Utopie : La révolution en question

Les futuristes, modernes et d’avant-garde, préconisent la révolution nationale en Italie et la révolution sociale en Russie. Tandis que les dadas de Zurich balaient tout sur leur passage, y compris la modernité, l’avant-garde et la révolution, les dadas de Berlin campent sur des positions révolutionnaires. Si on laisse de côté sa saison dada de 1920, le surréalisme apparaît comme un mouvement moderne mais non d’avant-garde. L’histoire du mouvement surréaliste est celle d’une mise à l’épreuve du concept de révolution. Les surréalistes rejetteront la méthode réductrice de la raison politique et n’emprunteront pas la voie étroite de l’insurrection révolutionnaire. Ils accorderont de plus en plus leur confiance à l’imagination utopique, conformément d’ailleurs à la vie collective de leur association libre marquée par des ressorts passionnels et des pratiques nouvelles.

« La Révolution d’abord et toujours ! »

À l’automne 1924, les surréalistes s’approprient le mot « révolution »  en fondant la revue La Révolution surréaliste ; ils ouvrent au public un Bureau de recherches surréalistes et aimeraient aboutir à une « nouvelle déclaration des droits de l’homme ». Ces initiatives sont celles d’un groupe anticonformiste animé par un projet philosophique et agité par des bouleversements existentiels. Quand Aragon, Artaud et Breton proclament la révolution surréaliste, ils entendent œuvrer avant tout à une révolution de l’esprit.

Mais en août 1925, à l’occasion de la guerre coloniale dans le Rif marocain, les surréalistes sont rattrapés par la question de la révolution politique. Avec les communistes de Clarté, les philosophes mystiques de Philosophies et les Belges Goemans et Nougé de Correspondance, ils signent le tract retentissant « La Révolution d’abord et toujours ! » Le titre joue sur deux temporalités distinctes, celle de l’urgence de la révolution et celle du changement permanent. D’un côté, un mot d’ordre de type léniniste : la Révolution d’abord, sachant que viendront ensuite le changement de société et l’homme nouveau. D’un autre côté, une sorte de slogan moderne de type publicitaire : la Révolution toujours, qui mêle tout à la fois la conscience héraclitéenne du devenir et l’attente indéfinie d’une révolution à venir. Le texte est rédigé pour l’essentiel par Aragon qui essaie de concilier tant bien que mal la révolution léniniste des rédacteurs de Clarté et la révolution de l’esprit des surréalistes. La condamnation de la guerre coloniale au Maroc passe par la dénonciation de la Patrie et de l’Armée. Des mots d’ordre anticolonialiste, antimilitariste et antipatriotique ne peuvent que réjouir les communistes de Clarté, y compris peut-être un « appel à la désertion » évoqué en note. Cependant il y a un certain tangage tout au long du tract. Au départ, il est dit que l’époque « manque singulièrement de voyants » et que les conflits du monde outrepassent le « simple débat politique et social ». À l’arrivée, sont posées simultanément la formule surréaliste « nous sommes la révolte de l’esprit » et la formule communiste « nous ne sommes pas des utopistes : cette Révolution nous ne la concevons que sous sa forme sociale », sans compter une troisième formule envisageant la « Révolution sanglante » comme l’expression d’une vengeance ou d’un ressentiment.

Une liste de douze noms (Spinoza, Kant, Blake, Hegel, Schelling, Proudhon, Marx, Stirner, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, Nietzsche) souligne que Marx, qui côtoie le fédéraliste Proudhon et l’anarchiste individualiste Stirner, est loin d’être l’inspirateur privilégié de « La Révolution d’abord et toujours ! » Cette réunion de noms qui fait la part belle aux philosophes, même si Blake, Baudelaire, Lautréamont et Rimbaud défendent les couleurs de la poésie, est surtout révélatrice de la révolution de l’esprit conduite par les surréalistes. Un passage du tract, celui qui sera jugé le plus scandaleux, nous met sur la piste des douze noms qui, à un titre ou à un autre, apparaissent comme des précurseurs du surréalisme : « Nous sommes certainement des Barbares puisqu’une certaine forme de civilisation nous écœure. […] nous nous déclarons en insurrection contre l’Histoire. C’est au tour des Mongols de camper sur nos places. » Aragon, grand admirateur de Maurice Barrès, se réfère ici directement à l’auteur de Sous l’œil des Barbares. Rappelons que Barrès, dans l’optique d’un Fichte ou d’un Stirner, appelle Barbares tous ceux, et ils sont innombrables, qui veulent réduire son Moi et qui immolent sans vergogne l’Idéal ou la Beauté. Rappelons que l’anarchiste Barrès du Culte du moi est aussi un partisan de Proudhon et que l’impératif catégorique de Kant sert de fil conducteur à son roman Les Déracinés. En août 1925, Aragon joue en fait au chat et à la souris avec Barrès. Car tantôt il le nargue : « Nous sommes certainement des Barbares puisqu’une certaine forme de civilisation nous écœure. » Et tantôt il lui sourit : « C’est au tour des Mongols de camper sur nos places », reprenant très exactement la formule du narrateur de Sous l’œil des Barbares accoudé devant Paris, devant « cette immense plaine où campent les Barbares ».

