Paris-Barcelone-Paris, le boomerang surréaliste

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Mort d’Apollinaire, naissance du surréalisme

La veille de l’armistice, André Breton qui vient de confectionner une lettre-collage destinée au soldat Louis Aragon en route vers l’Alsace, a juste le temps d’y glisser un petit carré de papier sur lequel il a griffonné : « mais Guillaume / Apollinaire / vient de / mourir. » À la mort d’André Breton, le communiste Aragon rendra un bref hommage à son ex-ami surréaliste en première page des Lettres françaises. Et il réitérera le geste de son ami d’alors en concluant : « mais André / Breton / vient de / mourir. » Les nouvelles, bonnes ou mauvaises, la vie et la mort, s’écrivent sur des bouts de papier.

La mort d’Apollinaire et celle de Breton bornent l’existence du surréalisme. Ou plus exactement, le surréalisme s’est achevé avec la révolte spontanée et généralisée de mai 1968 et a commencé avec l’ultime lettre de Jacques Vaché à André Breton du 12 décembre 1918, où la succession d’Apollinaire était déclarée ouverte : « Apollinaire a fait beaucoup pour nous et n’est certes pas mort ; il a, d’ailleurs, bien fait de s’arrêter à temps – C’est déjà dit, mais il faut répéter : IL MARQUE UNE ÉPOQUE. Les belles choses que nous allons pouvoir faire ; MAINTENANT ! » Et où il est affirmé que le complot dada-surréaliste mené par Breton, Vaché et Aragon, est sur le point d’éclater : « Je crois me souvenir que, d’accord, nous avions résolu de laisser le MONDE dans une demi-ignorance étonnée jusqu’à quelque manifestation satisfaisante et peut-être scandaleuse. […] Comme ce sera drôle, si ce vrai ESPRIT NOUVEAU se déchaîne ! »

Breton a beau se sentir proche de l’auteur du Poète assassiné, auquel il a consacré une étude publiée dans la revue genevoise L’Éventail, il se démarquera d’Apollinaire dont il pense avoir dérobé le secret de la poésie. En avril 1919, détournant un article de journal à la manière d’Isidore Ducasse, il introduira le nom d’Apollinaire dans un fait divers : Guillaume Apollinaire, gardien de travaux, dévoué et héroïque, enseveli sous les décombres d’une maison peu solide.

Durant la Grande Guerre, le lyrisme d’Apollinaire, le dépouillement de la revue Nord-Sud de Reverdy et certaines audaces formelles de la revue SIC d’Albert-Birot incarnent la poésie moderne. Les revues SIC et Nord-Sud, se réclamant d’Apollinaire, accueillent à bras ouverts les jeunes Aragon, Breton et Soupault. Mais autant SIC, où les futuristes Severini et Folgore côtoient le dadaïste zurichois Tzara ou le poète catalan Perez-Jorba, semble éclectique, autant Nord-Sud défend une poétique stricte. Cela n’empêchera pas Pierre Reverdy de se sentir trahi par son faux-frère Max Jacob ou plagié par ses « disciples » Paul Dermée et Vicente Huidobro. Notons que Miró a peint en 1917 une étrange nature morte intitulée Nord-Sud, où un livre de Goethe et la revue Nord-Sud avoisinent un chardonneret en cage.

Mais quand Apollinaire meurt et que les canons se taisent, une guerre de succession s’ouvre. Qui remplacera le poète ? Quelle revue prendra la relève de SIC et de Nord-Sud ? De nombreux prétendants se pressent : Blaise Cendrars, Jean Cocteau, Max Jacob, Pierre Reverdy, Paul Dermée, etc. Picabia, qui a ausculté la situation depuis Barcelone, New York et Zurich est résolu à jouer les trouble-fête. Mais les plus prompts à bondir seront Aragon, Soupault et Breton, des outsiders, des « jockeys camouflés » qui ont fait leurs classes dans SIC et Nord-Sud. Ce sera Littérature, la revue fondée par le trio dada-surréaliste, qui empochera la mise.

Les deux versions de l’Esprit nouveau

Le triumvirat Aragon-Breton-Soupault retiendra d’Apollinaire la conjonction du merveilleux et du quotidien. En revanche, il substituera à la fantaisie des Mamelles de Tirésias l’idée de l’humour noir et remplacera la poétique de la surprise de Calligrammes par les précipités de l’écriture automatique. Quant à l’idée apollinarienne d’« esprit nouveau », reprise par Paul Dermée lors de la fondation de la revue du même nom, et qui servira d’étendard à Amédée Ozenfant et à Le Corbusier, elle aura une tout autre acception dans Littérature qui, sous le titre « L’esprit nouveau », proposera à ses lecteurs le premier procès-verbal de hasard objectif. Rappelons-en le propos : Aragon, Breton et Derain qui se retrouvent au café des « Deux Magots » constatent qu’ils viennent, successivement, de manquer leur rencontre avec la même jeune femme, dont chacun avait pu observer la dérive rue Bonaparte ou devant la grille de l’église Saint-Germain-des-Prés. C’est ce non-événement qui fait événement. Car la coïncidence des trois non-rencontres produit une durée significative, une durée automatique. La déconvenue de trois amis face à une jeune fille d’une beauté peu commune, « avec on ne sait quoi dans le maintien d’extraordinairement perdu », face à un « véritable sphinx », qui ne les a pourtant pas interrogés, c’est cette déconvenue qui accouchera du premier récit de hasard objectif. Le surréalisme, jusque dans la rue, traque l’automatisme.

Message automatique, écriture automatique, dérive urbaine, scandale dada, hasard objectif, récit de rêve, invention de l’objet, jeu du cadavre exquis, jonction de la poésie et de la révolution, tels sont les pratiques ou les principes du dada-surréalisme, qui tranchent nettement avec l’héritage d’Apollinaire et du cubisme, et même avec le futurisme. La machine de guerre de la revue Littérature réussit à disqualifier les gens de lettres grâce à l’enquête « Pourquoi écrivez-vous ? », à requalifier la poésie avec Isidore Ducasse, à obtenir le renfort de Tzara puis de Picabia, et surtout à construire contre vents et marées une association libre d’individualités fortes, à regrouper donc des poètes et des artistes, tels que Paul Éluard, Benjamin Péret, Robert Desnos, Man Ray ou Max Ernst, tout en s’appuyant sur Chirico, Duchamp et Picasso.

