Nihilisme et neutralité

De l’indifférence à l’indifférencié, des aventures individuelles à une histoire toujours plus vaste et trop humaine, l’insidieux débat du nihilisme et de la neutralité prend figure d’un retour éternel ou encore d’une obsédante répétition. Si rompre le cercle de l’attirance n’est guère possible, l’appel à Nietzsche, qui dans sa description du triomphe des forces réactives laisse la place à une confrontation entre le nihilisme et la neutralité, s’impose. Pour Nietzsche l’affinité des forces réactives avec le nihilisme exprime le côté négatif de la volonté de puissance, et s’il s’agit d’exalter la vie et la qualité affirmative de cette volonté, il ne fait aucun doute que même un généalogiste averti aura tendance à situer la neutralité dans le domaine des forces de mort. La question capitale est alors : est-ce que la neutralité rentre dans le cadre du nihilisme (voire le moins actif) ou est à envisager dans un débat (bien entendu, non dialectique) qui verrait se côtoyer affirmation, négation et indifférence ? Nietzsche a plutôt rangé la neutralité dans le champ du négatif : parlera-t-on d’une neutralité nihiliste ?

Gilles Deleuze distingue trois nihilismes que Nietzsche dénonce : nihilisme négatif (moment de la conscience judaïque et chrétienne), nihilisme réactif (moment de la conscience européenne) et nihilisme passif (moment de la conscience bouddhique) ; en d’autres termes, Nietzsche retrace l’histoire proprement nihiliste de la philosophie dialectique (nihilisme négatif de Hegel, réactif de Feuerbach et extrême de Stirner)[1]. Peu à peu, le versant négatif du nihilisme se dégrade : si la neutralité s’insère dans ce processus, elle prend place à son extrémité (du sentiment du vide à l’état de vide se déroulent trois phases psychologiques : déréalisation, irréalité, absence réelle de réalité ou encore sentiment de la négation, état de réaction, absence de réaction). Même si l’on désire mettre en doute l’origine négative de la neutralité, il faut accepter le voisinage des nihilismes : tout d’abord l’accord semble se faire entre les deux notions dans la mesure où à travers l’indifférencié, la neutralité, dans sa tendance à nier les différences et à les égaliser, rejoint le nihilisme ; la science par exemple, en réagissant contre les forces de vie, s’installe dans une entropie : une pulsion de mort l’abaisse au niveau de l’inerte ; d’une façon générale, Nietzsche porte alors sa critique “contre l’identité logique, contre l’égalité mathématique, contre l’équilibre physique”[2]. Ce ne sont là que des signes inscrits dans des pensées ou des théories, mais s’interroger davantage sur le nihilisme, c’est comprendre que la négation gagne le cœur de la vie ; généralement, une volonté négative, au nom de valeurs supérieures (l’au-delà), c’est-à-dire de fictions, dévalorise la vie, la réduit à néant ; la vie a une valeur de néant ; après cette dépréciation somme toute volontaire, dans laquelle l’existence n’est qu’apparence, illusion, irréalité (au regard d’un monde supérieur, divin, vrai, etc.), une réaction généralisée ébranle à leur tour les mondes et les valeurs qui avaient servi à déprécier la vie. Alors que dans le premier moment (nihilisme négatif) tout se joue sur une table à deux valeurs (vie niée, comparée à une autre vie, fictive), dans le second moment, une seule valeur demeure (le néant de vie occupe tout) et même en son sens strict le mot de valeur disparaît, surtout lorsque l’on parvient à l’ultime passivité (rien ne vaut, ni la vérité, ni Dieu – depuis qu’il est mort –, ni le bien, ni le désir de dire l’état dans lequel on se trouve) ; bref, la volonté de puissance s’est éteinte peu à peu, la force d’affirmer, de nier puis de réagir est remplacée par une absence de force, de désir, de vie ; on ne souhaite pas la mort, loin de là, ce serait agir (ou réagir) encore. Sans entrer dans l’infinie diversité de nuances à travers lesquelles Nietzsche a écrit l’histoire du nihilisme, il est indispensable de se demander si le dernier moment du nihilisme comprend la neutralité (en songeant non pas tant aux perspectives nietzschéennes de transvaluation ou de la double affirmation, mais à une situation originale de l’indifférence, ne découlant pas de la négation dialectique, ayant sa propre légèreté). Qui est le porte-parole du nihilisme passif ? C’est le devin, prophète du dernier des hommes. Époque où le dernier homme a inventé le bonheur de vivre en troupeau (“chacun veut la même chose, tous sont égaux”[3]) et ignore tout de l’art des différences et des passions (“Amour ? Réaction ? Désir ? Étoile ? Qu’est-cela ? – Ainsi demande le dernier homme et il cligne de l’œil”[4]). Zarathoustra ne peut que mépriser cette manière de vivre, qui cependant plaît tant au peuple. Le devin qui prophétise cette réjouissante époque est plus qu’un prédicateur de la mort, il raconte l’avènement d’une vie mortelle : “et je vis une grande tristesse s’étendre sur les hommes. Les meilleurs se fatiguèrent de leurs œuvres. Une doctrine fut répandue, et elle était accompagnée d’une croyance : “tout est vide, tout est égal, tout est révolu !” […] En vérité, nous nous sommes déjà trop fatigués pour mourir, maintenant nous continuons à vivre éveillés, dans des caveaux funéraires !”[5]. Qui peut résister à la lassitude, à l’indifférence, à la présence d’une certaine mort ? Zarathoustra, jusque dans son inconscient, jusque dans ses rêves, est visité par son ennemi mortel : “à travers les cercueils de verre, la vie vaincue me regardait”[6]. Mais un disciple (celui que Zarathoustra aime le plus) le rassure sur le rêve qu’il vient de faire : “et quand même viendrait le long crépuscule et la fatigue mortelle, tu ne disparaîtras pas de notre ciel, toi le répondant de la vie ! […] Tu as éployé au-dessus de nos têtes la vie elle-même, pareille à une tente multicolore”[7]. Comment démentir les prophètes, surtout quand ils raisonnent et semblent avoir raison ? Comment s’opposer aux hommes supérieurs ou à cet être insignifiant, le dernier des hommes ? Pourquoi s’impose le surhomme ? Le refrain de l’indifférence est entonné par le devin : “tout est égal, rien ne vaut la peine, le monde n’a pas de sens, le savoir étrangle”[8]. Tout est vain (à moins que Zarathoustra ne vienne vivre avec ces hommes, supérieurs et derniers à la fois) et dans ces conditions l’attrait du vide est le seul tourbillon qui retienne, étreigne. Les questions tombent en rafales, quand on vient d’apprendre la mort de Dieu, de toutes les valeurs et de la vie : “est-il encore un en-haut, un en-bas ? N’allons-nous pas errant comme par un néant infini ? Ne sentons-nous pas le souffle du vide sur notre face ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne vient-il pas toujours des nuits, de plus en plus de nuits ! […] Ne sentons-nous encore rien de la décomposition divine ? […] Les dieux aussi se décomposent ! Dieu est mort ! Dieu reste mort !”[9].