« La Révolution d’abord et toujours ! » est exemplaire. Un tract surréaliste ne peut pas être limité à sa dimension politique. Le groupe surréaliste ne peut pas se confondre avec un groupuscule politique fût-il révolutionnaire. Aussi la tentative de regroupement, plusieurs mois durant, du groupe surréaliste et des communistes de Clarté se solde-telle par un échec. Le projet de publication de La Guerre civile, fusion de Clarté et de La Révolution surréaliste, ne voit pas le jour. Au début de 1927, André Breton nouvel adhérent au parti communiste affecté dans une cellule d’employés du gaz ne supportera pas plus d’un trimestre la vie de militant communiste.

Les surréalistes affrontent un dilemme. Ils ont à choisir entre l’affiliation au parti communiste et l’indépendance de leur propre mouvement. S’ils proclament la révolution prolétarienne, ils  doivent ipso facto renoncer à la révolution surréaliste de l’esprit. En 1930, Breton et Aragon qui viennent de rompre notamment avec Desnos et Leiris croient judicieux d’intituler leur revue Le Surréalisme au service de la Révolution. Cette concession ne modifiera pas le fond des choses. Les surréalistes poursuivront leurs activités comme avant. Mais Aragon et Sadoul, en 1932, sauteront le pas. Ils rallieront définitivement le parti communiste et mettront une croix sur leur passé et leur identité surréaliste.

Le capitalisme est plus révolutionnaire que le communisme

Dans le contexte du regroupement avec Clarté et des adhésions individuelles au parti communiste, il peut être éclairant d’évoquer les positions de Pierre Drieu la Rochelle et Emmanuel Berl. Collaborateur de Littérature, témoin lors du procès Barrès, rédacteur du pamphlet « Un cadavre » contre Anatole France, Drieu est un grand ami d’Aragon. En 1927, il dédie à Breton une nouvelle de La Suite dans les idées ainsi que l’important essai intitulé Le Jeune Européen, où l’auteur, sensible à la décadence et allergique aux nations, en appelle à la création des États-Unis d’Europe. 

Dès août 1925, dans La Nouvelle Revue française, Drieu met en garde Aragon et les surréalistes contre une alliance avec les communistes : « vous tombez dans le panneau et vous braillez : “Vive Lénine !” » Cela vaudra aussitôt à Drieu une verte réplique, une lettre d’adieu d’Aragon. Au début de 1927, Drieu et Berl éprouvent le besoin d’unir leurs efforts et de pousser un cri d’alarme. La situation en Europe et dans le monde leur paraît effrayante. Un peu à la manière du satiriste viennois Karl Kraus, unique rédacteur du journal Die Fackel et auteur du drame Les Derniers jours de l’humanité, ils entreprennent de livrer au public un « cahier politique et littéraire » intitulé Les Derniers jours.

Berl et Drieu s’emparent du concept de révolution sans en tirer les mêmes conséquences que les surréalistes. Première thèse, qui leur est commune : la bourgeoisie est morte alors que le capitalisme est vivace et tenace. De fait, Berl écrira coup sur coup : Mort de la pensée bourgeoise et Mort de la morale bourgeoise. Deuxième thèse propre à Drieu : le capitalisme coupe l’herbe sous le pied du communisme ; des deux géants, c’est le capitalisme qui est le plus révolutionnaire et qui peut seul réaliser le communisme. Troisième thèse chère à Drieu : « il y a trop de patries », le capitalisme n’est pas compatible avec le nationalisme, il faut constituer les États-Unis d’Europe.

La conception de la révolution selon Berl n’est pas sans rapport avec la révolution de l’esprit des surréalistes : 1. la révolution est miracle ou pur événement ;  2. elle est l’objet d’un impératif catégorique : « je veux la Révolution pour elle-même, sans motifs » ; 3. elle doit contrer le machinisme ; 4. on attend d’elle qu’elle soit un merveilleux social. Berl essaie de trouver sa voie hors des schémas marxistes. En parlant de « merveilleux », il fait un clin d’œil aux surréalistes.