L’auberge espagnole

Étant donné la percée dada-surréaliste de Littérature, puis la forte vague de La Révolution surréaliste, que se passe-t-il à Barcelone, à la même époque ? Il est certain qu’à Barcelone, comme à Madrid d’ailleurs, on ne prendra pas la mesure, durant les années vingt, du chambardement surréaliste à Paris, pour la bonne raison qu’on n’y est pas encore sorti de l’auberge apollinarienne, et qu’on n’y voit pas très bien ce qui distingue Breton et Cie de Cendrars, Cocteau, Max Jacob, Reverdy, Dermée, Ozenfant ou Le Corbusier. Les courants ultraïstes ou avant-gardistes des revues Ultra (Oviedo), Grecia, Gran Guignol (Séville), Cosmópolis, Reflector, Perfiles, Ultra, Tableros, Horizonte, La Pluma,Vértices, Tobogán, Plural (Madrid), Los Raros, Prisma, Proa (Buenos Aires), Casa América-Galicia, Alfar (La Corogne), Actual (Mexico), Andamios, Dinamo (Santiago du Chili) composent une mosaïque où le futurisme le dispute à Dada, Apollinaire au simultané, le construit au moderne, l’extrême au baroque, le vertical au vertige, l’idée au son ou à l’image. Cela rappelle assez l’éclectisme de la revue SIC d’Albert-Birot. Tous ces courants ne perçoivent pas, ou ne veulent pas reconnaître, la rupture dada-surréaliste. Ils affichent une attitude avant-gardiste, ils restent pré-dada-surréalistes ou anti-dada-surréalistes. C’est pourquoi, a contrario, il faudrait dire en passant que le surréalisme n’est pas une avant-garde.

Pour mieux suivre la démonstration, prenons trois noms qui comptent à Madrid, Barcelone ou Paris : Guillermo de Torre, Vicente Huidobro, Ramón Gómez de la Serna.

Le Manifeste vertical ultraïste de Guillermo de Torre exalte la synthèse de tous les ismes,  l’apollinien selon Nietzsche et le lyrisme selon Apollinaire, la négation dada et la création de Huidobro, le sans-fil et le cinéma, le futurisme de Marinetti et le nunisme d’Albert-Birot, etc. Mais à poursuivre cette difficile synthèse, Guillermo de Torre et les ultraïstes manqueront le moment dada-surréaliste. Pour Vicente Huidobro, en dépit de sa profession foi créativiste et de sa querelle avec Reverdy, il partage avec ce dernier, un mouvement de recul, une certaine défiance vis-à-vis du groupe dada-surréaliste. Quant à Ramón Gómez de la Serna, s’il est intronisé dans Littérature de septembre 1919, avec une présentation conséquente de son œuvre par Valery Larbaud et la traduction d’une douzaine de «Criailleries», sa participation au dada-surréalisme ne dépassera pas ce stade. Il sera même épinglé par Éluard dans La Révolution surréaliste à propos de Lautréamont.

Le grand Birot

Ce cadre général ultraïste et avant-gardiste étant fixé, on ne sera pas étonné que Barcelone, en dépit de son particularisme catalan et noucentiste, ne participe pas au premier chef à l’aventure dada-surréaliste. Consultons Projet d’histoire littéraire contemporaine, l’historiographie du dada-surréalisme écrite autour de 1922-1923 par Aragon, qui comprend outre un plan détaillé une vingtaine de chapitres, dont l’un est consacré à Albert-Birot : « Pendant toute la guerre la France a eu deux grands hommes : le Général Joffre et Pierre Albert-Birot. Ce ne sera pas le moindre étonnement, pour ceux qui se reporteront aux écrits de cette singulière époque, que de voir de quel prestige le directeur de SIC a joui si longtemps. Prestige de scandale […] Et tout naturellement prestige tout-court : surtout à l’étranger. C’est une chose particulièrement déconcertante de voir quel rôle on prêtait à P. Albert-Birot, quelle place on lui donnait. En Espagne, particulièrement : on verra dans la revue L’Instant, d’abord dirigée par Perez-Jorba, puis passée en d’autres mains, et devenue alors une sorte de magazine littéraire, avec de nombreuses reproductions de tableaux, combien de fois Pierre Albert s’entendit traiter de génie. Il se faisait des études sur lui ; Reverdy passait pour son disciple. Il collaborait avec toutes les revues d’avant-garde du vieux et du nouveau continent. Je me souviens d’une lettre que m’écrivait un Portugais vers 1918 : votre chef d’école, disait-il, le Grand Birot. Et ainsi de suite. »

En dépit de son ironie, il faut prendre à la lettre l’appréciation d’Aragon. Pendant que le dada-surréalisme triomphe à Paris et balaie l’influence des Reverdy, Huidobro, Dermée ou Albert-Birot, c’est spécialement ce dernier qui alimentera l’avant-gardisme et l’ultraïsme en Espagne et en Amérique latine, et pour une bonne part, via Barcelone, via les revues catalanes, via L’Instant, via Perez-Jorba. Joan Perez-Jorba, Catalan installé à Paris, collaborateur régulier de SIC, fonde en juillet 1918, L’Instant, « Revue franco-catalane d’art et littérature ». Dès le premier numéro, le ton francophile est donné. Il s’agit de rapprocher « la belle France aux blonds cheveux bouclés et ceux de la brune Catalogne aux bras vigoureux et forts. » Ou encore, cette double image futuriste et classique : « Le moment est venu sur les ailes de l’aéroplane du temps qui nous enjoint de nous rassembler sous l’arbre de la culture occidentale. » Signalons que Miró réalisera en 1919 un projet de couverture pour L’Instant, une affiche radieuse et colorée jouant sur les motifs décoratifs et les mentions : « L’INSTANT, AVIAT, Revista Quinzenal, Paris / Barcelona ».

Perez-Jorba et Junoy

Zélateur d’Albert-Birot, Perez-Jorba lui consacre un essai en 1920.Voici quelques indications sur la conquête de l’ancien et du nouveau monde hispanique par Albert-Birot. « La légende d’Oro », poème narratif entrecoupé de poèmes à crier et à danser, est traduite dans Grecia  de février 1920 par Jorge Luis Borges. Le Manifeste vertical de Guillermo de Torre communie avec le nunisme d’Albert-Birot : « Nunisme : exaltons triomphalement la vibration simultanéiste du moment ! » À Mexico, le Comprimé stridentiste  de Manuel Maples Arce en fait presque autant. Si Albert-Birot participe à L’Instant, titre ô combien nuniste, il est aussi traduit en catalan, dès 1917, dans La Revista  et Troços (qui deviendra Trossos), puis dans El Cami et Terramar.

