« Préface » à Charles B. Jameux, Souvenirs de la maison des vivants

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Tombé dans le coma lors d’un choc frontal entre deux voitures, Charles Jameux est resté durant neuf jours entre la vie et la mort. Après son réveil, il a été par la suite sujet à toutes sortes de visions et de rêves. Impossible par exemple d’évoquer son rêve malicieux, qui voit le médecin de garde de l’hôpital de Tours décrocher le téléphone puis le fusil pour aller en pleine nuit à la chasse aux oies ou aux canards, sans rappeler que Charles Jameux a fréquenté les salles obscures et qu’il avait écrit jadis un belle monographie sur le cinéaste allemand Murnau, l’auteur de Nosferatu le vampire, Le Dernier des hommes ou L’Aurore. Blessé dans sa chair, le rescapé de la route nous relate avec sobriété son séjour à l’hôpital, dans une clinique et finalement aux Invalides, insistant beaucoup plus sur sa transformation psychique et le regard d’autrui que sur ses fractures, ses angoisses ou ses douleurs.

 

Une de ses hallucinations mérite qu’on s’y arrête. Il s’agit d’une sorte de mêlée de rugby opposant, à droite, un pack solidaire et bien courbé de femmes enveloppées dans un unique châle noir, et à gauche, un pack d’hommes un peu plus décontractés se tenant par les épaules et coiffés d’un immense béret, le pack des femmes marquant son avantage par une poussée lente et irrésistible. Nous savons par diverses notations l’admiration que Jameux porte aux femmes, aux Mères ou aux fées. Mais cette image hallucinatoire nous en dit plus encore. Elle désigne et condense le face à face de l’homme et de la femme durant toute une existence. Et elle rejoint par là un fantasme confessé par André Breton dès les premières lignes de L’Amour fou : d’un côté, les « boys du sévère, interprètes anonymes, enchaînés et brillants de la revue à grand spectacle », sept ou neuf danseurs vêtus d’un smoking noir que Breton fait asseoir à un moment sur un banc, et d’un autre côté, un autre rang de sept ou neuf femmes, en toilettes claires, assises elles aussi sur un banc ou une banquette de café. André Breton nous donne la clé de son fantasme en suggérant que ces deux séries d’hommes et de femmes représentent la suite d’hommes qu’il a été jusque-là et les différentes femmes qu’il a successivement aimées.

 

« Que m’est-il arrivé en novembre 2004 ? Qui suis-je ? » Ainsi s’achève le texte de Charles Jameux. Comme l’incipit de Nadja est précisément « Qui suis-je ? » et comme l’incipit de L’Amour fou, nous l’avons déjà dit, est « Boys du sévère, interprètes anonymes, […] », il nous faut esquisser ce qui réunit Jameux et Breton et ce qui les distingue. Il y a une réelle coïncidence dans le nombre des acteurs et la symétrie des groupes : les sept ou neuf boys ainsi que les sept ou neuf girls de Breton correspondent aux huit rugbymen du pack masculin et aux huit avants du pack féminin. Autre coïncidence : alors que Breton retrouve à la tombée du jour ses boys « errant sans mot dire au bord de la mer, à la file indienne, contournant légèrement les vagues », Jameux hallucine l’ensemble des châles de son pack féminin « comme une grande carapace vaguement noire, tremblante sous l’effet du vent et ondulant, à la manière de la surface de la mer ou d’un champ de blé ». Mais on ne peut nier une grande différence entre André Breton et son cadet Charles Jameux : incontestablement, chez ce dernier, les girls ont pris le dessus sur les boys. C’est le sens même de la mêlée où les hommes au béret semblent condamnés à demeurer sur la défensive.

 

Dans ce texte, nourri de descriptions patientes et de notations exactes, la part de la réminiscence ou de l’intuition personnelle introduit une éclaircie, qui est celle du cinéma de Murnau ou de la poésie de Nerval et des surréalistes.

Georges Sebbag

 

Références

« Préface » à Charles B. Jameux, Souvenirs de la maison des vivants, AG éditions, 2008.