aa 340 Sous les fondations

Couverture l’Architecture d’aujourd’hui n 340

Longtemps , les architectes ont creusé des fondations et les philoosophes cherché les fondements. Aujourd’hui, ils approfondissent la profondeur. Les architectes vont voir ce qui se passe sous les fondations et les philosophes essayent de retourner les fondements.

La fondation est un acte fort qui annonce un nouvel ordre. À la naissance d’un premier enfant, on fonde une famille. Dès les premiers coups de pioche, on jette les bases d’un édifice. En sortant un premier numéro de revue, on entend assurer sa périodicité. Dans tous les cas, on enclenche un processus réel et symbolique, on met en branle une série d’opérations, on lance des forces considérables dans la bataille. La fondation est la promesse d’un après-coup. Il n’est pas étonnant que ce soit rétrospectivement, une fois que l’enfant a grandi, une fois que le bâtiment s’est élevé, une fois que les numéros se sont succédé, qu’on songe à remonter à l’acte fondateur et à juger du bien-fondé de l’assise ou des soubassements. Mais ce coup d’œil rétrospectif n’est possible que parce que l’élan a été irrésistible, les fondations ont été solides, la promesse a été tenue.

[Est-ce l’avènement qui commande la suite des événements ? Est-ce le creusement des fondations qui garantit la tenue du bâtiment ? Est-ce la forme de la cave qui détermine celle du grenier ?] Quel crédit accorder à l’idée de fondation, ou aux notions voisines de principe, de primauté, d’ancienneté ou de primitivité ? En tout état de cause, c’est l’architecture avec ses fondations, ou bien l’archéologie avec ses fouilles, qui fournit la métaphore par excellence de toute fondation, qu’elle soit religieuse, rationnelle ou institutionnelle.

[Le concept de fondements (ou d’origine) est, on s’en doute, fondamental en philosophie. La physique est-elle fondée sur la métaphysique ? Selon Descartes, la philosophie est comme un arbre dont le racines représentent la métaphysique et le tronc la physique. Autres questions récurrentes en sciences ou en philosophie : les mathématiques sont-elles fondées sur la logique ? la religion fonde-t-elle la morale ? la morale fonde-t-elle le droit ? le droit fonde-t-il la politique ? la responsabilité se fonde-t-elle sur le libre arbitre ? la démocratie se fonde-t-elle sur le suffrage universel ?, etc.]

Les fondements, les fondations constituent un socle, un support sur lesquels on pourra échafauder en toute sérénité une construction matérielle ou théorique. [Il faut alors distinguer entre les principes et les conséquences, entre le socle et les éléments supportés, entre l’acte fondateur et les actions qui en découlent. La relation est toujours univoque et irréversible. Le fondement garantit ce qu’il fonde. L’infrastructure détermine la superstructure, et non l’inverse. Les théorèmes sont déduits des axiomes, et non l’inverse. C’est ce qui conduit Jean-Jacques Rousseau, dans sa recherche de l’origine et des fondements de l’inégalité parmi les hommes, à découvrir, avant l’homme socialisé et civilisé, le « bon sauvage » de l’état de nature.]

[On ne sera pas surpris que l’architecte Le Corbusier né à La Chaux-de-Fonds emboîte le pas de Rousseau, le philosophe natif de Genève, comme l’a montré Adolf Max Vogt*, pour qui l’architecture moderne, loin d’être une formule artificielle coupée de l’histoire, renouerait en fait avec les formes primitives des huttes ou des maisons sur pilotis. Car tout l’imaginaire de Le Corbusier, celui de « la forêt légère des pilotis » qui suspend en l’air une boîte, un bâtiment ou une ville, ne serait qu’un hommage aux cités lacustres des lacs suisses. Sous les maisons ou les immeubles flottant sur pilotis, s’étalerait la luxuriance de l’état de nature — ses pelouses, ses lumières, ses ondes, ses nymphes, ses courants d’air. Tenter, à l’instar de Vogt, une archéologie de l’architecture, c’est attribuer à l’architecte un double regard sur les fondations. Une approche matérielle, technique, architectonique. Mais aussi une intuition métaphysique.]