Plaque tournante des revues futuristes puis des revues catalanes, SIC engage un dialogue permanent avec l’Italie ou Barcelone. Quand Albert-Birot passe en revue, en juin 1918, Vell i Nou, La Revista, Trossos, El Cami ou Iberia, il distribue les bons ou les mauvais points. Ainsi, après avoir salué le fondateur de Troços, J. M. Junoy, l’auteur du calligramme « Guynemer » apprécié par Apollinaire, et avoir noté que « c’est à Barcelone, la ville vivante » que SIC « a trouvé le plus d’amis », il avoue que le dernier Trossos de J. V. Foix, à quelques illustrations près, est du SIC tout craché. En octobre 1919, il recensera trente-six revues, dont seize de Paris, dix de province, deux d’Italie, une d’Écosse, une de Belgique, et cela ne nous étonnera pas, six publications de Catalogne : L’Instant, Terramar, La Revista, Vell i Nou, Los Estados Unidos, La Publicitat. À propos de Terramar, il félicite Perez-Jorba et Junoy : « ces deux têtes-là auront fait beaucoup pour qu’il n’y ait plus de Pyrénées. » Mais il laisse aussi éclater son dépit : « Les Catalans font très bien les choses, ils font ce qu’on ferait en France si on pouvait y faire quelque chose. » En effet, dans cette copieuse revue des revues, pas un mot n’est dit sur Littérature, l’organe dada-surréaliste qui défraie la chronique à Paris. Le directeur de SIC peut se consoler : il signale que La Publicitat lui a consacré toute une page.

Entrée en scène de Picabia

Le « Thermomètre Littéraire de SIC » de mars-avril 1919 est la dernière tentative de diversion d’Albert-Birot face à l’irrésistible ascension des dada-surréalistes. Sur ce thermomètre gradué sont notées une trentaine de revues et une dizaine d’ouvrages, avec ce tiercé de tête : 1er Picabia (391), 2e Tzara (Dada 3), 3e Reverdy (Les Jockeys camouflés). L’Instant est bien placé, à la hauteur de revues italiennes comme Noi ou Valori Plastici. Mais les jeux sont faits à Paris. SIC n’est plus dans la course. Reverdy s’éloigne des uns et des autres. En janvier 1920, le dadaïste de Zurich sera accueilli comme un messie par le trio Aragon-Breton-Soupault. Quant à Picabia, c’est le moment de rappeler qu’il fondait en janvier 1917 à Barcelone, 391, où il maniait dans ses poèmes et dessins l’insolence et approvisionnait en potins quelques initiés de Barcelone, Paris ou New York.

De retour à New York,  Picabia donnera dans 391 une image assez peu ragoûtante de Barcelone et de ses artistes : « Barcelone – À ses pieds, la mer […]. À son chef, Montjuich […]. Et, grouillant par tout son corps de vieille tata qui se sucre la gaufre, des hommes. Des hommes qui pas plus ici qu’à New York, Paris, Pétrograd, Londres, Pékin, ailleurs ne sont beaux à regarder ni bons à sentir. » Puis vient une violente charge contre les artistes et pour finir contre les intellectuels, dont il dénonce la duplicité : « Comme toute ville de mauvaise vie, Barcelone est pleine de morpions et d’intellectuels, les intellectuels d’ici sont à sang froid, ils préfèrent au viol l’onanisme ; au bain, la crasse ; à l’affirmation périlleuse, le jeu subtil des insinuations contradictoires. »

Breton ou Le Corbusier ?

En novembre 1922, les deux principaux animateurs de Littérature, Picabia et Breton, séjournent à Barcelone. Breton préface l’exposition Picabia chez Dalmau et prononce une conférence à l’Ateneo, « Caractères de l’évolution moderne et ce qui en participe ». Mais son séjour à Barcelone est gâché car sa femme Simone qui l’accompagne, tombe malade. Toutefois, il peut admirer pour la première fois des toiles de Miró ainsi que la Sagrada Familia de Gaudí, comme en témoigne la carte postale adressée à Picasso : « Connaissez-vous cette merveille ? […] Ici, je vous cherche un peu sans vous trouver. »

Dans les années vingt, ce qui fera événement à Barcelone ce n’est pas la brève équipée de Picabia-Breton de 1922, c’est la venue de Le Corbusier en mai 1928. Si au sortir de la guerre Albert-Birot est un bon modèle pour les Catalans modernistes et les ultraïstes, un autre modèle plus puriste s’imposera vite à Barcelone et à Madrid, sur un mode majeur, celui des artistes et architectes de L’Esprit nouveau, et sur un mode mineur, celui du médecin lyonnais Malespine dont la revue Manomètre, « indique la pression sur tous les méridiens ». Le Corbusier, accueilli avec ferveur en 1928 par les étudiants en architecture de Barcelone, le leur rendra bien, puisqu’il marquera de son empreinte le centre historique de la ville avec son plan Macià de 1932-1934.

Fin août 1932, Breton, à l’invitation de Dalí, se rend à Cadaquès. Mais son séjour sera abrégé par « les mouches, moustiques et cafards de toute espèce », comme il s’en plaint dans des lettres à Thirion et Tzara. Sachant que Breton n’aura franchi les Pyrénées que deux fois dans sa vie, que faut-il penser de ses incursions en Catalogne ?

Remontons à septembre 1918. À cette date, Breton demande à Aragon de ne pas trop écrire dans « les petites revues » comme SIC ou L’Instant. Il a des préventions contre Albert-Birot et son disciple Perez-Jorba. En avril 1919, il écrit à Tzara : « Il y a une catégorie de gens que je ne puis voir : ce sont ceux qu’en souvenir de Jarry j’appelle dans l’intimité des “palotins”. Tels sont Cocteau, Birot, Dermée. » En ce qui concerne Perez-Jorba, Breton n’hésite pas à tailler dans deux pages de L’Instant  de décembre 1918 pour agrémenter la lettre-collage à Jacques Vaché du 13 janvier 1919 d’un pliage en accordéon, lettre-collage confectionnée dans l’ignorance de la mort de son destinataire.