Comment discerner la neutralité ? Sans avoir l’intention de restituer la pensée de Nietzsche ou de l’interpréter, il est à remarquer que la neutralité se dégage du contexte nihiliste ou s’y engage. Nietzsche a magnifiquement montré que l’ère de la croyance était achevée, alors comment croire au surhomme, voire en l’affirmation, la création, la transmutation des valeurs ? Cette question simplifie à l’extrême la perspective nietzschéenne, toutefois elle est assez troublante. Dire que la souffrance, la tristesse, le péché, la responsabilité sont insupportables et qu’il existe une pluralité de significations (l’homme mesurant, évaluant selon un perspectivisme), mais pourquoi ne pas faire éviter la lourdeur à la neutralité, pourquoi ne pas la rendre joyeuse ? Lorsque Nietzsche parle d’indifférence et de neutralité, il peut les condamner avec juste raison car il pense à leur utilisation réactive dans certaines philosophies, morales et religions ; pourtant si au-delà du devenir-réactif, la neutralité imprègne l’homme et démystifie – comme en passant – les croyances tenaces, les fictions régulatrices, il n’est donc pas indifférent que la neutralité soit assimilée au nihilisme passif (rejeté en définitive par Nietzsche). Si par exemple la croyance dans le monde vrai est illusoire, ce n’est pas seulement grâce aux analyses du nihilisme négatif qu’on s’en aperçoit mais aussi grâce à celles du nihilisme passif qui attaque à sa source la notion de vérité : que Nietzsche écarte résolument la neutralité, il reconnaît alors que bon nombre de ses aphorismes sont l’écho négatif ou réactif d’une voix nihiliste (dans ce cas il ne prend pas à son compte la critique de Descartes : “c’est faire tort à Descartes que de qualifier de frivole son recours à la véracité de Dieu. En fait, c’est seulement si l’on admet un Dieu moral analogue à nous, que la “vérité” et la recherche de la vérité gardent un sens et un espoir de succès. Abstraction faite de ce Dieu, il est permis de se demander si l’illusion ne fait pas partie des conditions même de la vie”[10]). Quand il critique les métaphysiciens, qui croient en l’antinomie des valeurs, il étend cette problématique à la vérité. La neutralité, n’est-ce pas une multiplicité de vérités (incertitude, ignorance, fausseté, vérité…), et le nihilisme passif, n’a-t-il pas raison de douter de la vérité en général ? Bien sûr, le point de vue de la neutralité n’écarte pas les typologies ou les généalogies, au contraire il destitue le vrai “en soi” pour l’attribuer à quelqu’un, à une force collective, historique ou autre. La neutralité est radicale, au-delà du nihilisme passif, elle n’admet pas la reconstitution du vrai et lorsque Nietzsche s’interroge, ses questions demeurent valables pour notre époque (et non pas uniquement pour un stade du nihilisme) : “en admettant que nous voulions le vrai, pourquoi pas plutôt le non-vrai ? Ou l’incertitude ? Ou même l’ignorance ? Est-ce le problème de la valeur du vrai qui s’est présenté à nous, ou bien est-ce nous qui nous sommes offerts à lui ?”[11]. La mise en doute sceptique nietzschéenne n’est ni réactive, ni passive ; elle témoigne d’une visée de la neutralité ; ainsi dans de nombreux textes l’équivocité rejaillit sur certaines notions, en tant qu’elles participent aux forces réactives et mortelles tout en atteignant à la neutralité : le mot peut-être est dans ce cas ; d’un côté il est le complice du néant et du devenir réactif[12], d’un autre côté il inaugure une vision nouvelle, d’après laquelle les valeurs sont pour le moins mélangées (comme dans les derniers dialogues platoniciens) mais où surtout est envisagé un possible qui bouleverse à chaque instant la notion classique de vérité (comme dans les logiques modales et plurivalentes) : “il se pourrait même que la valeur de ces choses bonnes et bien réputées consistât justement dans la façon insidieuse dont elles sont apparentées, liées, enchevêtrées, peut-être même identiques par essence aux choses mauvaises qui leur paraissent opposées. Peut-être ! Mais qui se soucierait de ces dangereux “peut-être” ? I1 faudra pour cela attendre la venue d’une race de philosophes nouveaux, qui auront des goûts et des penchants différents, contraires à ceux de leurs prédécesseurs – des philosophes du dangereux peut-être, dans tous les sens du mot”[13]. Si le monde-vérité est balayé, le nihilisme passif et la neutralité ne sont tout de même pas niés puisque Nietzsche proclame qu’il ne recèle pas la vérité : “la nouveauté de notre position philosophique, c’est une conviction inconnue à tous les siècles antérieurs : celle de ne pas posséder la vérité. Tous les hommes qui nous ont précédés “possédaient la vérité”, même les sceptiques”[14]. Comment oser employer un tel concept, usé, dénaturé, falsifié par les philosophes, les moralistes et les politiciens ? Tout au plus il faut adapter cet appareil falsificateur et simpliste