aa 333 Saint Augustin : « Le péché orne la chair »

Couverture AA333

La beauté et l’ornement parlent à saint Augustin, comme l’indique Le Beau et le seyant, son premier titre, aujourd’hui perdu. Face à la laideur et au mal, dont il compte dédouaner Dieu, le théologien découvre la valeur unificatrice et rédemptrice de l’ornement. Dans L’Ordre, invoquant l’art de la mosaïque, il demande à tous ceux qu’une vision tronquée égare de chercher l’unité du motif. De même qu’il y a une raison à tel bruit bizarre dans une canalisation, il incombe au spectateur ravi par un combat de coqs d’en saisir les signes éclatants.

Déjà Plotin avait dit que le bourreau, qui est un mal, avait sa place dans une cité bien administrée. Saint Augustin surenchérit dans Le Libre Arbitre en mettant à contribution l’idée de convenance propre à l’ornement : « Dans une maison, qu’y a-t-il de plus grand qu’un homme, et qu’y a-t-il de plus abject et bas que les égouts ? Pourtant, l’esclave pris à pécher de telle sorte qu’il mérite de nettoyer les égouts en devient l’ornement par sa honte elle-même. Et l’un et l’autre, c’est-à-dire la honte de l’esclave et le nettoyage des égouts, maintenant unis et formant une unité de son propre genre, viennent s’ajouter à la disposition de la maison et s’y agrègent au point qu’ils s’adaptent à la beauté si remplie d’ordre de la maison[1]. » L’âme pécheresse de l’esclave devient l’ornement du cloaque. L’esprit qui déchoit par le péché répond au lieu qui dégoûte par ses déchets. Surtout, le nettoyage forcé fait étinceler les égouts et élève l’âme. Le lieu n’est plus infâme, l’âme ayant nettoyé sa propre infection.

En supposant qu’une maison comporte des parties nobles et des parties viles, saint Augustin suggère que l’ornement, cet art de la mise en relation, outre qu’il est un complément nécessaire à la beauté, emprunte la voie la plus difficile et retorse, le chemin de la volonté libre. Mais la confrontation du haut et du bas, l’appréciation de la beauté et de l’ornement ne sont pas chose aisée. À preuve, le geste légendaire du « marquis de Sade enfermé avec les fous, se faisant porter les plus belles roses pour en effeuiller les pétales sur le purin d’une fosse2 », a été en décembre 1929 au cœur d’une violente polémique opposant André Breton et Georges Bataille.

Ernst Bloch : « Le forceps et la pince à sucre »

Dans une conférence donnée à Berlin en 1965, le philosophe Ernst Bloch se prononce sur la question de l’ornement en architecture. S’il n’apprécie guère le XIXe siècle, avec sa décoration de nouveau riche « pustulante et proliférante », et s’il voit dans le rejet de l’ornement préconisé par Adolf Loos une médication de l’esprit, il n’en est pas prêt pour autant à jeter le bébé avec l’eau du bain. Après avoir rappelé une phrase étonnante de son ouvrage L’Esprit de l’utopie : « Le forceps, qui doit être lisse, n’est pas du tout une pince à sucre », Bloch s’explique sur l’ornement : « C’est valable, n’est-ce pas, pour tous les forceps. Un instrument purement fonctionnel nous sert et nous libère au mieux, quand il est vraiment dépourvu de décoration. En outre, l’art en général n’est pas là pour décorer ; c’est un principe trop élevé pour ça. Et il est certain que l’art a été déchargé dans ce cas d’un usage somptueux de la décoration. Cependant, cette position n’a rien de commun avec l’application à toute l’architecture intérieure et extérieure de la pureté du forceps, qui sert seulement à honorer une imagination ornementale assez dépravée pour justifier les cartons à œufs et les boîtes en verre. »

Avec l’image du forceps, Bloch tient un double artifice. S’il est normal de priver d’ornement un instrument fonctionnel et hygiénique, il est absurde de prolonger indéfiniment le coup de force des éradicateurs de l’ornement en architecture. On peut critiquer l’ornement, on ne peut ériger en dogme une esthétique de l’anti-ornement. Ou pour le dire crûment, on ne peut tuer dans l’œuf, même en architecture, l’imagination ornementale.

Georges Sebbag

 

Notes

[1] Saint Augustin, Le Libre Arbitre, III, 27, trad. S. Dupuy-Trudelle.

2 Georges Bataille, « Le langage des fleurs », Documents n° 3 ; André Breton, Second manifeste du surréalisme.

 

 Références

« Saint Augustin : “Le péché orne la chair” » et « Ernst Bloch : “Le forceps et la pince à sucre” », L’Architecture d’aujourd’hui, n° 333, mars-avril 2001. En français et en anglais.

Péché
Péché