La conférence de l’Ateneo

Breton, lors de sa conférence du 17 novembre 1922, donne, comme en passant, son sentiment sur Barcelone, un sentiment où se mêlent l’embarras et la retenue. Le retient de se prononcer, son « ignorance parfaite de la culture espagnole, du désir espagnol ». L’attirent et le déconcertent, la Sagrada Familia, le climat et les Barcelonaises. L’évocation de la Sagrada Familia exprime assez bien l’ambivalence de Breton : « […] une église en construction qui ne me déplaît pas si j’oublie que c’est une église ». Cette note antireligieuse, il la partage avec l’auteur de Jésus-Christ rastaquouère. Justement, Breton en profite pour révéler le sentiment de son « grand ami Francis Picabia [pour] l’Irlande du Nord de l’Espagne », Picabia présenté par Dalmau comme « le plus sceptique des peintres » : « […] Picabia qui se voudrait insensible et dont le cœur est un peu pris par ce pays ». Dernière touche au tableau : Breton « aime à croire aussi » que Pablo Picasso « se souvient » de la Catalogne. Au fond, ni Breton, ni Picabia, ni Picasso ne sont indifférents à Barcelone.

Aux antipodes d’une manifestation dada, la conférence de Barcelone analyse de façon étincelante la sensibilité dada-surréaliste. Breton n’entend pas convaincre l’auditoire mais toucher de rares individus : « il y a peut-être parmi vous un grand artiste ou, qui sait, un homme comme je les aime qui, à travers le bruit de mes paroles, distinguera un courant d’idées et de sensations pas très différent du sien. » Au bout du compte, il ne sera entendu que par Cassanyes qui publiera, dans La Publicitat, un article favorable à Breton et Picabia, un article repris dans Littérature. L’expédition Picabia-Breton aura donc tourné court. De plus, le projet de publier à Paris la conférence, augmentée de reproductions et de poèmes, et le projet d’éditer chez Dalmau, « Le Volubilis et je sais l’hypoténuse », poème écrit par Breton à Barcelone, ces deux projets tomberont à l’eau.

La Sagrada Familia dans « Le Volubilis et je sais l’hypoténuse »

À ce propos, relisons la fin de ce long poème :

C’est la Nouvelle Quelque Chose travaillée au socle et à l’archet de l’arche

L’air est taillé comme un diamant

Pour les peignes de l’immense Vierge en proie à des vertiges d’essence alcoolique ou florale

La douce cataracte gronde de parfums sur les travaux

La Sagrada Familia de Gaudí ne transparaît-elle pas dans ces vers ? N’est-elle pas « l’immense Vierge en proie à des vertiges d’essence alcoolique ou florale » ? N’est-ce pas « la Nouvelle Quelque Chose » de Barcelone « travaillée au socle et à l’archet de l’arche » ? Une douce cataracte de parfums ne gronde-t-elle pas sur les travaux de Gaudí ? Quoi qu’il en soit, en 1950, Breton n’hésitera pas à déclarer à José Valverde : « Goya était déjà surréaliste, au même titre que Dante, ou qu’Uccello, ou que Gaudí. » Gaudí surréaliste ? Breton l’avait-il décrété dès 1922 ou en a-t-il pris conscience au contact de Dalí ? En tout cas, le 5 septembre 1952, Péret reconnaît à son tour le génie de Gaudí dans l’hebdomadaire Arts : « Avec Gaudí, pour la première fois, la poésie fait irruption dans l’architecture, l’envahit et la transforme de fond en comble. […] Au parc Güell, […] l’architecture de statique devient dynamique, la pierre s’anime et, prise de frénésie, saute, rampe et s’envole. […] la Sagrada Familia montre le christianisme exalté d’un poète s’exprimant dans la pierre […] débordant de la passion qui emporte ses édifices comme dans une tempête. »

L’écho assourdi du surréalisme

Le surréalisme ne fait pas de vagues en Catalogne au cours des années vingt. Dans La Publicitat du 25 février 1925, Jose Pla présente le Manifeste du surréalisme comme un manifeste littéraire, romantique et freudien. Lluís Montanyà s’exprime à deux reprises sur le surréalisme dans L’Amic de les Arts. L’article de janvier 1927, illustré d’un dessin de Miró, rend compte du Paysan de Paris d’Aragon et de La Mort difficile de Crevel, mais à la lumière de Valéry et Cocteau. En juin 1928, le texte plus ample, accompagné de deux reproductions de Miró, se veut un panorama du surréalisme : naissance, principes et développement, résultats effectifs ; toutefois, si le surréalisme « a répondu à une nécessité impérieuse du moment », Montanyà n’est pas prêt à s’abandonner à ce « néo-romantisme frénétique et délirant ». Peu avant cet article de fond, Sebastià Gash publiait dans La Veu de Catalunya une recension du Surréalisme et la Peinture d’André Breton. On sent toutefois comme un frémissement du surréalisme à Barcelone. En juin 1928, J. M. Junoy traduit et publie dans La Nova Revista des poèmes d’Éluard. À la même date, J. V. Foix, sous le titre « Magie blanche : Nadja  », donne dans La Publicitat une image assez fidèle du récit de Breton bien que, pour sa part, il qualifierait volontiers le livre de « réaliste ». Enfin, la revue Helix de février 1929 propose deux passages de Poisson soluble avec, on s’en doute, une illustration de Miró.

Le surréalisme est un collagisme 

Revenons à Paris. Mais pour mieux situer l’entrée discrète de Miró dans le groupe surréaliste, avec son exposition à la galerie Pierre de juin 1925 préfacée drôlement par Benjamin Péret, puis l’entrée en scène fracassante à Paris de Dalí et Buñuel en 1929, il ne faut pas oublier que le dada-surréalisme, avant d’être une rencontre, somme toute problématique, avec le public, est la découverte d’une identité plurielle. Sans une association libre et hasardée de poètes et d’artistes, il n’y a ni groupe, ni esprit, ni réalisation surréaliste.

Il faudrait appeler « collagisme » la forme et la pratique de l’identité collective dans le dada-surréalisme. En juin-juillet 1918, Breton monte de toutes pièces le poème « Pour Lafcadio » en empruntant à Rimbaud, Vaché, Fraenkel, des mots, des expressions, légèrement rectifiés, tout en révélant à la fin du poème son métier de collagiste :

Mieux vaut laisser dire

Qu’André Breton

receveur de Contributions Indirectes

s’adonne au collage

en attendant la retraite

C’est aussi l’époque où il expédie des lettres-collages-pliages. Il confectionne pour ses amis un pêle-mêle de découpures de journaux ou d’emballages, de citations manuscrites et de brèves nouvelles personnelles. Outre le poème-collage et la lettre-collage, il invente aussi le recueil-collage en intitulant son premier recueil de poèmes Mont de piété. Le titre Mont de piété, sans traits d’union, condense deux sens : crédit sur gages et pic de dévotion. Dans ce recueil, où Breton se recueille, le collagiste, l’emprunteur sur gages voue un culte à ceux qu’il a eu l’occasion d’admirer et de piller — Mallarmé, Gide, Derain, Valéry, Vaché, et surtout Rimbaud. Se situera dans le droit fil de Mont de piété, lors de l’Exposition internationale du surréalisme de 1947, l’installation de douze autels consacrés à des êtres ou des objets mythiques, comme « Léonie Aubois d’Ashby » (émanation du poème « Dévotion » de Rimbaud), le « Soigneur de gravité » (auquel Duchamp a assigné une place dans Le Grand Verre), ou la Chevelure de Falmer (chevelure sanglante des Chants de Maldoror).

