aa 348 L’otium et le loisir industriel

Couverture <em>l’Architecture d’aujourd’hui</em> n 348

Chez les Romains, l’otium est ce temps de loisir ou de repos, qui s’éprouve loin des affaires et de la politique. Un temps de tranquillité, un repos honorable, qui n’est pas toujours oisif. Comme dit Cicéron, « je n’ai jamais eu même un moment de loisir oisif » (mihi fuit ne otium quidem unquam otiosum). Surtout, l’otium est particulièrement approprié aux lettres, aux études de cabinet faites à loisir. Car c’est de ce temps libre que les poètes tirent leurs œuvres.

Au XIVe siècle, le poète italien Pétrarque, en faisant l’éloge de la vie solitaire, loin de l’agitation des villes et dans le recueillement de la nature, découvre les conditions du loisir studieux et apaisé où l’on peut continuellement converser avec les livres et avec soi-même : « je veux une solitude qui ne soit pas seule, un loisir qui ne soit pas inactif ni inutile, mais tire de la solitude un bénéfice dont beaucoup puissent profiter. Car ceux qui sont tout ensemble inactifs, mous, paresseux et seuls, sont toujours tristes et malheureux, j’en conviens : ils ne peuvent accomplir des actes d’honnêteté, pas plus qu’avoir commerce avec des hommes illustres ni s’adonner aux études nobles. […] j’admets au loisir non point ces occupations plus changeantes que le vent, mais celles qui sont faites pour demeurer, et dont la fin n’est ni la peine, ni le gain, ni l’indignité, mais la délectation, la vertu et la gloire. C’est au corps, non à l’âme, que je prescris des périodes chômées ; je défends à l’esprit de se reposer dans le loisir, sinon pour se relever et se féconder davantage par cette interruption. Il arrive en effet qu’elle soit utile à l’esprit, comme la jachère aux champs[1]. » Vivre à l’écart, étudier, méditer, rencontrer de rares amis, cela paraît être la seule façon de cultiver son esprit et d’exister par soi-même.

Il revient à l’utopiste Charles Fourier, au début du XIXe siècle, alors que le capitalisme industriel réorganise de fond en comble le travail social, d’avoir imaginé, agencé, calculé un contre-modèle où, pour le dire d’un mot, il n’y a plus de différence entre travail et loisir. Fourier a en fait écrit un nouveau traité des passions. Contrairement aux moralistes qui avant lui préconisaient de refouler les passions ou alors de s’ingénier à neutraliser les plus mauvaises, Fourier avance que toutes les passions sont naturellement bonnes et ne demandent qu’à s’épanouir dans la diversité, la composition et l’unité. Par exemple, aux mômes qui sont ravis de patauger dans la fange, on confiera des travaux de vidange.

La journée d’un Harmonien vivant dans un phalanstère est « surbookée » : pas moins de seize activités diverses et réglées, laborieuses et studieuses, collectives et amoureuses alternent ou se succèdent de l’aube à la nuit, de 4 heures à 23 heures : « les Harmoniens dormiront peu : jamais la journée ne sera assez longue pour suffire aux intrigues et réunions joyeuses que prodigue ce nouvel ordre. Les corps, au moyen de l’hygiène et de la variété, y fatigueront très peu, et s’habitueront dès l’enfance un sommeil bien plus court que les civilisés[2]. »

Au moins dans la forme, il y a une analogie presque parfaite entre les horaires d’un phalanstère (séances de lever, de repas, de travail, de rencontre, de lecture, de délibération, de spectacle) et ceux d’un monastère (exercices de lever, de messe, de méditation, de travail, de lecture, d’examen, de chant). Mais cette analogie somme toute classique trouve curieusement son prolongement dans les emplois du temps actuels de l’administration du travail et de l’industrie du loisir, où chacun est de plus en plus tenu de diversifier ses compétences, de multiplier ses loisirs, d’émietter ses congés, de se former en permanence, de prendre part au tourbillon du grand nombre (toilette hygiénique, repas expédié, transport encombré, travail minuté, contacts renouvelés, consommation effréné, loisirs organisés).

Fourier pensait refondre l’organisation du commerce et de l’industrie grâce à un libre jeu des passions humaines. Or l’organisation du commerce et de l’industrie, non seulement ne s’est pas éteinte, mais elle s’est aussi emparée de la sphère du loisir, mettant les passions dans un drôle d’état.

Georges Sebbag

Notes

[1]Pétrarque, La Vie solitaire, (1346-1366), livre second, XIV, 1, trad. Christophe Carraud.

[2] Charles Fourier, Théorie de l’unité universelle, « tableaux du sommaire », 15.

 

Références

« L’otium et le loisir industriel », L’Architecture d’aujourd’hui, n° 348, sept.-oct. 2003. En français et traduit en anglais.