Fort de ses analyses sur le caractère novateur et révolutionnaire du capitalisme, Drieu peut s’exprimer sans ambages. Dans « Troisième Lettre aux Surréalistes sur l’Amitié et la Solitude », il parle longuement de lui-même et des surréalistes, sa principale critique portant sur leur engagement politique. Tout d’abord, il tient des propos sur la quête de l’amitié, du groupe ou de la communauté, qui font parfois songer à La Vie solitaire de Pétrarque et semblent annoncer les analyses de Maurice Blanchot sur la « communauté inavouable ». Il précise avoir été attiré par les « deux seuls groupes […] où l’on pense et où l’on se passionne », le « groupement de l’Action Française » et la « communauté des Surréalistes ». Mais à présent, il n’y a que les surréalistes comme interlocuteurs valables. La seule amitié envisageable est celle de Breton et de ses amis. « Vivant sans cesse dans votre voisinage depuis huit ans, j’ai toujours comparé mes idées aux vôtres. […] Je ne m’occupe guère que de vous, je ne cause guère qu’avec vous. […] le moment approche où nous nous rencontrerons peut-être. » Drieu cependant ne cache pas à Breton et ses amis qu’ils font fausse route. En adoptant la dialectique hégéliano-marxiste, ils ne sont plus eux-mêmes, ils trahissent les découvertes du Manifeste du surréalisme ou d’Une Vague de rêves : « […] qu’on me montre en détail le rapport qui peut exister entre l’hégélianisme et les données psychologiques sur quoi vous fondiez le surréalisme. Il me semble bien que ces données sous-entendaient une toute autre philosophie que celle de Hegel, et qui vous prémunissait contre le conservatisme et l’immobilisme qui est au fond de celle-ci. »

Drieu ne manque pas de pointer les ambiguïtés soulevées par l’adhésion au parti communiste. Trois formules rendent assez compte des analyses percutantes et documentées du rédacteur des Derniers jours : 1. « Le surréalisme, c’était la révélation, ce n’était pas la révolution. » 2. « Vous avez lâché la voie de la vérité, vous êtes entrés dans les voies de mensonge du siècle. » 3. « La pensée déborde tout moment dialectique. Il faut qu’il y ait quelqu’un qui reste dans le phare, au-dessus du va-et-vient des marées. »

La Révolution intégrale d’Artaud

Antonin Artaud quitte le groupe surréaliste au cours de la réunion du 23 novembre 1926 portant sur l’adhésion au parti communiste. En mai 1927, il est violemment attaqué par les cinq signataires d’Au grand jour pour son idéalisme absolu, son indifférence politique et sa phobie du matérialisme. Tout en reprochant à Artaud de s’enfermer dans une révolution de l’esprit, Aragon, Breton, Éluard, Péret et Unik vont jusqu’à juger que son activité littéraire est indigne de l’esprit : « son choix s’est toujours porté sur les objets les plus dérisoires, où rien d’essentiel à l’esprit ni à la vie n’était en jeu. » Puis la sentence tombe : « Cette canaille, aujourd’hui, nous l’avons vomie. » La réplique ne tarde pas. Le mois suivant, paraît À la grande nuit ou le bluff surréaliste. Dans ce texte relativement clair, la Révolution politique apparaît comme quantité négligeable tandis que la révolution surréaliste, cette révolution de l’esprit que Breton et Aragon sont sur le point d’abandonner ou font mine de renier est décrite comme une aventure inappréciable.

Comme le dit Artaud, tout le fond de sa querelle avec les surréalistes roule « autour du mot Révolution ». Voici les raisons de son rejet de la Révolution : 1. étant sans influence, les surréalistes seront marginalisés dans le processus révolutionnaire ; 2. les exigences des communistes seront inconciliables avec l’esprit des surréalistes ; 3. du point de vue de l’absolu, il n’y a pas le moindre intérêt « de voir passer le pouvoir des mains de la bourgeoisie dans celles du prolétariat » ; 4. le révolutionnaire qui s’en remet « aux choses, à leurs transformations », bref au matérialisme, adopte « un point de vue de brute obscène, de profiteur de la réalité » ;  5. toute volonté d’action sur le plan social ou matériel est d’une inutilité profonde, comme nous en avertit le « pessimisme intégral » ; 6. enfin, le surréalisme, synonyme de révolte ou de révolution absolue, se déshonore en s’abaissant à « une révolte de fait » revendiquant la journée de huit heures ou la lutte contre la vie chère.