Le collagisme dada-surréaliste, dont la lettre-collage représente une forme externe, s’accomplit aussi à l’intérieur de soi, par introjection ou incorporation d’une seconde, d’une troisième, voire d’une quatrième identité. C’est ainsi que peut se constituer, par un processus d’agglomération interne et d’agglutination externe, un duo, un trio, un quatuor, voire un quintette dada-surréaliste. On ne comprendrait rien à l’amitié et à la furie propres au groupe dada-surréaliste si on ne décelait pas chez chaque participant la faculté de s’agréger des êtres chers, morts ou vifs. Nous ne sommes pas loin de la possession chamanique. Le dada-surréaliste est un être à deux têtes, à trois têtes, à dix têtes, à cent têtes. Breton fera l’aveu dans le Manifeste du surréalisme de son collage passionnel avec Vaché : « Vaché est surréaliste en moi. » De même le comportement des deux scripteurs des Champs magnétiques est manifestement collagiste : Breton et Soupault veulent être les appareils enregistreurs, les sténographes d’une parole intérieure ; ils se comparent eux-mêmes à deux pagures ou bernard-l’hermites, à deux crustacés logeant dans des coquilles abandonnées et échangeant leur voix ; la raison commerciale « André Breton & Philippe Soupault / Bois & Charbons » qui est affichée à la fin des Champs magnétiques désigne des duettistes, deux associés la main dans la main.

Du côté de Cadaquès et de Barcelone, le collagisme passionnel fait d’abord des ravages dans le couple Dalí-Lorca (« Ô Salvador Dalí à la voix olivée ! »). Puis, prenant le relais, le collagisme formel, passionnel et temporel sévira dans le duo Dalí-Buñuel qui inventera ni plus ni moins le cinéma surréaliste.

Il y a trois sens du mot collage. Premier sens, le plus connu : le collage spatial. C’est le sens formel du collage. Partant d’éléments disparates, on aboutit à une contiguïté artificielle. Deuxième sens, plus argotique : le collage passionnel. C’est le sens intuitif et collectif du collage, c’est l’union libre des corps, l’association libre des esprits, le désir amoureux avec toutes ses variantes fouriéristes. Troisième sens, plus poétique, existentiel et historique : le collage temporel. C’est la survenue de coïncidences. À un moment donné, des micro-événements viennent s’ajuster les uns aux autres, comme s’ils contredisaient le cours habituel des choses. Ainsi se produit une contiguïté de faits inattendus, que les surréalistes nomment « hasard objectif », et qu’on pourrait appeler « magnétisation des durées ou collage des âges ».

Le collagisme surréaliste est à l’œuvre dans les revues, les expositions, les tracts, les interventions publiques, les jeux, les expériences collectives. Ni le temps ni la distance ne sont des obstacles. On ne s’étonnera pas que le surréalisme de Cadaquès ou Barcelone débarque à Paris. C’est là l’effet import-export, dont Dalí et Buñuel sont porteurs.

Miró indocile annexé par Documents

En 1929, le collagisme surréaliste craque de toutes parts. Desnos, Leiris, Masson, Limbour, Baron, n’adhèrent plus à Breton, Éluard et Aragon. Ils se rapprochent de Bataille et de la revue Documents. C’est le moment où l’on peut le mieux apprécier l’apport de Miró et Dalí. À la fin du dernier numéro de La Révolution surréaliste de décembre 1929 figure une liste chronologique des publications collectives (tracts, catalogues d’exposition, brochures). Cette liste démarre avec le fameux tract « Un cadavre » saluant la mort d’Anatole France et s’achève avec l’exposition Dalí, préfacée par Breton, qui estime avec le peintre de Cadaquès que pour supprimer les arbres qui obturent notre champ de vision, il faut exercer « notre pouvoir d’hallucination volontaire ». Or la première des treize expositions surréalistes recensées n’est autre que celle de Miró, préfacée par Péret. Mais autant l’étoile Miró s’évanouira peu à peu dans le paysage surréaliste pour resurgir en 1958 sous forme de Constellations dans la poésie de Breton, autant la paire Dalí-Buñuel marquera et ne cessera de tourmenter l’imaginaire surréaliste.

On trouve, dans six livraisons de La Révolution surréaliste, huit reproductions de Miró qui illustrent de préférence des textes de Péret. Il n’est pas étonnant qu’un dessin de Miró serve de frontispice au recueil de contes … Et les seins mouraient… de Péret. Ce dernier, en mars 1929, depuis le Brésil où il réside, parlera avec entrain de Miró dans un journal de Sao Paulo, en le rapprochant de Félix le Chat et du burlesque américain : « Si je vois un gigot rôti danser et voleter au rythme des éclairs, il m’est impossible de ne pas penser qu’il vient d’une Ferme ou d’un Paysage catalan de Miró. » Notons tout de suite que Miró adoptera une position de retrait dans la vie du groupe. Il ne signera aucune déclaration collective. D’ailleurs, en mars 1929, estimant qu’il ne pouvait « se soumettre à une discipline de caserne qu’une action commune exige à tout prix », il s’abstiendra de participer à la réunion de la rue du Château, défiant ainsi Breton et ses amis. De plus, n’oublions pas qu’en mai 1926 la participation de Miró et Max Ernst au ballet Roméo et Juliette fut violemment contestée par Aragon et Breton, qui signèrent un tract vengeur dans La Révolution surréaliste.

Non seulement Miró n’est pas docile mais il est pour ainsi dire annexé par Documents. En octobre 1929, Michel Leiris, dans un long article, voit dans Miró un ascète thibétain doublé d’un paysan madré faisant le vide dans son esprit pour dissoudre ou recréer l’espace de sa toile. L’année suivante, Carl Einstein insiste sur le dépouillement et la simplicité de ses papiers collés. Quant à Bataille, rappelant que Miró voulait « tuer la peinture », il observe dans le parcours du peintre un cycle de germinations et de décompositions ou de « traces d’on ne sait quel désastre ». En fait, la revue Documents, qui reproduit en moins d’un an quatorze œuvres de Miró, offre une interprétation alternative à celle de burlesque ou d’automatisme avancée par Péret et Breton.