à la vie : “la vérité est une sorte d’erreur, faute de laquelle une certaine espèce d’êtres vivants ne pourraient vivre. Ce qui décide en dernier ressort, c’est sa valeur pour la vie”[15]. La mystification du christianisme a consisté à faire miroiter un monde vrai, alors qu’il ne s’agissait que d’un néant, d’un fantasme ; donc, au stade du nihilisme négatif, créateur de fictions, le tour de passe-passe est décelable : “on ne dit pas “le néant” : on met en place “l’au-delà” ; ou bien “Dieu” ou “la vie véritable” ; ou bien le nirvâna, le salut, la béatitude”[16]. Mais au niveau du nihilisme passif et de la neutralité il n’est pas question de monde vrai ou de solution de rechange, au contraire, un silence sans prétention s’installe. On rejoint la neutralité de la nature sans être passé par les divers degrés du nihilisme ; la neutralité tient une place qui échappe à l’histoire du déclin des civilisations ou au devenir-réactif de l’homme ; et puis la neutralité ne s’apitoie pas sur l’homme (la pitié étant le péché suprême du nihiliste) ; le sentiment vient au jour et le vide attire à cause de la neutralité (l’état de vide implique un sentiment du vide et toute la passion de l’indifférence qui peut en découler) ; sur 1’écran immaculé et neutre de la nature, il importe à l’homme de s’affirmer, de tourbillonner dans le vide : la neutralité de la grande nature plaît (celle que l’on trouve dans la montagne, la mer, la forêt, le désert), mais seulement pour peu de temps : ensuite nous commençons à devenir impatients. “Ces choses-là ne veulent-elles donc rien nous dire à nous ? N’existons-nous pas pour elles ? “Le sentiment naît d’un crimen laesae majestatis humanae[17]. Et la neutralité n’est pas détournée de son penchant pour le nihilisme passif ; en effet, voilà que ce dernier prône la disparition des valeurs et s’y complaît, or Nietzsche répudie aussi la croyance, évidemment sur un autre plan que celui du nihiliste passif, sur le plan de la neutralité : “ce qui est nécessaire vis-à-vis de ces choses dernières, ce n’est pas le savoir opposé à la croyance, mais l’indifférence à l’égard de la croyance et du prétendu savoir en ces matières”[18]. Quand la neutralité est prise en charge par la théologie et l’ontologie (Nietzsche ramène fort justement cette “neutralité” à “Dieu”, “l’être”, “le néant”, “la chose en soi”, “le phénomène”, “l’objectivité”, “l’inconditionné”, “l’indifférencié”, “l’atome”, “la substance” et “le moi” des philosophes classiques), elle est incontestablement nihiliste ; mais si en fait elle n’entre pas dans le domaine des nihilismes (tout en étant pétrie de la même histoire et des mêmes habitudes que les notions nihilistes), c’est parce qu’elle a l’avantage de multiplier en son sein les différences et les interprétations ; on rejoint Épicure : “premièrement, supposé qu’il en soit ainsi, cela ne nous importe en rien ; deuxièmement : il peut en être ainsi, mais il peut aussi en être autrement”[19]. Le oui, le non, le oui et le non, le oui ou le non, se combinent dans la neutralité. Est à éliminer ce que Nietzsche condamne dans la neutralité ; par exemple, il isole et analyse l’esprit objectif, dans lequel flotte l’étrangeté de la réification, jouent les reflets et les ombres de simulacres ; c’est la surface d’un miroir, qui échappe à coup sûr parce qu’étant un rien, un nulle part, presqu’une fiction : “habitué à se subordonner à tout ce qui réclame d’être connu, sans autre plaisir que de connaître, de “refléter”, il attend les événements et se déploie alors délicatement, pour que sa surface, son épiderme retienne la trace la plus légère, le frôlement furtif d’êtres immatériels […] en soi il n’est rien – presque rien ! L’homme objectif est un instrument, un précieux instrument de mesure, un chef-d’œuvre de miroiterie, fragile et aisément terni, qu’il faut ménager et honorer […] bien plutôt une membrane délicate et gonflée, fine et mobile, qui attend un contenu et une forme sur lesquels se modeler ; c’est d’habitude un homme sans forme ni contenu, un être “désintéressé”. Rien pour les dames, soit dit en passant”[20]. Nietzsche a vu la correspondance entre la neutralité vide, nihiliste et les êtres fictifs, philosophiques, religieux et moraux. La neutralité ontologique est nihiliste, c’est-à-dire un pur rien, une volonté de néant et un néant de volonté. Mais la neutralité – située entre l’indifférence et l’indifférencié – évite l’ontologique, d’essence nihiliste. La neutralité est nihiliste quand le nihilisme va dans le sens de la volonté de puissance (cela arrive), mais en tout état de cause, sa force (car l’indifférence contient une force) et sa faiblesse se conjuguent insensiblement dans le silence des grands événements et, sous l’infinité des perspectives, rejettent l’amour de la souffrance, croient par moments à la joie, réussissent à vivre et à créer sans se soucier de la vie et de la création.

