue Vouloir se présente comme un « organe constructif de littérature et d’art moderne ».

Décembre 1925 : le groupe Vouloir organise une exposition de « quatre peintres constructeurs » : Del Marle, Kupka, Huguet, Lempereur-Haut. Et comme l’explique Maurice Bataille : si « la beauté est dans le rythme », c’est « la construction » qui est « la raison du rythme ».

Février 1926, l’éditorial de Vouloir enfonce le clou : « Construction implique la recherche d’un ordre supérieur au chaos apparent, un choix des éléments, une architecture volontaire en vue d’une création rythmique. » Dans le même numéro, Del Marle considère que l’art réunissant Mondrian, Van Doesburg, Domela et Huszar est un « art essentiellement constructif »

1926-1927 : « vers un art prolétarien », « lyrisme », « ambiance » et « cinéma », les quatre derniers numéros de Vouloir traduisent, à travers un ralliement à l’esthétique néo-plastique, une volonté constructiviste de rapprocher la politique et la poésie, l’art et le peuple.

1927 : on trouve dans l’unique numéro de Documents internationaux de l’Esprit nouveau des photos de bâtiments, de scénographie ou de meubles tout à fait comparables à celles publiées dans Vouloir.

Mars 1930 : le constructivisme atteint son apogée quand, dans Cercle et carré, Seuphor use des concepts  d’« architecture » et de « structure » et que Torres-García intitule son article « vouloir construire ».

La revue Vouloir et la revue Sicrevues 2

Le vouloir-vivre dont se réclament les fondateurs de Vouloir a sans doute des affinités avec le vouloir-vivre schopenhauerien, nietzschéen ou futuriste. Mais, s’il fallait établir une filiation directe, ce serait plutôt avec la revue Sic de Pierre Albert-Birot. En mai 1916, la revue Sic  conjugue le mot «  Volonté » sur toute une page très travaillée sur le plan graphique et surmontée du titre : « (Style = Ordre) = Volonté ». À la question de savoir qui a fait l’art égyptien… l’art grec… l’art gothique… les arts italien, flamand, espagnol… l’art français… le cubisme et le futurisme…, Albert-Birot répond imperturbablement : « Volonté », « Volonté », « Volonté », etc. Et après avoir aligné l’équation : « guerre + cubistes + futuristes = volonté = (ordre = style) », il propose cette autre équation à valeur prédictive : « guerre + cubistes + futuristes + x  = prochaine renaissance française », étant entendu que la lettre x figurant dans la formule désigne l’apport éclatant d’Apollinaire mais aussi celui à venir de Pierre Albert-Birot, le chantre du nunisme, de l’instant présent.

Les collaborateurs de Vouloir ont-ils lu Sic ? Je ferai l’hypothèse qu’au moins l’un d’entre eux, à savoir Marcel Millet, s’est intéressé à la publication d’Albert-Birot. En effet, en juillet 1916, dans une rubrique réservée aux lecteurs, Sic a publié trois lignes d’un certain « Marcel Mil. Poète ». Voici les lignes en question : « La guerre aura occasionné des examens de conscience artistique, des rectifications d’idées, de style. Une mise au point, à peine… La psychologie y gagnera, les idées de force et de vie aussi. » Dans les propos de Marcel Millet pointe un vitalisme, qui semble tout à fait accordé au volontarisme de la future revue Vouloir.

En mars-avril 1919, Albert-Birot, sous le titre « Thermomètre littéraire de Sic », établit une sorte de palmarès de dizaines de revues. Tandis que 391 de Picabia, Dada 3 de Tzara et Les Jockeys camouflés de Pierre Reverdy, recueil de poèmes avec des dessins de Matisse, figurent dans le tiercé de tête, on peut remarquer que la revue Les Humbles de Maurice Wullens, celle qui servira de cheval de bataille aux poètes de Vouloir, est largement distancée. Elle figure en bas du tableau, dans la course des revues.