Dalí et Buñuel, surréalistes importés

L’adhésion au surréalisme du duo Buñuel-Dalí n’est pas mitigée, comme chez Miró, elle est violente, forcenée, à l’image des deux films surréalistes qu’ils réalisent. Il y a dans les plans d’Un chien andalou et de L’Âge d’or, une objectivation du désir, une clinique des durées automatiques, à l’instar des photographies de Nadja ou d’un procès-verbal de hasard objectif. C’est pourquoi Buñuel désavoue solennellement la publication du scénario d’Un Chien andalou dans La Revue du cinéma, dont les collaborateurs comme Ribemont-Dessaignes, Desnos ou Soupault sont en conflit ouvert avec Breton et déclare qu’« Un chien andalou n’existerait pas si le surréalisme n’existait pas ». C’est pourquoi Dalí n’autorise pas la reproduction dans Documents du tableau Le Jeu lugubre, dont Bataille fera la psychanalyse en s’appuyant sur un schéma, à défaut de la photo.

Au moment où les surréalistes se tirent dessus, Breton dispose en la personne de Dalí d’un renfort inespéré, d’un fou hors du commun, d’un surréaliste de choc. Paradoxalement, le surréalisme, qui entre dans sa période d’occultation, sera renouvelé sinon perturbé par un peintre obsessionnel, obscène et inventif, un théoricien hypercritique et humoristique, un poète lyrique et provocateur, un adepte de la surenchère, une personnalité secrète et même timide empruntant son costume au plus bouffon des exhibitionnistes. De 1930 à 1937, non seulement Dalí est omniprésent dans Le Surréalisme ASDLR et Minotaure mais il illustre plusieurs ouvrages des membres du groupe et publie quatre livres sous le label « Éditions Surréalistes ». Il peut compter sur le soutien de René Crevel qui lui consacre un essai et, curieusement, sur celui de Paul Éluard dont il a pourtant ravi l’épouse, Gala. Cette dernière, qui est à la fois le modèle et la correctrice, l’imprésario et l’inspiratrice, sert de trait d’union entre l’ancien et le nouveau compagnon, si on en juge par les lettres troublantes et brûlantes qu’Éluard a adressées à Gala. Aussi il paraît bien naturel que le théoricien de la paranoïa critique soit chargé par exemple de dresser le catalogue général des objets surréalistes.

L’exclusion parodique de Dalí

Le surréalisme est réputé pour son régime d’exclusions. Mais avec Dalí,  la parodie de l’exclusion évite l’exclusion. Dans une lettre du 23 janvier 1934, Breton accuse Dalí d’antihumanisme, d’académisme et surtout d’hitlérisme. Le peintre répond. Malgré cela, il est convoqué rue Fontaine, plusieurs surréalistes ayant réclamé son exclusion. Le 5 février, l’hypocondriaque Dalí se présente chaudement habillé, un thermomètre à la bouche. Pendant le débat, il se dépouille peu à peu de ses vêtements, vérifie sa température. Il s’agenouille devant Breton en jurant que son obsession hitlérienne est maldororienne et non politique. Breton interrompt le strip-teaseur, le bonimenteur de cirque : « Allez-vous continuer longtemps à nous emmerder avec votre Hitler ? » Face à cette injonction, Dalí ressort l’argument de l’irresponsabilité du poète surréaliste, envisagé dans le Manifeste et utilisé lors des poursuites contre Front rouge et l’applique à son propre cas : « André Breton, si je rêve cette nuit que je fais l’amour avec vous, demain matin je peindrai nos meilleures positions amoureuses avec le plus grand luxe de détails. » Breton, furieux, grommelle : « Je ne vous le conseille pas, cher ami ». Un éclat de rire général accueille l’ultime pirouette du peintre, mettant les rieurs, jusque-là accusateurs, de son côté.

Mais le génie de Dalí, qui allie un esprit de finesse paranoïaque et un exhibitionnisme ascétique, se corrompra ou se dissoudra dans sa quête de dollars, ce qui le mettra en porte-à-faux avec la morale surréaliste. Quant aux positions artistiques, politiques et religieuses que la vedette internationale Dalí développera pendant et après la guerre civile espagnole, on peut les éclairer en revenant sur son entrée dans le surréalisme tout en posant cette question décisive : pour égaler le génie du catalan Gaudí, Dalí n’a-t-il pas opéré la synthèse de l’Esprit nouveau et du surréalisme, n’a-t-il pas confectionné le collage ou le cadavre exquis Breton-Le Corbusier ?

L’auto-conversion de Dalí au surréalisme

Situons-nous en 1927. La revue de Dermée et Seuphor, Documents internationaux de l’Esprit nouveau, réclame une fédération des avant-gardes, une internationale de l’Esprit nouveau foncièrement décentralisatrice. Tous les ismes sont convoqués et réconciliés : futurisme, expressionisme, cubisme, dadaïsme, purisme, constructivisme, néoplasticisme, surréalisme, abstractivisme, babilisme, soporifisme, mécanisme, simultanéisme, suprématisme, ultraïsme, panlyrisme, primitivisme, et tous les ismes à venir. Telle phrase de Dalí de L’Amic de les Arts de novembre 1927 a une tonalité dada-surréaliste : « Un matin j’ai peint avec du ripolin un nouveau-né que j’ai ensuite laissé sécher sur le court de tennis. » Mais Dalí est aussi un lecteur et admirateur de Le Corbusier, au point qu’il publie, en mai 1928, toujours dans la revue de Sitges, un article expressément dédié à Le Corbusier, « un des plus purs défenseurs du lyrisme de notre temps, un des esprits les plus hygiéniques de notre époque. » En fait, le Manifeste anti-artistique catalan, où le trio moderniste Dalí-Gash-Montanyà veut réconcilier les courants les plus divers et composer des couples aussi improbables que Picasso et Maritain, Aragon et Cocteau, Desnos et Stravinsky, Chirico et Miró, Le Corbusier et Breton, ce fameux Manifeste Groc de mars 1928, n’est pas si éloigné de la plate-forme de Dermée et Seuphor. En ce qui concerne le couple Le Corbusier-Breton, gageons que c’est une obsession de Dalí. D’ailleurs la synthèse de Breton et Le Corbusier serait tout un programme pour comprendre l’entre-deux-guerres, comme l’a écrit le pénétrant Walter Benjamin dans son livre sur les passages parisiens : « Comprendre ensemble Breton et Le Corbusier, cela voudrait dire tendre l’esprit de la France d’aujourd’hui comme un arc qui permet à la connaissance de frapper l’instant en plein cœur ».