La voix de la neutralité parle dans de nombreux aphorismes nietzschéens ; jusqu’à un certain point on ne sait plus au nom de qui le discours est dit, au nom de qui le récit est écrit : au nom du nihilisme négatif, du nihiliste réactif, de Nietzsche ? Qui parle ? Telle est la question que Nietzsche se pose souvent. C’est la voix narrative qui parle parfois, qui raconte l’impossible croyance en un non ou en un oui, surtout en ce non dialectique – servile valeur chrétienne. La caricature de la voix narrative serait une parole objective, scientifique, qui aurait terrassé à jamais l’individu et le langage. La neutralité se déplace apparemment dans un espace innocent et blanc, mais elle cache la richesse d’une pluralité infinie ; ayant ébranlé les structures rigides, les signes figés, le langage réifié, elle met en avant une vacuité, une dispersion d’éléments, une incroyable puissance, qui tout en parlant de décadence ou de surhumanité, ne pense pas moins qu’une indifférence vive et inépuisable traverse cette histoire aux facettes éclatantes et sombres. Qui parle ? La voix indifférente mais si différente selon l’époque, la voix qui actuellement connaît son optimum de neutralité, parce que Dieu, la Nature et l’Homme sont morts. Qui parle ? Il importe que ce soit la voix de la neutralité parce qu’elle s’adresse réellement à nous (avec un air détaché, et non avec un sourire prostitué), mais peu importe qu’elle ne soit plus bavarde, lyrique ou fantastique. Si l’on retire au nihilisme passif son héritage masochiste alors on découvre en lui une puissante neutralité ; forte de ne plus traduire les premières émotions et les sentiments les plus contingents, l’indifférence consume les forces blanches et innocentes de toute l’affirmation du monde ; la neutralité ne croit plus au choix pesant, à la tentation du oui ou du non, elle traverse aveuglément les divers écrans de significations et en retire un plein détachement, un cheminement direct, parfois brisé, une volonté de puissance inaccoutumée pour avoir transgressé les lois d’un inconscient régi par la stricte conscience, pour avoir favorisé les forces décolorées mais incisives qui habitent le corps et l’esprit. En jouant avec les processus inconscients, on les décharge de leurs couleurs passionnelles, on les recharge d’un gris coloré et passionné, d’une indifférence qui ne se laisse pas atteindre et cependant touche tellement. Pourquoi ajouter au nihilisme qui détruit tant et déprécie, la neutralité ? S’il y a une raison de l’indifférence, c’est qu’elle resitue constamment l’état des forces ; comme un éternel retour clairvoyant, elle redistribue les passions et loin de nier l’une ou l’autre, elle les neutralise presque toutes en laissant entendre que le signe de la neutralité assure leur distinction et leur vitalité. Comme le nihilisme, la neutralité a recours aux procédés de l’imaginaire, comme si l’histoire se déroulait à un niveau immatériel et fugace, l’ubiquité permettant de nombreuses aventures et de merveilleux amours ; la rapidité des associations d’images ou d’idées, l’absence de positivité ou de négativité (seul compte l’enchaînement affectif des événements, des actions ou des rêves), la déréalisation, l’attrait du vide et du silence, tous ces facteurs réunis tissent une indifférence aussi explosive qu’un nihilisme affirmé – quoique décadent. Rejoignant facilement le monde onirique, plongeant consciemment dans les tourbillons de l’inconscient, survolant – sans en avoir l’air – de diffuses réalités, puis passant au travers, la neutralité a l’agilité de l’imagination et de la poésie ; sans même vouloir créer ou libérer, elle élabore de beaux paysages, peint les portraits fidèles de la passion attirée par le vide ; elle incite l’absence à manifester une présence noble, attrayante et distrayante, elle permet aux différences d’invoquer l’indifférence. L’expérience-limite du nihilisme n’est pas une passivité qui agonise mais une neutralité qui élève la voix, qui raconte (en dépit des silences accablants ou des bavardages agressifs) les divers cheminements de la vie : le hasard délivre l’existence du fardeau de la responsabilité et des finalités ; désormais les conduites n’éprouvent plus de gêne, pas même celle de leur propre nécessité.