L’auteur d’À la grande nuit va plus loin encore en parlant de sa personne et de l’aventure surréaliste. Quand il met en balance sa propre existence et l’avènement de la Révolution, celle-ci lui apparaît extérieure ou totalement étrangère : « Mais que me fait à moi toute la Révolution du monde si je sais demeurer éternellement douloureux et misérable au sein de mon propre charnier. » Il trace alors les contours d’une véritable révolution, qu’il veut interne et solipsiste : « Que chaque homme ne veuille rien considérer au-delà de sa sensibilité profonde, de son moi intime, voilà pour moi le point de vue de la Révolution intégrale. » S’il y avait de véritables forces révolutionnaires, au lieu d’œuvrer à un réajustement des salaires, elles désaxeraient « le fondement actuel des choses », elles changeraient « l’angle de la réalité ».

Rafraîchissant la mémoire de Breton et d’Aragon, Artaud s’autorise à redéfinir le surréalisme comme une révolution de l’esprit s’efforçant de provoquer un « décalage du centre spirituel du monde », un « dénivellement des apparences » et une « transfiguration du possible ». Le décentrement de l’esprit conteste la législation de la raison, le dénivellement des apparences échappe aux impostures de la réalité, la transfiguration du possible accorde carte blanche à l’imagination. Ces trois objectifs, Artaud les a bien entendu partagés depuis 1924 avec ses amis surréalistes. L’auteur de L’Ombilic des limbes peut ainsi poursuivre sans crainte d’être démenti quand il affirme qu’avec le surréalisme « le concret tout entier change de vêture, d’écorce » et que « le monde ne tient plus » ou encore qu’avec le surréalisme « les trésors de l’inconscient invisible » deviennent palpables, « conduisant la langue directement d’un seul jet ». Les notions d’inconscient, d’automatisme ou de nominalisme ne sont décidément pas lettre morte dans le cerveau d’Artaud.

Enfin, Artaud réfute l’idée d’un développement organique ou d’une nécessité logique jetant à coup sûr le surréalisme dans les bras du marxisme. À ses yeux, le surréalisme ne rentre pas plus dans le cadre de la logique ordinaire que dans l’appareil de la dialectique hégélienne. Il ne voit que duplicité ou mauvaise foi chez les surréalistes qui tantôt combattent la logique par l’illogique et tantôt rejettent la liberté au nom de la nécessité : « Parlez-leur Logique, ils vous répondront Illogique, mais parlez-leur Illogique, Désordre, Incohérence, Liberté, ils vous répondront Nécessité, Loi, Obligation, Rigueur. » Persuadé que les membres du groupe surréaliste ne sont pas des hommes d’action, il leur prédit bien des déboires dans leurs tribulations politiques. Pour clore ce débat opposant la révolution de l’esprit et la révolution politique, Artaud ne manque pas d’affirmer que pour le véritable révolutionnaire « la liberté individuelle est un bien supérieur à n’importe quelle conquête » politique ou sociale.

En août 1927, Antonin Artaud persiste et signe dans Point final. « Pourquoi Breton a-t-il lâché le premier surréalisme, le pur surréalisme ? » Artaud essaie d’approfondir cette question de fond, face à la déviation sectaire qu’il observe. Il confie que le surréalisme, cet effort « pour révolutionner la pensée dans le sens de l’absolu », a été pour lui une planche de salut à un moment où il n’avait d’autre issue que la mort ou la folie. Le surréalisme lui a appris à croire de nouveau en sa pensée et à se contenter des larves de son cerveau. Le premier surréalisme a été capable, « quoique dans un équilibre assez instable et subtil », d’introduire une révolution « dans le fonctionnement même de la pensée ». Sans céder aux fantasmes d’une métaphysique pure ou d’un idéalisme décevant, il a pu créer un domaine en marge de la réalité, une « sorte de densité vibrante » caractéristique de « l’envol de la pensée ». À partir du surréalisme, l’abstraction elle-même possède un corps et « passe par des portes ». En tout cas, Artaud n’a pas l’intention de révoquer cette révolution de l’esprit qui lui a tant apporté et qu’il va désormais éprouver dans la solitude : « La Révolution est d’essence spirituelle. […] Une sorte de respiration cosmique traverse les états d’une pensée qui ne regarde que l’absolu. […] Cette porte sur l’éternité il n’y a guère d’espoir maintenant que je la referme. […] En attendant je ronge mon frein.  […] Je peux souffrir seul. »

Comment André Breton, l’animateur du groupe, en est-il venu à abandonner le surréalisme intégral ?  Artaud fait ici appel à un souvenir remontant au Bureau de recherches surréalistes. Breton lui avait confié qu’il ne serait pas présent lors des débats sur l’action et la révolution en raison de préoccupations d’ordre intime. S’en suivent quelques remarques sur cette non-participation à un projet politique : 1. Breton avait jugé l’absolu de l’amour bien supérieur à n’importe quelle « tentative révolutionnaire commune » ; 2. la déception éprouvée dans cet « absolu personnel » a pu même le précipiter dans le communisme ; sans cette déception, « la face du surréalisme en était changée » ; 3. à cette époque, Breton reconnaissait « la valeur de l’absence, de l’isolement » ; 4. on voit le chemin parcouru par Breton et ses proches, qui ont échangé un « désespoir impuissant » au profit d’un « optimisme d’abdication ».