On perçoit dans L’Amic de les arts de mars 1929 un bouillonnement collectif dada-surréaliste. Gash accepte Miró, Picasso, Dalí quand ils assassinent la peinture et il accepte Le Corbusier à titre d’ingénieur. Il est contre les Ballets russes et pour les revues de girls, rejoignant en fait Soupault dans son essai Terpsichore. Le trio Dalí-Gash-Montanyà salue la figure scandaleuse de Péret et publie en français la fin, un peu désespérée, de Dormir dormir dans les pierres. Le plus étonnant est que l’hommage au documentaire et l’insertion de photos de doigts, de jambes de girls et d’un œil d’éléphant donnent l’impression qu’à Sitges on est en avance sur Documents, dont le première livraison n’a encore rien de troublant. Mais le numéro dada-surréaliste de Sitges n’aura pas de suite, Dalí s’agrégera plutôt au groupe de Paris. Ce sera l’effet import-export Buñuel-Dalí.

J.V. Foix promoteur du surréalisme

À Barcelone, c’est J.V. Foix, dont le numéro de SIC en mémoire d’Apollinaire recueillit l’hommage en catalan, qui assurera jusqu’à 1936 la promotion du surréalisme dans La Publicitat à travers ses chroniques « Meridians » ou « Itineraris ». Ses interventions se compteront par dizaines. Foix puise largement dans la Revue ou les Éditions Surréalistes. Il en profite pour traduire en catalan Éluard, Tzara, Aragon, Breton ou Reverdy. D’ailleurs, Foix et Éluard travaillent à une Anthologie du surréalisme. Mais le projet n’aboutira pas. Sur un plan personnel, Foix est plus catalan que révolutionnaire. Il met la poésie au-dessus de l’engagement politique. Le 12 juillet 1933, il pose clairement la question : « Y a-t-il une école catalane surréaliste ? » La renommée de Dalí et celle de Miró semblent l’attester. Foix focalise alors tout sur Dalí : la peinture du solitaire du cap de Creus n’est-elle pas typiquement locale ? Le « réalisme métaphysique » de Dalí n’est-il pas ancré dans la culture et la terre catalanes ? Foix tendrait à le penser, en dépit des dénégations du « sans-patrie » Dalí.

Les haines affichées de Dalí

Il est vrai que l’enfant terrible du surréalisme, le solitaire de Port Lligat se déchaîne dans les colonnes du Surréalisme ASDLR contre les intellectuels catalans et la Catalogne : « Je crois absolument impossible qu’il existe sur terre (sauf naturellement l’immonde région valencienne) aucun endroit qui ait produit quelque chose de si abominable que ce qui est appelé vulgairement des intellectuels castillans et catalans ; ces derniers sont une énorme cochonnerie ; ils ont l’habitude de porter des moustaches toutes pleines d’une véritable et authentique merde […] » Passons sur les gracieusetés qui suivent et voyons le finale : « ils dansent des danses réellement “cojonudas” telles que la sardane, par exemple, qui à elle seule suffirait pour couvrir de honte et d’opprobre une contrée entière à condition qu’il fût impossible, comme il arrive dans la région catalane, d’ajouter une honte de plus à celles que constituent par elles-mêmes le paysage, les villes, le climat, etc., etc. de cet ignoble pays. » Après de tels propos, la critique acerbe des artistes de Barcelone par Picabia et l’allusion de Breton au climat en 1922 paraissent anodines.

Mais, on s’en doute, les haines affichées de Dalí sont ambivalentes. Après la mort de Le Corbusier, Dalí en rajoutera dans ses Entretiens avec Alain Bosquet : « Le Corbusier a coulé à pic, à cause de son ciment armé et de ses architectures, les plus laides et les plus inacceptables du monde. » Et promettant de fleurir sa tombe tous les ans, il s’écriera : « Plus Le Corbusier est mort et plus je suis vivant ! » Il prétendra même, en 1969, avoir expliqué à Le Corbusier la parenté étymologique du « jouir » de Gaudí et du « désir » de Dalí, jouissance et désir propres au catholicisme et au gothique méditerranéen réinventés et portés aux nues par Gaudí. Il serait d’ailleurs tentant de poursuivre du côté de la « joie » de Freud et du « j’ouïr » de Lacan.

L’apport explosif et durable de Buñuel-Dalí

Citons quelques effets propres au surréalisme d’importation Buñuel-Dalí : invention du cinéma surréaliste, accent mis sur l’objet, volonté d’automatisme, activité paranoïa-critique, relance du hasard objectif, poursuite des enquêtes et expériences, psychanalyse du politique, complicité Crevel-Dalí, mais aussi surenchère dans la provocation, levée de l’occultation du surréalisme, vente de la « peinture surréaliste ». Chacun de ces points mériterait d’être développé. À Barcelone, dès 1932, l’association ADLAN monte des expositions d’objets dans un esprit ludique. Les imitateurs de Dalí abondent. Miró est à l’honneur dans la revue D’Ací i d’Allà en 1934. La revue Art  de Lerida, à travers Manuel Viola, flirte avec le surréalisme. L’été 1935, les surréalistes Oscar Domínguez et Marcel Jean rencontrent à Barcelone Remedios Varo et Esteban Francés qui participeront à l’Exposition Logicophobiste de mai 1936 et envisageront de constituer un groupe surréaliste avec Viola et A. G. Lamolla. Mais Pourquoi Barcelone s’est-elle réveillée surréaliste plus tard que Prague ou Santa Cruz de Tenerife ? Il faut assurément se pencher sur les deux données suivantes. Premièrement, vu la place éminente accordée dans Le Surréalisme ASDLR et Minotaure au « prince de l’intelligence catalane, colossalement riche » (Dictionnaire abrégé du surréalisme, 1938), peut-on parler d’un détournement du surréalisme par Dalí au cours des années trente ? Deuxièmement, la guerre d’Espagne qui démarre sur un mode libertaire et anticlérical — ce qui réjouit Péret ainsi que le couple surréaliste Mary Low et Juan Breá arrivés à Barcelone en août 1936 —, s’achève dans le cauchemar. Cela pose directement la question de la coexistence de la pensée libertaire et de l’organisation communiste, de la démocratie et du fascisme.