Nietzsche savait qu’il abritait une neutralité, “cette neutralité qui me distingue, peut-être, cette absence de parti pris dans la position que j’adopte par rapport au problème général de la vie”[21]. C’est pourquoi dans le déchaînement (qui est toujours d’actualité) des nihilismes, il faut entendre avant tout la voix de la neutralité ; qu’est-elle au juste ? À quel rien appartient-elle ? Son rien pourrait être rangé parmi ceux que Kant a distingués en suivant l’ordre et la division des catégories (Ens rationis, nihil privativum, ens imaginarium, nihil negativum ? Noumène, ombre, espace pur ou figure rectiligne de deux côtés ?)[22]. Mais notre propos n’est pas strictement logique, il tente de montrer que ce presque rien existe, sous de multiples formes ; si ce rien côtoie l’impossible, il dit aussi les fascinants mais irrémédiables possibles de la neutralité, qui fuyant l’autodestruction nihiliste, s’affirme comme en passant. Si le nihilisme déprécie la vie, il ne faudrait pas dévaloriser le nihilisme au nom d’une vie à venir ; finalement le devenir-réactif des nihilismes a bel et bien été vécu et plus que jamais seule une neutralité permet de dire l’état nihiliste (actif ou réactif, peu importe) de notre époque. Peut-être que la transmutation des valeurs (qui n’est pas un simple renversement mais une pluralité nuancée des différences) et l’éternel retour du surhomme (pourquoi n’aurait-il jamais existé ?) sont possibles actuellement, tout au moins pour une volonté de puissance individuelle ou collective qui se déploierait sans le souci même d’exalter ses forces et ses faiblesses, et énoncerait son incrédulité vis-à-vis de toutes les croyances. De plus, pourquoi qualifier la vie ? Qu’elle soit affirmée, niée ou laissée à elle-même, il reste que s’il y a à parler d’elle ou à parler en général, l’homme peut dire la neutralité.