Ce qui distingue la revue Vouloir de la revue Sic, c’est qu’en matière de poésie les rédacteurs de Vouloir, même s’ils invoquent Walt Whitman, ne se sont pas du tout frottés comme Albert-Birot à la fraîcheur moderniste d’un Guillaume Apollinaire. L’auteur d’Alcools et de Calligrammes, rappelons-le, étant le promoteur du mot « surréalisme » et de l’expression « esprit nouveau », mot et expression qui occuperont justement la scène des revues des années vingt. Car la poésie et la prose d’un Théo Varlet ou d’un Marcel Millet, qui abondent dans Vouloir, lorgnent trop du côté d’Émile Verhaeren ou de la littérature prolétarienne, pour s’inscrire vraiment dans le courant moderniste.

Il y a un déséquilibre patent dans la revue Vouloir. D’un côté, une volonté constructiviste dans les beaux-arts, d’un autre côté, une prose poétique lestée de tournures symbolistes et même naturalistes.

Esprit nouveau et surréalisme

Quand Apollinaire, en 1917, lance les mots « surréalisme » et « esprit nouveau », il ne se doute pas de leur bonne fortune. Il nous faut en préciser le sens, car ces termes varient beaucoup selon qu’on a affaire aux puristes et constructivistes de la revue L’Esprit nouveau ou aux dada-surréalistes de Littérature et de La Révolution surréaliste, qui préconisent l’écriture automatique et publient leurs rêves.

Commençons d’abord par Apollinaire. Pour le poète, qui est aussi l’auteur d’un scénario haletant intitulé La Bréhatine, le grand ressort de l’ « esprit nouveau », c’est la surprise. Mais à y regarder de près, la conférence d’Apollinaire du 26 novembre 1917 sur « L’Esprit nouveau » conserve une grande retenue. Elle n’a rien de fracassant si on la compare avec « L’Antitradition futuriste », ce « manifeste-synthèse » du 29 juin 1913 où Apollinaire disait carrément merde, entre autres, aux critiques, aux pédagogues, aux musées, aux dandysmes, aux académismes, au scientisme, ou encore à Montaigne, Wagner, Beethoven, Edgar Poe, Walt Whitman et Baudelaire, alors qu’en contrepartie il offrait une rose à Marinetti, Picasso, Boccioni, Apollinaire, Paul Fort, Mercereau, Max Jacob, Carrà, Delaunay, Henri Matisse, Braque, ainsi qu’à des dizaines d’artistes ou poètes, parmi lesquels étaient cités Del Marle, Théo Varlet et Nicolas Beauduin qui participeront justement à la revue Vouloir.

Voyons ensuite les protagonistes de la revue L’Esprit nouveau. Ce n’est pas sur l’esthétique de la surprise que Dermée, Ozenfant et Le Corbusier fondent leur revue, mais sur un certain purisme qu’on pourrait rattacher à la fois à la pureté selon Reverdy et aux formes pures de la sensibilité de Kant, pour qui l’espace et le temps sont les deux cadres formels de notre perception.

Quant aux dada-surréalistes, ils avalisent à leur manière l’expression « esprit nouveau ». En mars 1922, on peut lire dans le premier numéro de Littérature, nouvelle série, « L’esprit nouveau », un récit impersonnel non signé daté du lundi 16 janvier. Louis Aragon, André Breton et André Derain qui se retrouvent au café des Deux Magots constatent qu’ils viennent successivement de manquer leur rencontre avec la même jeune femme, dont chacun avait pu observer la dérive rue Bonaparte ou devant la grille de Saint-Germain-des-Prés. Ce non-événement semble faire événement, la coïncidence des trois rencontres produisant une durée significative. La déconvenue de trois amis face à une jeune fille d’une beauté peu commune, « avec on ne sait quoi d’extraordinairement perdu », face à un « véritable sphinx » qui a évité de les interroger, provoque le premier procès-verbal de hasard objectif.

Il est curieux de noter que Breton et Aragon se sont emparés de l’expression « l’esprit nouveau » pour désigner ce qui allait vite apparaître comme l’événement majeur du surréalisme, à savoir la pluie de coïncidences du hasard objectif.

