aa 339 Monnaie monumentale

Couverture l’Architecture d’aujourd’hui n 339

Au verso des billets de la nouvelle monnaie européenne figure toute une imagerie lisse et stéréotypée de ponts, viaducs ou aqueducs. Ces ouvrages d’art délestés de leur charge réaliste semblent comme suspendus dans le vide. En effet, ils ont troqué leur matérialité et leur fonction d’artefact au profit du contenu allégorique de franchissement, qu’il faut lire à la lumière des deux symboles frappés sur la même face du billet, le drapeau de l’Union européenne et la carte de l’Europe. « L’euro circule librement et franchit les frontières de l’Union », voilà l’allégorie qu’on déduit aisément d’un pont, d’une carte et d’un drapeau. Mais on a beau scruter le papier-monnaie et interroger l’allégorie, on ne voit presque rien, on ne ressent pas grand-chose, on imagine encore moins. En fait, sur le billet s’étale une pauvre tautologie, où il est simplement dit que l’euro est la monnaie de l’Union européenne.

Depuis des lustres, les pièces de monnaie et les billets arborent des emblèmes mythologiques, des symboles religieux, sans compter les effigies de pères fondateurs ou de souverains régnants. Mais ces quantités considérables de monnaie, qui instaurent la valeur marchande, stimulent le commerce et de l’industrie, élaborent une rationalité abstraite et universelle, ne sont pas mises en circulation sans quelque renfort symbolique. Dans la fabrication du papier-monnaie s’inscrivent d’étranges icônes où la valeur immobilière … monumentale…prenant fait et cause pour la valeur monétaire.

Christoph Theurer a eu l’idée d’aller fouiller dans l’imaginaire des billets de banque des années soixante et soixante-dix. Il a réussi à extraire de coupures circulant alors en Chine, Inde, Liban, Turquie, Roumanie ou Brésil, des images de ponts, de hauts-fourneaux, d’industries en pleine activité, de satellite, d’agglomération urbaine. Notons d’abord que ces images ont la facture détaillée d’une gravure du XIXe  siècle ou l’extrême minutie d’une taille-douce de timbre-poste. Ajoutons aussitôt que les dessinateurs, comme s’ils s’étaient donné le mot, ont traité leur objet architectural, leur paysage urbain ou leur artefact, dans un même souci de plénitude réaliste et dans un même élan d’exaltation des sciences et des techniques. C’est la synthèse manifestement transpolitique d’une utopie industrielle et scientiste.

La richesse est-elle matérielle ou immatérielle ? Réside-t-elle dans la terre ou dans l’industrie ? La valeur d’échange dégrade-t-elle la valeur d’usage ? Le travail est-il une marchandise ? Va-t-on vers une surproduction d’éducation et de loisirs ? Peut-on stopper l’irrésistible circulation des capitaux ? En tout cas, ces coupures de papier-monnaie d’il y a environ trente ans pensaient désigner la source des richesses, en déployant l’espace monumental d’un vaste terrain de conquête où s’exacerbe, sans l’ombre d’un nuage ni la trace d’un conflit, l’ingéniosité des urbanistes, des architectes et des savants. Qu’on ait pu graver cette icône architectonique sur du papier-monnaie devrait nous amener à nous interroger sur notre prudence actuelle. Quelle est au juste notre relation à l’argent ? Craignons-nous de nous brûler les doigts en le représentant ou en l’imaginant ? Le billet de banque serait-il un coffre-fort ambulant ?

Georges Sebbag

Références

« Monnaie monumentale », L’Architecture d’aujourd’hui, n° 339, mars-avril 2002. En français et traduit en anglais.