En conclusion, Artaud affirme la nécessité d’une quête solitaire. Puisque le groupe surréaliste délaisse désormais la « réalité supérieure » des « arrière-fonds de la tête » ou des « intervalles de la pensée », il est temps de proclamer que la « Révolution véritable » est « affaire d’individu ». « L’impondérable exige un recueillement qui ne se rencontre guère que dans les limbes de l’âme individuelle. » La révolution se résout dans la solitude. Une solitude qui, remarquons-le, occupe aussi une certaine place dans Le Paysan de Paris, le frontispice de l’Introduction du Discours sur le peu de réalité et la Troisième Lettre de Drieu.

Charles Fourier ou la sortie de la révolution

Buste de Charles Fourier

À la fin de 1929, Breton n’a pas encore lu Hegel sérieusement et ne connaît Marx que de seconde main. Dans le Second manifeste du surréalisme, il se sert de Hegel comme paravent ou comme d’une caution. Bien qu’il adhère au matérialisme historique, il n’envisage nullement de troquer le surréalisme contre le marxisme.

De 1936 à 1939, de façon symétrique, André Breton et son groupe surréaliste polycéphale, Georges Bataille et sa communauté acéphale, vont éluder la guerre d’Espagne sur le terrain politique. Le premier, revenu enchanté des Canaries et en partance pour le Mexique, ne voit pas comment penser l’éclosion puis l’échec de la révolution en Catalogne. Le second, fasciné par la corrida et familier des bordels de Barcelone, ne parvient pas à faire coexister, dans sa conception mythique et tragique de l’histoire, le siège de Numance et la guerre civile en Espagne.

En 1941, à Marseille, André Breton, Victor Brauner, Óscar Domínguez, Max Ernst, Jacques Hérold, Wifredo Lam, Jacqueline Lamba et André Masson participent à une refondation du jeu de cartes, qu’ils rebaptisent « jeu de Marseille ». Il leur paraît vital de réaffirmer bien haut leurs valeurs en ces temps de désastre. Ce jeu de cartes condense la mythologie et la pensée du surréalisme. La Flamme, l’Étoile noire, la Roue sanglante et la Serrure, ces quatre nouveaux emblèmes ont comme signification l’Amour, le Rêve, la Révolution et la Connaissance. Trois révoltés ou personnages hors du commun tracent la voie de la Révolution : le Génie Sade, la Sirène Lamiel (l’étrange libertine du roman de Stendhal) et le Mage Pancho Villa (le guérillero mexicain). Ces trois figures ardentes ou ténébreuses semblent avoir supplanté des révolutionnaires comme Robespierre ou Lénine.

En 1945, plongé dans la lecture de Fourier, Breton commence à mettre le couvercle sur Marx. Il est convaincu à présent de trois choses : 1. l’inventeur des phalanstères dispose de la pierre philosophale ; 2. il faudra bien qu’on tâte un jour de ce remède ; 3. « le doute et l’exigence ingénus » mis en musique par Fourier débusquent ou « débuchent » tous les lieux communs de la dogmatique socialiste, communiste ou même révolutionnaire. L’utopie prend clairement la relève de la révolution politique.

Petit retour en arrière. En 1799, le dénommé Charles Fourier est scandalisé par la superbe des philosophes ou des théologiens qui, de Platon à Rousseau, agitent des doctrines morales et entrechoquent des systèmes, amassant au bas mot un stock de 400 000 volumes de propos vains et inutiles. En dépit de leurs dissentiments affichés, les philosophes, dont les derniers en date prônent les Lumières ou l’Idéologie, se relaient pour raffiner sur les sensations de l’aperception de la cognition ou sur la perfectibilisation de la perfectibilité ou encore pour défendre mordicus les vertus de la vertu. En fait, ils convergent tous vers la même pensée unique selon laquelle l’humanité se trouverait à son apogée depuis  son entrée en civilisation. Or, d’après le natif de Besançon, dans la série des cinq âges de l’humanité : l’Éden (qui persiste chez les bons sauvages des îles du Pacifique et correspond au premier état de nature selon Rousseau), la sauvagerie, le patriarcat, la barbarie et la civilisation, le cinquième âge ne marque en rien une heureuse rupture ni un progrès décisif. Alors qu’il ne manque pas ici ou là de faire quelque emprunt à Platon, Descartes, Leibniz, Rousseau ou Condillac, Fourier est littéralement furieux contre les philosophes parce qu’ils absolvent à leur manière presque tous les maux de la civilisation.