Cependant, ce sera autour du mot « surréalisme » qu’éclatera durant l’été et l’automne 1924 une violente querelle. D’un côté, il y a ceux qui désormais se disent surréalistes et s’apprêtent à publier le Manifeste du surréalisme, Une Vague de rêves et la revue La Révolution surréaliste. D’un autre côté, il y a le poète Ivan Goll qui publie en octobre 1924 le premier et unique numéro de la revue Surréalisme, où figurent, en particulier, Robert Delaunay, Pierre Albert-Birot, Paul Dermée, Jean Painlevé et Pierre Reverdy. C’est que Goll et ses amis revendiquent l’héritage d’Apollinaire. Et dans le procès en légitimité qu’ils décident d’instruire, ils rendent publique, dans la  revue Surréalisme, une lettre d’Apollinaire à Paul Dermée de mars 1917. Voici ce qu’écrivait Apollinaire dans la lettre versée au dossier : « Tout bien examiné, je crois, en effet, qu’il vaut mieux adopter surréalisme que surnaturalisme que j’avais d’abord employé. Surréalisme n’existe pas encore dans les dictionnaires, et il sera plus commode à manier que surnaturalisme déjà utilisé par MM. les Philosophes. »

En outre, l’article ouvrant la revue Surréalisme s’intitule « Manifeste du surréalisme ». Juste au moment où paraît le Manifeste du surréalisme d’André Breton. C’est dire que la polémique s’envenime. Résumons le manifeste d’Ivan Goll : 1. il s’inscrit dans la poétique d’Apollinaire. 2. il rend un hommage appuyé à la théorie de l’image de Reverdy, d’ailleurs fort appréciée par André Breton : « Les plus belles images sont celles qui rapprochent des éléments de réalité éloignés les uns des autres le plus directement et le plus rapidement possible ». 3. sous le surréalisme de Goll pointe en réalité un fédéralisme constructiviste : « Le surréalisme ne se contente pas d’être le moyen d’expression d’un groupe ou d’un pays […] Il signifie la santé, et repoussera aisément les éléments de décomposition et de morbidité qui surgissent partout où quelque chose se construit. » 4. Il suffit de citer le paragraphe final de ce « Manifeste du surréalisme » pour s’apercevoir qu’Ivan Goll et peut-être même ses amis Dermée ou Delaunay baignent alors en plein constructivisme : « Notre surréalisme retrouve la nature, l’émotion première de l’homme, et va, avec un matériel artistique complètement neuf, vers une construction, vers une volonté. » « Construction » et « volonté », voilà les deux mots lâchés par Ivan Goll en octobre 1924, lâchés paradoxalement au nom du surréalisme.

La ville des constructivistes et des surréalistes

La ville est l’affaire des uns comme des autres. Les constructivistes entendent rebâtir, moderniser, voire bousculer la ville. Il suffit de penser à la table rase de quelques arrondissements de Paris envisagée par Le Corbusier dans le plan Voisin. Les surréalistes s’entendent pour habiter et fureter dans certains quartiers de Paris et s’il leur arrive de transfigurer ou de déplacer des monuments, c’est en imagination. Mais les architectes constructivistes et les poètes surréalistes on beau aimer la ville, un dialogue de sourds s’installe entre les deux bords.

Le 18 avril 1925, à Madrid, lors d’une conférence à la Résidence des étudiants, Louis Aragon prononce ces paroles : « si vous me demandez ce qui marque cette année par laquelle le siècle coud l’un à l’autre ces deux premiers quarts, cette année qu’on a cru célébrer à Paris par une exposition des arts décoratifs qui est une vaste rigolade, je vous dirai que c’est au sein même du surréalisme, et sous son aspect, l’avènement d’un nouvel esprit de révolte, un esprit décidé à s’attaquer à tout. » Le 15 juillet 1925, quand la conférence d’Aragon sera publiée dans La Révolution surréaliste, les propos évoquant l’Exposition internationale des arts décoratifs seront illustrés par une photo de Man Ray accompagnée de cette légende laconique et ironique : « Compte rendu de l’Exposition des arts décoratifs ». La photo reproduisait une des réalisations de l’Exposition, à savoir les Entrées monumentales de la Concorde par Pierre Patout. Les surréalistes n’avaient pas besoin de fulminer, par exemple, contre le pavillon de L’Esprit nouveau, il leur suffisait de montrer cette élévation de fûts de cheminée, cette installation en plein Paris de hauts-fourneaux.