 Georges Sebbag

Notes

[1]. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, 1962, p. 169-189.

[2]. Ibid., p. 51.

[3]. Ainsi parlait Zarathoustra, (trad. M. Betz), partie I, “Le prologue de Zarathoustra”.

[4]. Ibid., partie I, “Le prologue de Zarathoustra”.

[5]. Ibid., partie II, “Le devin”.

[6]. Ibid., partie II, “Le devin”.

[7]. Ibid., partie II, “Le devin”.

[8]. Ibid., partie IV, “Le cri de détresse”.

[9]. Le Gai savoir, (trad. A.Vialatte), § 125, “L’insensé”.

[10]. La Volonté de puissance, (trad. G. Bianquis), t. I, § 106.

[11]. Par-delà le bien et le mal, (trad. G. Bianquis), § 1.

[12]. Ainsi parlait Zarathoustra, partie III, “Des vieilles et des nouvelles tables” , § 17 : “La barque est prête, – elle conduit peut-être vers le grand néant. – Qui veut s’embarquer vers ce “peut-être” ?”

[13]. Par-delà le bien et le mal, § 2.

[14]. La Volonté de puissance, t. II, § 565.

[15]. Ibid., t. II, § 308.

[16]. L’Antéchrist, (trad. H. Albert), p. 199.

[17]. Le Voyageur et son ombre, (trad. H. Albert), § 205.

[18]. Ibid., §16, “Où l’indifférence est nécessaire”.

[19]. Ibid., § 7.

[20]. Par-delà le bien et le mal, § 207.

[21]. Ecce homo, (trad. A. Vialatte), p. 17.

[22]. Kant, Critique de la raison pure, Analytique transcendantale, de l’amphibologie des concepts de la réflexion.

RéférencesCouverture De l'indifference

Georges Sebbag, « Nihilisme et neutralité » (tiré de De l’indifférence, D. E. S. de philosophie, mai 1965, chapitre V) est publié dans Aletheia n° 5, août 1966.

« Nihilisme et neutralité » paraît à nouveau lors de la publication intégrale de De l’indifférence chez Sens & Tonka en 2002.