Il a à leur encontre trois principaux griefs : 1. ils font fausse route quand ils préconisent, tels Montesquieu et Rousseau, une nouvelle constitution ou un contrat social, alors que la révolution politique ne peut déboucher que sur un épisode sanguinaire, comme en 1793 ; 2. ils déraillent quand ils prônent le libéralisme économique, car la branche du commerce, s’interposant entre la production et la consommation, multiplie les marchands, enrichit les agioteurs ou les boursicoteurs, sème la banqueroute et la panique financière, jetant dans la misère paysans et artisans ; 3. ils pinaillent sur toutes sortes de détails mais ne s’attaquent pas au fléau central d’une civilisation aux prises avec l’indigence et la fourberie, avec l’oppression et le carnage, avec les dérèglements climatiques et les épidémies, cela aboutissant à un curieux partage du bonheur, puisque, sur huit individus donnés, pour que l’un d’entre eux soit heureux, il faut nécessairement que les sept autres soient malheureux.

Ce qu’imagine et décrit Fourier, c’est une société de luxe et d’abondance, une association libre et harmonieuse, dans laquelle pourront s’exprimer les douze passions natives humaines sur lesquelles, contrairement aux philosophes obnubilés par la raison, le Bisontin mise tout. Viennent d’abord les désirs des cinq sens, les cinq passions que l’individu éprouve en son corps, les cinq passions luxistes qui impliquent évidemment un prodigieux essor des richesses matérielles. Parmi elles, la passion gustative, autrement dit la gourmandise, est un parfait exemple de raffinement auquel tous les harmoniens mettront volontiers leur grain de sel. Cette passion, située entre la gastronomie et la diététique, loin de se réduire à de la goinfrerie, donne naissance à une recherche inventive et savante dénommée gastrosophie.

Viennent ensuite les quatre désirs de groupe, les quatre passions de l’âme, affectives et relationnelles. Ces quatre passions groupistes portent, en mode majeur, d’une part sur la corporation guidée par l’honneur ou l’ambition et d’autre part sur la bande d’amis, et en mode mineur, d’un côté sur le groupe d’amour et d’un autre côté sur le groupe familial. Même si la passion de la famille est la moins libre des passions de groupe, il va de soi que les quatre passions en question ne trouvent leur plein essor que dans la liberté.

Après les cinq passions luxistes et les quatre passions groupistes, qui prennent leur envol dans la richesse et la liberté, ce qui suffit à comprendre qu’elles soient desséchées en civilisation, viennent enfin les trois désirs sériistes, trois passions amalgamant l’âme et le corps, trois passions mécanisantes et distributives rebattant toutes les cartes des groupes, trois passions jugées vicieuses en civilisation où elles sont refoulées. Il y a donc trois passions organisant les sympathies et les antipathies et les disposant en séries : 1. la cabaliste, passion de l’intrigue et de la rivalité, jeu des accords discordants, fougue réfléchie mobilisant les groupes et les séries à propos de différends subtils ou de différences ténues ; 2. la composite, passion de l’enthousiasme et de l’engouement, jeu des accords concordants, fougue aveugle accomplissant des prouesses grâce à une répartition en sous-groupes liée à un choix parcellaire des tâches et des fonctions ; 3. la papillonne, passion de la variation et du changement, jouant sur l’alternance dans les travaux et les amours, zapping particulièrement favorisé par les séances courtes permettant de voltiger et de butiner d’un plaisir à l’autre.