Pour André Breton et ses amis, le parcours d’une ville correspond moins à une activité sociale et fonctionnelle qu’à une expérience énigmatique et initiatique, telle qu’elle se déploie dans les toiles métaphysiques de Giorgio De Chirico. En décembre 1920, sous le pseudonyme de Germain Dubourg, Louis Aragon propose dans Littérature un « Projet de réforme des habitations » comportant une panoplie d’innovations telles que « Tentures de caresses », « Fauteuils boxeurs », « Entrées-baignoires », « Portes en lames de rasoir », « Portes intérieures ne laissant passer que les cœurs purs » ou « Radiateurs répondant quand on les appelle ». À la même époque, Aragon rapporte une rencontre capitale entre le héros de son roman Anicet ou le Panorama et Arthur Rimbaud. Le poète des Illuminations confiait à Anicet : « Paris devint pour moi un beau jeu de constructions. J’inventai une sorte d’agence Cook bouffonne […] L’Obélisque fit pousser le Sahara place de la Concorde, tandis que des galères voguaient sur les toits du Ministère de la Marine […] On habita sans inquiétude dans des immeubles en flammes, dans des aquariums gigantesques. Une forêt surgit soudain près de l’Opéra, sous les arbres de fer de laquelle on vendait des étoffes bayadère. » Tirant la leçon de la méthode hallucinatoire de son aîné Arthur, le jeune Anicet entreprend d’explorer le passage Jouffroy qu’il baptise passage des Cosmoramas. En 1924, Aragon prolongera ses voyages, ses expéditions dans les galeries couvertes en consacrant la principale des deux parties du Paysan de Paris au passage de l’Opéra, dont les galeries du Thermomètre et du Baromètre étaient d’ailleurs vouées à une prochaine démolition.

En dépeignant, dans Le Paysan de Paris, l’atmosphère mystérieuse du passage de l’Opéra, Aragon s’attarde sur deux cafés, Le Petit Grillon et Certà, où depuis 1919 se réunissent les dada-surréalistes. Chez Certà, de grands fûts surplombent le comptoir, on sert le porto à la tireuse ; dans la salle, des sièges sont disposés autour des tonneaux. Le surréalisme n’existerait pas sans un lieu de ralliement quotidien. Quartier général et salon particulier, le café permet à Breton, Aragon et les autres de se rencontrer sans se couper du monde. Le café surréaliste mêle de façon inextricable le privé et le public, la poésie et la politique, la parole et l’écriture, l’insolite et le quotidien, la salle et le bar, la terrasse et la rue, le passant et Paris, l’autobiographie du mouvement et l’histoire du moment.

Du peintre Torres-García, qui incarne à merveille l’idée constructiviste, prenons le tableau de 1928 intitulé Le Café. Tout y est analysé, géométrisé, schématisé, aussi bien les clients et les clientes hiératiques vues de face, de dos ou de profil, aussi bien les sièges, les tables, les verres, la tasse ou la bouteille, aussi bien l’horloge que les inscriptions. Le peintre constructiviste restitue un rituel et une ambiance qui ne jurent pas avec les données fondamentales du café surréaliste. Au contraire, en dessinant l’assise et l’attente des clients, en pointant le flottement des inscriptions, en captant la dynamique des lieux et des objets, le café constructiviste parvient à retracer les linéaments des forces magnétiques propres au café surréaliste.

Comment construire une revue

Sous des allures iconoclastes ou destructrices, les futuristes, les dadaïstes, les surréalistes ont tout autant que les constructivistes le souci de réaliser un objet, en l’occurrence une revue. Ils s’aperçoivent les uns et les autres que le processus de fabrication de l’objet imprimé est inséparable de l’acte créateur. Déjà Mallarmé, Apollinaire et Reverdy, attentifs au vide et aux espacements typographiques, avaient spatialisé, objectivé, autonomisé le poème.

Il n’échappe plus aux revuistes des années 1920 que l’œil du public est familiarisé avec la typo des affiches, l’agencement des étiquettes, la mise en page des journaux. Dada-surréalistes ou constructivistes, ils ont pris conscience que l’objet-revue était lui-même un objet architectural, un objet construit. Il n’y a d’ailleurs pas sur ce plan de différence de nature entre La Révolution surréaliste et Cercle et carré. On sait que La Révolution surréaliste a emprunté couverture et maquette à La Nature, revue hebdomadaire de vulgarisation scientifique ; en  proposant au public des textes entrecoupés de photos dans un format de magazine bâti sur deux colonnes, les surréalistes n’ont visé à rien d’autre qu’à lui faciliter la lecture en l’entraînant sur des chemins déjà balisés. Un même parti pris qu’on retrouvera dans Documents, la revue de Georges Bataille.