La longue histoire des sciences et de la philosophie est une recherche patiente des éléments premiers, des principes, des fondements. Pourtant le XIXe siècle connaît une crise des fondements. Avec les géométries non euclidiennes, les axiomes perdent leur statut d’évidence et apparaissent comme de simples conventions. Pour Nietzsche, les valeurs morales ne sont plus intangibles : il faut réévaluer les valeurs, à la lumière d’une généalogie de la morale.

Aujourd’hui, l’architecture en creusant le sol, en gagnant les profondeurs, en développant toute une architecture souterraine, participe à son tour des changements de paradigme affectant les arts et les sciences. Même s’il y a des précédents à l’architecture souterraine – les cavités naturelles des grottes, les habitations troglodytes, les nécropoles, les puits, les galeries minières, les tunnels, la ligne Maginot, le métropolitain, l’abri antiatomique, le parking souterrain, l’accélérateur de particules –, le creusement en profondeur du sol, le fait de passer sous le niveau habituel des fondations et peut-être de transgresser, diront certains, l’espace sacré des morts, cet aménagement systématique du plein en vide, de l’obscurité en clarté, ne représentent pas une simple inversion de l’architecture à l’air libre.

Cette descente au cœur de la terre est le comble de l’artifice. On oublie vite la substance naturelle, qu’on a creusée, triturée, façonnée, tel un gigantesque gruyère. Le sol même des fondations s’est métamorphosé en de singuliers espaces. Comme dans un sous-marin en plongée, l’air confiné doit y être renouvelé. Et surtout, alors que les sources lumineuses et sonores s’y répercutent étrangement, s’y développe une nouvelle orientation spatiale et temporelle. On pourrait d’ailleurs rapprocher l’artificialité de l’architecture souterraine de ces scènes de sitcom tournées en studio, dans des décors violemment éclairés.

L’idée métaphysique de fondation est celle d’une substance subsistant en dépit des changements ou des accidents. Or dans les mœurs comme en architecture, les valeurs peuvent être mises sens dessus dessous, l’accent peut être déplacé, la vision renversée. D’ailleurs, l’idéalisme hegelien n’a-t-il pas été retourné par le matérialiste Marx pour être remis sur ses pieds ? Il n’y a pas un modèle unique de fondation. Une institution, quelle qu’elle soit, peut soit durer soit disparaître mais peut aussi être refondée sur de toutes nouvelles bases.

Déjà l’architecture légère de la tradition japonais rivalisait avec l’architecture occidentale ancrée dans le sol. À présent, en explorant le terrain des fondations, l’architecture souterraine ouvre la voie, non pas à la mythologie infernale des divinités chtoniennes, comme on aurait pu le croire, mais à un ensemble de dédales où l’enfouissement des équipements côtoie la banalité marchande, où la circulation et les échanges n’ont rien à envier avec ce qui se déroule à la surface. Il ne semble pas qu’on ait jamais éventé un secret en gagnant les profondeurs de la terre.

« Sous le pavés, la plage », écrivait-on innocemment sur les murs, en mai 1968. « Il n’y a pas de haut, il n’y a pas de bas », aurait pu répliquer la peintre André Derain, quand il reprenait à son compte en 1920 la grande parole occulte.

Georges Sebbag

 

Notes

* Voir Adolf Max Vogt, Le Corbusier, the Noble Savage, Toward an Archeology of Modernism, the MIT Press, Cambridge, London, 1998.

 

Références

« Sous les fondations », L’Architecture d’aujourd’hui, n° 340, mai-juin 2002. En français et traduit en anglais. Les passages entre crochets […] ne figurent pas dans la publication.