À partir de 1935, le surréalisme s’internationalise. André et Jacqueline Breton se rendent à Prague, puis aux Canaries, en compagnie de Péret. C’est une autre hispanité, totalement inattendue que Breton découvre en visitant l’île volcanique de Tenerife, en rencontrant les poètes surréalistes canariens et Eduardo Westerdahl, directeur de Gaceta de arte. On peut se demander si, après ce voyage inoubliable décrit dans L’Amour fou, la figure vive et familière des Canaries n’a pas supplanté chez Breton l’image plus brouillée de la Catalogne ou de l’Espagne, pourtant associée à Miró, Dalí, Buñuel et Picasso.

Bataille et Masson à Tossa de Mar

En 1930, le trio surréaliste Breton-Buñuel-Dalí s’opposant rudement au trio Bataille-Leiris-Masson de Documents, on aurait pu alors parier sur une arrivée en force des surréalistes en Catalogne. Certes, Crevel, en septembre 1931, et Éluard, en janvier 1936, parlent du surréalisme à Barcelone. Mais quel peut être l’apport d’une conférence didactique, comme celle de Crevel, quand Dalí tient surtout à scandaliser le public catalan, conservateur ou anarchiste ? Quant à Éluard, qui accompagne Picasso, dont l’exposition s’ouvre à Barcelone, il fait partie du collège mais il adhère un peu moins au collage surréaliste. Tout se passe comme si le solitaire du cap de Creus avait voulu maintenir ses amis surréalistes à Paris et y était parvenu. En revanche, le trio Bataille-Leiris-Masson fait une entrée en force en Catalogne. En juin 1934, André Masson et Rose Maklès s’installent à Tossa de Mar, c’est là que naîtront leurs deux fils. En décembre, ils se marient à Barcelone, avec Miró comme témoin.

Tossa de Mar devient un lieu d’élection et d’expérimentation pour Masson, Bataille, Leiris et Limbour. Tossa, « Babel des arts », selon l’expression de Rafael Benet, accueille beaucoup d’artistes. En mai 1935, Bataille y achève Le Bleu du ciel, où il plante un décor de guerre civile à Barcelone. Ce même mois, Masson entraîne Bataille sur les hauteurs de Montserrat, là où durant une nuit il a éprouvé une extase cosmique. En avril 1936, toujours à Tossa, se produira la naissance d’Acéphale.

Rappelons que Minotaure, dont Bataille a trouvé le titre, est entre les mains des surréalistes et que Breton et Bataille se réconcilient au moment de Contre-Attaque. Or la seule fois où Bataille intervient dans Minotaure, il le fait dans le cadre d’une double contribution Masson-Bataille intitulée « Montserrat » où un texte de Bataille fait écho au poème et aux deux tableaux du peintre retraçant la nuit des prodiges de Montserrat.

Il faut absolument rapprocher « Montserrat » de Bataille-Masson et « Le Château étoilé » de Breton, tous deux publiés dans Minotaure de juin 1936, les deux interventions renvoyant à une expérience analogue, extatique et cosmique chez Masson-Bataille, sublime et convulsive chez Breton. Mais l’une se passe en Catalogne et l’autre aux Canaries. Ajoutons que la représentation de Numance de Cervantès, qui sera montée à Paris en avril 1937 par Jean-Louis Barrault avec des décors et des costumes de Masson et qui aura une charge mythique, résulte sans doute d’une lettre de Masson à Bataille, écrite depuis Tossa.

Breton et la Catalogne : un lien secret

Le 22 février 1952, à la salle Wagram, Breton, en compagnie de Sartre, Camus, Char, proteste contre la condamnation à mort de onze syndicalistes espagnols. Il évoque l’atmosphère des grèves de Barcelone de mars 1951 mais aussi à travers Francisco Ferrer, Goya, Numance de Cervantès, Lorca, la « sombre flamme » du génie espagnol. En 1956,  Le Surréalisme, même publie « Lettre de Barcelone » de Juan-Eduardo Cirlot : « Je dois dire qu’en Espagne, le surréalisme est pur néant, secret détesté, mouvement enfermé dans le silence avec les clés de la totale indifférence. » En décembre 1960, un tract du groupe surréaliste conteste le choix de Duchamp d’un tableau de Dalí pour l’Exposition internationale du surréalisme de New York, rappelant que « le peintre fasciste, clérical et raciste », l’ami de Franco, a été exclu du surréalisme « il y a plus de vingt ans ».

Il y a un lien secret entre Breton et la Catalogne, qui passe par le peintre catalan Pierre Daura. Comme je l’ai montré dans L’Imprononçable jour de ma naissance, André Breton a un double jour de naissance, le 18 et le 19 février 1896. Or Daura qui avait acquis une maison à Saint Cirq La Popie dès 1929, et avait pu ainsi côtoyer Breton l’été, de 1950 à 1966, avait le même jour de naissance que le poète. Une lettre de Breton du 28 mars 1956, écrite depuis Saint Cirq, l’atteste : « […] j’étais si ému de votre pensée, Pierre Daura, de si loin le premier à élever le verre en l’honneur de notre même anniversaire et de tout ce qui nous unit d’autre, profondément. » Martha, la fille de Pierre Daura, m’a précisé dans une lettre de décembre 1987, que son père était né le 18 ou le 19 février 1896 à Minorque, mais aurait été enregistré, deux ou trois jours après, le 21 février, à Barcelone.

Si tout au long des années trente, le surréalisme transite par New York, Bruxelles, Zurich, Copenhague, Prague, Tenerife, Londres, Tokyo, Santiago du Chili ou Mexico,  et évite plutôt l’étape de Barcelone, c’est dû à l’effet boomerang Dalí-Buñuel, à une guerre de positions entre Masson et Dalí, à un curieux chassé-croisé entre Breton qui voyage aux Canaries et Bataille qui passe par Barcelone. Mais l’imaginaire surréaliste reprend ses droits. Il nous fait assister, dans la cité de Gaudí, à une série de combats mythiques entre Jack Johnson et Arthur Cravan, Breton et Bataille, Dalí et Le Corbusier.

Georges Sebbag

                       

Références   paris-barcelona

« Paris-Barcelone-Paris. Le boomerang surréaliste » in catalogue Paris Barcelone, de Gaudi à Miró, exposition du Grand Palais, octobre 2001 – janvier 2002, Réunion des musées nationaux. Traduit en espagnol et en catalan, dans deux catalogues du Museo Picasso, Barcelona, février-mai 2002. Les intertitres, omis dans les catalogues, ont été rétablis.