Quant à Seuphor et Torres-García, ils font un coup d’éclat en traitant le titre de leur revue comme un rébus ou un pictogramme. De plus, en adoptant un grand format rectangulaire, 24 cm x 32 cm, ils peuvent à leur guise transformer leur revue en catalogue d’exposition, comme c’est le cas dans Cercle et carré n° 2.

Comment construire une revue ? Comment concevoir un objet quasi architectural destiné à être perçu, parcouru, visité et peut-être même à être hanté ou habité ? Cette question lancinante des conditions de possibilité, cette question foncièrement kantienne et rationnelle, est en réalité partagée autant par les peintres et architectes constructivistes que par les collagistes dada-surréalistes. Cependant, les uns et les autres, avant d’inviter le public à contempler la façade ou à pénétrer dans le bâtiment, se sont astreints à esquisser des plans, mais aussi ils ont dû, tout en conduisant leurs travaux, plus ou moins patauger sur leurs chantiers à ciel ouvert.

Construire du nouveau et recoller des morceaux

Si l’on voulait définir le constructiviste et le dada-surréaliste comme un idéal-type, à la manière de Max Weber, il faudrait dire que le premier élabore du nouveau tandis que le second recolle des morceaux. Et il faudrait ajouter, et c’est là où le paradoxe éclate, que le novateur constructiviste fait fond sur la raison, une raison ouverte sans doute, tandis que le collagiste surréaliste, apparemment conservateur, se fie à son imagination ou se laisse emporter par le désir.

Il faudrait aussi avancer que le constructiviste développe son raisonnement encore et toujours, de façon obstinée, tandis que le surréaliste accepte plus facilement l’intrusion du monde, la fatalité de l’événement.

Construire du nouveau : pour des rationalistes purs et durs, pour des adeptes de la mesure comme les constructivistes, ce projet fracassant ne paraît pas si démesuré. En cela, les constructivistes sont des utopistes de la raison.

Recoller des morceaux : pour des poètes, ce projet semble d’autant plus réalisable qu’il leur est loisible de jouer avec les éléments les plus disparates. En cela, les surréalistes, moins immodestes que leurs rivaux, sont de simples utopistes de l’imagination.

Si, dans l’ensemble, surréalistes et constructivistes se sont superbement ignorés, avec ici et là quelque condescendance ou des réactions de rejet, il est intéressant de signaler néanmoins un point de tangence et une intersection. Le point de tangence c’est le rendez-vous manqué du « Congrès international pour la détermination des directives et la défense de l’esprit moderne ». Le 3 janvier 1922, le journal Comoedia lançait un appel pour la tenue de ce congrès à Paris, appel rédigé en fait par Breton et signé par deux peintres, Delaunay et Léger, un musicien, Auric, ainsi que par quatre animateurs de revue, Breton pour Littérature, Ozenfant pour L’Esprit nouveau, Paulhan pour La Nouvelle Revue française et Vitrac pour Aventure. Ce congrès, en dépit de nombreux soutiens, tels que ceux de Dermée, Marinetti, Van Doesbourg, etc. finit par capoter, en raison en particulier de l’obstruction de Tristan Tzara.

L’artiste et poète Hans Arp personnifie à lui seul l’intersection des deux groupes. Car il est présent des deux côtés. Actif dans le groupe surréaliste et bienvenu dans le camp constructiviste. Un examen serein de cette position apparemment intenable, occupée par l’artiste strasbourgeois, permettrait sans doute de mieux comprendre la coupure constructivisme / surréalisme.

Vouloir constructeur et désir créateur

Comment distinguer le mouvement surréaliste du courant constructiviste ? On pense d’abord à la raison qui sert de boussole aux constructivistes. Mais on est vite arrêté, car les surréalistes ne sont pas du tout des irrationalistes. À tout prendre, la méthode paranoïa-critique de Salvador Dalí est un hommage indirect à la raison. On pourrait même aller jusqu’à considérer les surréalistes et les constructivistes comme des surrationalistes, au sens où l’entendra Gaston Bachelard dans son épistémologie du nouvel esprit scientifique.