Mais de même que les passions luxistes et groupistes s’épanouissent dans l’abondance et la liberté, les passions sériistes qui baladent les sociétaires parmi les tranches d’âge et les séries, les groupes et les sous-groupes, ne visent à rien d’autre qu’à une justice distributive. D’ailleurs, une mise au point s’impose : il va de soi que les douze passions tireraient à hue et à dia si elles ne se déployaient pas en éventail autour du pivot de l’unité, l’harmonie n’étant rien d’autre que l’unification d’une multiplicité de séries, d’une diversité de caractères et d’une infinité de traits distinctifs ou de nuances passionnelles

De son vivant, Fourier n’est guère entendu même s’il a le bonheur d’être rejoint par quelques amis et disciples. En janvier 1893, la première résurrection de Charles Fourier sonne avec la parution de L’Ennemi des lois de Maurice Barrès. Le héros du roman, le jeune professeur André Maltère qui a contesté dans un article l’aptitude à commander des élèves de l’école militaire de Saint-Cyr, est condamné à trois mois de prison, ce qui lui vaut l’admiration de deux jeunes femmes. C’est même en prison, à Sainte-Pélagie, qu’il entreprend d’étudier avec l’une d’elles les doctrines de Saint-Simon et Fourier. L’exposé alerte et didactique de la vie et l’œuvre de Fourier est vibrant de sympathie pour l’auteur de la Théorie des quatre mouvements. Ce roman a un parfum fouriériste. C’est une quête intellectuelle et amoureuse qui s’achève par une union libre à trois. Les trois insoumis édifient « un laboratoire de sensibilité » dans une sorte de phalanstère en plein air.

Durant l’été de 1945, Fourier resurgit en Amérique. André Breton, exilé depuis 1941 aux États-Unis, se rend à Reno dans le Nevada pour divorcer et se remarier. Alors qu’il visite l’Ouest américain, notamment des réserves indiennes, il écrit l’Ode à Charles Fourier. Il se souvient qu’un frais bouquet de violettes fleurissait la statue parisienne de Fourier, un petit matin de 1937. Il n’hésite pas à insérer des notions du Bisontin et même un fragment de son œuvre. Confrontant systématiquement les douze passions à la réalité tragique de l’époque ou à l’heure sacrée hopi, Breton accorde non seulement à Fourier « le roseau d’Orphée » mais il en appelle à sa « lumière », une lumière « tranchant sur la grisaille des idées et des aspirations d’aujourd’hui ». Salué et tutoyé tout au long du poème, le Christophe Colomb de l’Harmonie appartient désormais à la geste surréaliste. En 1950, une notice lui est consacrée dans l’édition augmentée de l’Anthologie de l’humour noir. En 1953, durant le jeu « Ouvrez-vous ? », l’utopiste est reçu à bras ouverts par les surréalistes.

La grande consécration collective survient en décembre 1965. Intitulée « L’Écart absolu », du nom de la méthode radicale adoptée par Fourier, la XIe Exposition internationale du surréalisme hisse les couleurs de l’inventeur de « l’orgie de musée » et rend grâce à son ardeur spéculative et imaginative. Le doute résolument actif de Fourier jette aux oubliettes le doute hyperbolique et néanmoins passif de Descartes. Le clou de cette exposition se nomme Le Consommateur. Cet immense objet, mannequin et épouvantail, golem et robot, conçu collectivement, a été agencé par Jean-Claude Silbermann. Ce grand bonhomme matelassé au ventre de lave-linge et à la tête d’écran de télévision, assorti d’une robe de mariée et de la plaque minéralogique HT / 110QT (Achetez sans discuter), couronné de sirènes d’alarme et environné de signaux intersidéraux BIP-BIP, condense divers aspects de la société de consommation : arts ménagers et conquête de l’espace, automobile et technocratie, mass-médias et lavage de cerveau. Comment affronter une société de production qui bâtit son empire sur la consommation et les loisirs ? Telle est la question posée dans le sillage de Fourier par le groupe surréaliste, un certain temps avant Mai 1968. Une autre œuvre collective, le Désordinateur, recense dix points critiques de cette société euphorique. Dans le catalogue de l’exposition, « L’œuf fait nix » de Robert Benayoun ironise sur les prouesses de la cybernétique : « Un œuf en buis a plus de mémoire qu’un ordinateur. »

Les surréalistes, en avril 1967, qui semblent avoir définitivement troqué le dialecticien Hegel contre son contemporain Fourier, honorent une fois de plus le visionnaire en baptisant leur nouvelle revue L’Archibras. La révolution prolétarienne n’est plus qu’un vieux souvenir.

Une communauté collagiste

En 1945, dans La Poésie moderne et le sacré, Jules Monnerot entend montrer que la poésie moderne, représentée par le surréalisme, est en consonance avec le sacré venu du plus lointain des religions primitives ou du plus profond des religions sécularisées. S’interrogeant alors sur le groupe surréaliste, il rejette les mots « bande », « clan » ou « secte » et propose le mot anglais set désignant une série. Mais si ce terme convient à « une union de hasard sans obligation ni sanction », il ne peut guère s’appliquer à un groupe fondé sur des « affinités électives ». En fait, le set surréaliste tendrait idéalement, mais sans y parvenir, à former un Bund (une ligue), ce mot allemand s’opposant aussi bien à la société de contrat (Gesellschaft) qu’à la communauté de sang (Gemeinschaft). Comment définir le groupe surréaliste ? Est-il le « communisme du génie », comme le suggérait un papillon surréaliste ? Faut-il l’apparenter à une « société secrète », comme l’a insinué Breton dans le Manifeste du surréalisme ?

