Quintessence de l’objet trouvé

Couverture catalogue Chritie’s

Placé au centre de l’autel dans une église, le tabernacle est cette petite armoire où sont conservées les hosties consacrées. En 1927 ou 1928, le peintre surréaliste Yves Tanguy découvre au marché aux puces un objet bouleversant et fascinant, magique et envoûtant. C’est un tabernacle en bois qui a été transformé et détourné en vue d’un culte démoniaque. Enveloppé d’une fourrure rayée, le tabernacle est surmonté d’une tête dont la fourrure du visage contraste avec celle de la chevelure ; les lèvres, le nez et les oreilles sont façonnés à l’aide de cuir. Avec ses deux chandeliers, tels deux bras déployés, l’objet trouvé donne l’apparence d’un diablotin ou d’un diable sorti de sa boîte. Sont particulièrement troublants les deux énormes yeux de verre marrons, l’abondante moustache, la bouche ouverte exhibant des dents en porcelaine, mais aussi les dizaines d’yeux de verre, bleus ou marrons, faisant office de boutons décoratifs pour la livrée ou l’uniforme du démon.

En juin 1929, l’objet élu par Tanguy est reproduit en couverture de la revue bruxelloise Variétés pour un numéro hors-série intitulé « Le Surréalisme en 1929 ». Cela marque un jalon dans l’histoire et la conception de l’objet chez les surréalistes. Un beau samedi de mai 1934, au marché aux puces de Saint-Ouen, Alberto Giacometti et André Breton sont arrêtés par un demi-masque de métal puis par une cuillère en bois dont le manche repose sur un petit soulier. Giacometti acquiert le masque, Breton la cuillère. Sous le titre « Équation de l’objet trouvé », Breton relate aussitôt dans Documents 34 la trouvaille. En mai 1936, lors de l’ « Exposition surréaliste d’Objets » chez Charles Ratton, les objets sont ainsi classés : naturels / naturels interprétés / naturels incorporés / perturbés / trouvés / trouvés interprétés / américains / océaniens / mathématiques / ready-made et ready-made aidé / surréalistes. Hormis les objets surréalistes qui ont la part belle dans l’exposition, la catégorie « objets trouvés » se distingue par son nombre élevé de contributeurs : dix-huit. Parmi les objets trouvés, le tabernacle de Tanguy est sans doute celui qui a frappé le plus les visiteurs. On peut noter que Meret Oppenheim expose alors, à titre d’objet surréaliste, Tasse, soucoupe et cuillère revêtues de fourrure qui sera bientôt appelé Le Déjeuner en fourrure.

Dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme d’André Breton et Paul Éluard, catalogue de l’Exposition internationale du surréalisme de janvier-février 1938, galerie Beaux-Arts à Paris, sont reproduits trois objets trouvés : le tabernacle de Tanguy, la cuillère de Breton et un « crucifix en bois servant de gaine à un poignard aiguisé ». L’objet trouvé par Tanguy illustre l’entrée « Quintessence » qui est ainsi rédigée : « Quintessence – Objet trouvé : tabernacle en fourrure boutonné d’yeux de verre (messes noires). » Pour Tanguy, Breton et leurs amis, ce tabernacle, qui relève des messes noires ou de la magie noire, nous permet d’appréhender l’essence suprême de la réalité, autrement dit la surréalité. Rappelons que les surréalistes sont familiers du romancier Huysmans qui dans Là-Bas, paru en 1891, relatait une messe noire à laquelle assistait son héros Durtal conduit par Madame de Chantelouve : « Alors l’autel apparut, un autel d’église ordinaire, surmonté d’un tabernacle au-dessus duquel se dressait un Christ dérisoire, infâme. »

Tabernacle

À New York, André Breton publie dans View de mai 1942 « What Tanguy Veils and Reveals » (Ce que Tanguy voile et révèle). S’appuyant sur ses souvenirs, il procède à un collage de deux maisons habitées par Yves Tanguy, la maison familiale de Locronan dans le Finistère et la maison surréaliste de la rue du Château dans le XIVe arrondissement de Paris qui a abrité Marcel Duhamel, Jacques et Simone Prévert, Yves et Jeannette Tanguy, Benjamin Péret, Georges Sadoul, André Thirion et occasionnellement Louis Aragon. Breton n’oublie pas de signaler que Le Tabernacle occupait une place de choix dans les deux domiciles : « En place d’honneur, un objet d’un style unique : tabernacle anthropomorphe en fourrure, à bras de chandeliers, boutonné d’yeux de verre. » Breton s’essaie même à compter le nombre d’yeux de verre. Trente ans après, André Thirion, dans Révolutionnaires sans révolution, viendra confirmer le témoignage de Breton concernant la place éminente du Tabernacle au 54, rue du Château : « L’objet le plus extraordinaire était une sorte de tabernacle habillé de fourrure rayée, piquetée d’une ligne verticale d’yeux en verre ; ce tabernacle supportait une tête en fourrure, de la grosseur d’une tête humaine qui avait des yeux de verre, un nez de cuir et de vraies dents. Peut-être était-ce une tête d’homme momifiée et recouverte de fourrure. De chaque côté du tabernacle était accroché un bras de lumière en bronze doré, de style Louis XV. Ce meuble inquiétant venait, je crois, du Marché aux Puces. […] Sadoul le mit à une place d’honneur, sous la loggia. »

Les surréalistes s’inclinaient devant l’art magique océanien ou amérindien et dédaignaient le monothéisme. Ainsi, dans le numéro de Variétés de juin 1929, deux photos de Man Ray montrent comment Aragon avait pu transformer les W.C. de la rue du Château en chapelle blasphématoire en suspendant notamment un lourd crucifix à la chaîne de la chasse d’eau. Mais Le Tabernacle ne se réduit pas à une charge anticléricale ; il est autrement fascinant ; objet trouvé, il conserve tout son mystère. La Révolution surréaliste de décembre 1926 annonçait une « Exposition d’objets surréalistes » accompagnée d’un catalogue définissant les différents types d’objets. Malheureusement, l’exposition n’a pas vu le jour. Si elle s’était tenue en 1927 ou 1928, Le Tabernacle aurait été le clou de cette exposition. Le Tabernacle se rattache enfin à l’objet onirique qui a donné le coup d’envoi à l’aventure de l’objet surréaliste. En 1924, Breton avait rêvé que, dans un marché en plein air près de Saint-Malo, il découvrait un livre aux pages de grosse laine noire et dont le dos était constitué par un gnome barbu en bois. Ce gnome aperçu en rêve par Breton a pris figure dans Le Tabernacle de Tanguy.

Georges Sebbag

Références

« Quintessence de l’objet trouvé » (et sa traduction en anglais, « Quintessential found object »), catalogue de vente « Paris Avant-garde », Christie’s, Paris, 17 octobre 2018.

Ce texte porte sur Le Tabernacle, l’objet trouvé par Yves Tanguy. Voir aussi la reproduction de l’objet en couverture de L’Architecture d’aujourd’hui, n° 326, février 2000.

Jaquette du Catalogue Christie’s