On songe ensuite à l’opposition sujet / objet. Mais ce critère n’est pas vraiment pertinent, car d’un côté l’artiste constructiviste affirme hautement son individualité, et d’un autre côté le surréaliste se porte volontiers vers l’objet. Par exemple, dans l’Introduction au discours sur le peu de réalité, André Breton envisage de matérialiser un objet insolite aperçu en rêve pour mieux le faire circuler parmi ses amis.

Reste enfin la vie de groupe. Y aurait-il chez les constructivistes un mode de vie plus conventionnel que chez les surréalistes ? Rien n’est moins sûr. Il suffit de lire dans Cercle et carré n° 2 l’éditorial de Michel Seuphor entièrement consacré à la méchante colère de Théo Van Doesburg, refusant d’adhérer au nouveau groupement constructiviste. Les crises ou les crispations ne sont pas le lot de la seule association surréaliste.

C’est pourquoi il nous faut nous tourner vers cette faculté de l’âme que Kant nomme la faculté de désirer et qu’on désigne ordinairement sous le nom de volonté. On sait l’importance de la volonté libre, du libre arbitre dans la pensée classique. On sait comment Kant, après avoir pointé les errements de la métaphysique, en est venu à postuler la liberté chez l’homme pour pouvoir fonder la morale. Au XIXe siècle, la volonté occupe de plus en plus de terrain. Elle devient la faculté reine chez Schopenhauer et Nietzsche. Et c’est Nietzsche qui, en généalogiste de la morale, fait cette étonnante découverte d’une volonté qui n’affirme pas mais qui nie, d’une volonté qui se retourne contre elle-même, d’une volonté qui ne veut plus. Cette sorte de non-vouloir, cette dépréciation de soi-même et cette extinction de la vie, Nietzsche l’a appelée nihilisme ou bouddhisme européen.

À partir de Schopenhauer et surtout de Nietzsche est posée clairement la question de la qualité et de la puissance du vouloir. Pour Nietzsche, un désir ou un vouloir affirmant la vie ne peut pas être enserré dans un carcan. Car c’est l’expression nécessairement déroutante d’un devenir protéiforme. Tantôt, comme chez le législateur, la volonté est fondatrice, tantôt, comme chez l’artiste, le désir est créateur.

Nous pouvons à présent revenir à nos deux courants, constructiviste et surréaliste. Car tous les deux sont venus se greffer sur la question du vouloir-vivre et du nihilisme. Tous deux étaient impatients d’intervenir. Et chacun d’eux a inventé une modalité du vouloir. Pour les Le Corbusier, Ozenfant, Del Marle, Seuphor ou Torres-García, un vouloir constructeur. Pour  les Breton, Max Ernst, Aragon, Péret ou Man Ray, un désir créateur.

Mais pour qu’un vouloir s’affirme, que de préoccupations à régler, que de préjugés à vaincre ! C’est là l’histoire somme toute mouvementée de la revue Vouloir. Mais aussi pour que le désir jaillisse, que de sommeils à explorer, que d’angoisses à surmonter ! La solution nihiliste a dû paraître bien tentante pour que les fondateurs de La Révolution surréaliste ouvrent leur premier numéro sur l’enquête : « Le suicide est-il une solution ? »

Pour éclairer cette confrontation du vouloir constructiviste et du désir surréaliste, il faudrait pouvoir détecter les tours de force de ces peintres architectes, les manies inventives de ces poètes collagistes. Pour les constructivistes, je songe à deux placards publicitaires de noms de revue, au nombre de douze dans Manomètre d’août 1924, et au nombre de vingt dans Het Overzicht de février 1925. Pour les surréalistes, je pense aux deux montages intervenant dans le premier et le dernier numéro de La Révolution surréaliste. En décembre 1924, vingt-huit photos d’identité de surréalistes encadrent la photo de l’anarchiste Germaine Berton qui avait revolverisé Marius Plateau. En décembre 1929, seize photomatons de surréalistes aux yeux fermés entourent le tableau de Magritte Je ne vois pas la [femme nue] cachée dans la forêt. Les noms de revues, les noms de ville étincellent chez les constructivistes. Le document photographique illumine l’éros surréaliste.

Georges Sebbag

Références

— « Vouloir constructiviste et désir surréaliste », La Revue des revues, n° 35, 2004.