Nous écarterons d’emblée les dénominations littéraires ou artistiques de cénacle ou de chapelle mais aussi l’étiquette d’avant-garde qui suppose que le groupe serait une figure de proue culturelle ou bien que, de connivence avec une organisation révolutionnaire, il serait destiné à guider le peuple. Le groupe surréaliste, sans être détaché de la société, est autonome. C’est surtout une communauté passionnelle de type fouriériste, éprouvant toutes les passions de la nature humaine, luxistes, groupistes ou sériistes. Association libre d’individualités fortes, le groupe surréaliste est une communauté polycéphale comprenant des individualités mais aussi des duos, des trios ou même des quatuors. Georges Bataille s’est déterminé par rapport à ce modèle polycéphale quand il a fondé la société secrète Acéphale et le Collège de Sociologie.

Le groupe surréaliste souscrit à trois types de collages : 1. le collage formel et matériel (éléments épars unis dans une contiguïté nouvelle) ; 2. le concubinage ou collage amoureux (corps enlacés, esprits associés, désirs combinés comme chez Fourier) ; 3. le collage temporel (survenue des coïncidences, magnétisation des durées). Néanmoins, cette communauté collagiste varie : Max Ernst, après son tableau Au rendez-vous des amis daté de décembre 1922, remaniera le portrait du groupe dans son photomontage Au rendez-vous des amis 1931.

Presque tous les jours, ces collagistes se retrouvent au café. Ils lancent des enquêtes, s’adonnent à des jeux, mènent des expérimentations, élaborent une revue, rédigent des tracts, préparent une exposition. Ils déambulent dans les rues. Ils ne sont pas loin d’inventer une utopie de la vie quotidienne. Comment se réunir sans trop se désunir ? Comment penser à deux ou même à plusieurs ? C’est une utopie concrète que chaque groupe surréaliste met en pratique ici et maintenant, avec des différences notables à Paris, Bruxelles, Prague, Londres, Tenerife, New York, Mexico, Saint-Cirq La Popie, Chicago et ailleurs.

Parce qu’il ne s’est pas organisé en avant-garde révolutionnaire, le surréalisme ne paraît pas être soluble dans la révolution politique. Toutefois, une toute nouvelle question se pose à présent : le surréalisme, qui a préconisé la poésie « faite par tous », va-t-il se dissoudre dans la démocratie du grand nombre ?

Georges Sebbag

Note bibliographique

Aragon, Breton, Éluard, Péret et Unik (1927) Au grand jour. Paris : Éditions Surréalistes.

Artaud, Antonin (1927) À la grande nuit ou le bluff surréaliste et Point final. Paris : chez l’auteur ; in Artaud, Œuvres (2004). Paris : Gallimard Quarto.

Barrès, Maurice (1888) Sous l’œil des Barbares. Paris : Lemerre.

Barrès, Maurice (1893) L’Ennemi des lois. Paris : Perrin.

Berl, Emmanuel et Drieu La Rochelle, Pierre (1927)  Les Derniers jours. Paris ; reprint (1979) Paris : Jean-Michel Place.

Breton, André (1947) Ode à Charles Fourier. Paris : éd. de la revue Fontaine, coll. L’Âge d’or.

Fourier, Charles (1967) Le Nouveau monde amoureux, manuscrit inédit, tome VII des Œuvres complètes de Charles Fourier, frontispice de Matta. Paris : Anthropos.

Monnerot, Jules (1945) La Poésie moderne et le sacré. Paris : Gallimard.

Richardson, Michael and Fijalkowski, Krzysztof (2001) Surrealism Against the Current: Tracts and Declarations. London: Pluto.

Sebbag, Georges (2012) Potence avec paratonnerre, Surréalisme et philosophie. Paris : Hermann.

Références

« Utopie : La révolution en question », inédit en français, est traduit en anglais (« Utopia : the revolution in question ») par Paul Hammond in Surrealism : Key Concepts, edited by Krzysztof Fijalkowski and Michael Richardson, Routledge, London and New York, 2016.

Dans ce même ouvrage, « Rêve : un manifeste du rêve manifeste » de Georges Sebbag est aussi traduit en anglais (« Dream : a manifesto of the manifest dream ») par Paul Hammond.

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