aa 332 Mutatis mutandis

couverture l'Architecture d'aujourd'hui

Mutations

Rem Koolhaas-Harvard Project on the city / Stephano Boeri-Multiplicity / Sanford Kwinter / Nadia Tazi / Hans Ulbricht Obrist

Livre-catalogue de l’exposition de Bordeaux

Disponible en français, en anglais, en espagnol

Coédition Arc en rêve / Actar

15 x 20 cm, 880 p., nombreuses illustrations N&B et couleur.

 

À l’ouverture de l’exposition « Mutations » de Bordeaux, Rem Koolhaas a déclaré aux journalistes que le livre Mutations comptait tout autant sinon plus que l’exposition elle-même. L’auteur de la fameuse somme S, M, L, XL redisait sa confiance en la matière écrite et imprimée.

  1. L’objet-livre : un pavé pesant 1kg 500 [terre].

1.1. Taillée dans un ciré breton, la jaquette jaune de l’ouvrage semble pouvoir essuyer embruns et tempêtes [océan].

1.2. Le tapis pour souris d’ordinateur, collé sur la jaquette, décline titre et auteurs. Mais la typo et la couleur sont celles d’une signalétique autoroutière [transport].

  1. Les signatures : Rem Koolhaas est le chef de file d’une cohorte d’architectes, de chercheurs, de photographes, de thésards, de reporters. Au cœur d’une constellation de centaines et de centaines de noms, brille l’étoile Koolhaas [ciel étoilé].

2.1. À la différence de ses collaborateurs, qui traitent tous leur sujet consciencieusement (à l’exception d’analyses creuses ou fumeuses sur Internet, le Kosovo ou eToys/etoy.com), et qui lui apportent de l’eau au moulin, Rem Koolhaas est quasiment le seul à défendre avec ardeur ses intuitions et à déverser sur le marché une profusion d’images et de concepts [avalanche].

2.2. Logique avec lui-même, Koolhaas vient d’ailleurs d’opérer un renversement dialectique. Son agence OMA (Office for Metropolitan Architecture) a engendré AMO, une agence d’architecture à rebours, une entreprise de démolition et non de construction (lire l’article de Mario Carpo, L’Architecture d’aujourd’hui n° 330, sept.-oct. 2000, p.14). En un sens, on pourrait considérer l’ouvrage Mutations comme une contribution de OMA, cette agence de conseils en tous genres [double casquette].

  1. Le défi de Koolhaas : doubler, sur leur propre terrain, universitaires, chercheurs ou experts (ces urbanistes, démographes, sociologues, économistes, juristes, politiques, technocrates, dont les dossiers, les études, les rapports s’entassent, sans profit apparent pour la collectivité), et proposer en un temps record, dans un langage clair et documenté, une sorte de savoir encyclopédique et éclectique relativement convaincant. D’un côté, la volonté de totaliser [conciliation], d’un autre côté, un désir iconoclaste [contradiction].

3.1. Un exemple semble avoir frappé Koolhaas : l’architecte chinois du détroit de la Rivière des Perles qui bâtit à tour de bras, ne le fait pas plus mal que ses collègues occidentaux, tout en étant payé mille fois moins qu’eux. À ce compte, un Koolhaas un peu chinois, avec des collaborateurs aux yeux bridés, pourrait faire des merveilles dans le domaine de la culture, des arts et de la société, là où depuis belle lurette pataugent politiques, journalistes, chercheurs et autres experts [l’architecture, voie royale de la connaissance du monde].

3.2. Mais de proche en proche, le consultant Koolhaas, à défaut d’architecture, finit par annexer certaines innovations techniques, comme l’escalator ou l’air conditionné, qui deviennent alors l’emblème des grandes surfaces, le moteur de l’extension du bâti, le nerf de la guerre de la « ville générique » (ville proprement ville et ville qui s’engendre), le décor mi-sophistiqué mi-délabré du « junkspace » (l’espace-foutoir du foutu espace). Toutefois l’idée que la ville planétaire embraye sur l’innovation technique ne semble pas dépasser le stade de la figure rhétorique [métonymie].

  1. Les articles et les photos sur l’Europe et les États-Unis ne surprennent guère. Ils donnent une impression de déjà-lu et de déjà-vu dans les revues et magazines. En revanche, le reportage de Koolhaas sur le détroit de la Rivière des Perles force l’attention par sa verve et ses comparaisons. De même, on est intrigué par la description d’un gigantesque marché aux puces [l’astuce n’a pas été brevetée par les Koolhaas’s boys] à Lagos écoulant, dans les marges de la circulation autoroutière, des tonnes et des tonnes de tout l’attirail électronique. On est intrigué, mais on n’est pas plus avancé. Car, il faudrait pour le moins, en matière de commerce ou de shopping, remonter aux foires de Champagne, décrire un bazar ou un souk, et s’interroger tout de même sur cette foire aux puces d’Alaba fréquentée uniquement par la gent masculine.
  2. Le livre-objet est bardé de statistiques, en particulier de statistiques démographiques. Cela donne du tonus à l’ensemble, car on se doute que l’explosion démographique est pour beaucoup dans l’expansion des villes, les migrations urbaines et planétaires et même le déclenchement de guerres civiles. Pourtant, ces chiffres jetés en vrac ne sont pas vraiment repris, discutés, interprétés par les divers intervenants. Il faudrait par exemple élucider cette question : peut-on écrire la démocratie sans gouverner la démographie ? [voir dans Le Débat de mai-août 1990 mon article intitulé « Nooombres »]
  3. Koolhaas n’est-il pas un mutant ? C’est la thèse que soutenaient Frank Boehm et Wilfried Kühn en décembre 1999 dans L’Architecture d’aujourd’hui (n° 325, p. 18). L’architecte hollandais aurait été tour à tour utopiste négateur, néo-rationaliste, postmoderne, néo-moderne, visionnaire et enfin déconstructiviste. Toutefois le concept néo-darwinien de mutation, au-delà de la personne Koolhaas, peut-il s’appliquer aux transformations de la « ville-monde » ? Un concept mêlant hasard et nécessité est-il approprié à une démographie de plus en plus surveillée, ou à la technologie informatique en partie régulée ? Surtout, le mot mutation pourrait faire croire aux esprits spontanément empiristes que les changements se produisent à vue d’œil. Et qu’il suffit d’un appareil pour les photographier ou les filmer. Or, les changements [mutatis mutandis] se produisent dans le temps ou dans l’esprit, plus qu’ils ne s’étalent sur le territoire au vu de tous.

Georges Sebbag

Actualités / Catalogue - Mutatis
Actualités / Catalogue – Mutatis

« Mutatis mutandis Mutations », L’Architecture d’aujourd’hui, n° 332, janvier-février 2001.