Logique dormante du Manifeste du surréalisme

 

Manifesto-24

Une incursion philosophique

René Descartes, l’auteur du Discours de la méthode n’est pas tendre pour la petite enfance. Il perçoit le petit d’homme comme une sorte de brouillon informe, en butte à ses précepteurs, ballotté par ses appétits, troublé par l’expérience. De surcroît, selon le philosophe, c’est seulement à l’âge mûr que l’adulte enfin assagi peut espérer fixer ses idées métaphysiques et morales. Le Manifeste du surréalisme prend résolument le contre-pied de Descartes en ce qui concerne les âges de la vie. L’âge adulte y est dénigré, la jeunesse y est magnifiée. Si, pour André Breton, l’enfant et l’adolescent symbolisent l’insouciance et la joie de vivre, l’adulte au contraire personnifie l’individu socialisé, déjà usé et défait. À partir de vingt ans, on est condamné au bonheur standard. Devenu infidèle à soi-même, on n’ose plus fouler la chaux vive de  l’existence.

L’intérêt émerveillé que porte Breton à l’enfance le rapproche incontestablement de Freud. Mais quand il se saisit de l’enfant, le poète surréaliste ne se réfugie pas dans la théorie           freudienne de la sexualité ni dans l’idée d’inconscient. Breton, qui cherche les fondements de sa propre pensée, n’hésite pas à ferrailler avec Descartes. Au cours de son incursion en pays philosophique, il redessine, remodèle le paysage des facultés de l’esprit. Alors que la pensée cartésienne trouve son point d’appui dans une raison finie et attentive et son ressort dans une volonté infinie secondée par la mémoire, Breton se sert d’un tout autre levier. Il élève l’imagination au rang de faculté suprême, une imagination sans bornes, expression même de la liberté. Et comme s’il voulait mieux pourfendre l’ego cogito cartésien, ce moi pensant réflexif, dont la conscience de soi puise toute son énergie dans une scrupuleuse attention, Breton accorde à l’imagination, au sujet imaginatif donc, un étrange pouvoir de dédoublement qu’il nomme distraction.

Le doute et la tromperie

Toutefois Breton s’accorde avec Descartes au moins sur un point, celui de l’étendue ravageuse du doute et de la tromperie. Les Méditations métaphysiques en particulier démarrent sur cette mise en garde : les sens nous trompent ; l’imagination, n’en parlons pas ; le rêve est indiscernable de la veille ; nous ne sommes pas à l’abri de l’hallucination ou du délire ; quant aux vérités mathématiques elles vacillent si je fais l’hypothèse de l’existence d’un malin génie ou d’un dieu trompeur. Cependant, Descartes trouve une parade à l’annulation du monde physique et des idées mathématiques par le doute. Au moment où il scrute cette tromperie généralisée, en ce moment extravagant où tout se dérobe à lui, Descartes découvre, dans une sorte d’illumination, un socle de vérité : j’ai beau douter de tout, s’écrie-t-il, je ne peux pas douter que je suis en train de douter quand je doute.

« Tant va la croyance à la vie […] qu’à la fin elle se perd. » Dès l’incipit du Manifeste du surréalisme, Breton s’accorde avec Descartes sur l’étendue des dégâts. Mais au lieu d’invoquer la faiblesse de nos sens et de la mémoire, la tromperie de l’imagination ou la finitude de l’entendement, il met l’accent sur une déperdition fatale propre à l’âge adulte. Acculé à tous les compromis, l’homme mûr ne peut plus croire en la vie qu’il mène. Sa conduite étriquée apparaît comme une trahison de sa nature fantasque ou de son passé enfantin. La personnalité soi-disant robuste de l’adulte est en fait lézardée ou brisée.

Tandis que Descartes suspend l’existence du monde, pour la rétablir ensuite, arguant du cogito et de l’existence de Dieu, André Breton, pour sa part, compte instruire un procès permanent du monde réel dont il sera le témoin à charge. Se préparant même à rédiger une déposition en bonne et due forme contre le monde réel, Breton en dévoile incidemment le titre : Discours sur le peu de réalité. En résumé, Descartes est un philosophe rationaliste qui nie d’abord le réel et le restitue ensuite ; Breton est un poète ou un penseur imaginationiste qui, dans un même mouvement, déréalise le réel et réalise l’imagination.

Puissance et discernement

Les philosophes classiques ont vu dans l’imagination, soit une faculté de reproduction ou de figuration, soit une puissance d’égarement. André Breton, en revanche, accorde à l’imagination un pouvoir de production d’images, d’association d’idées, de création. On pourrait d’ailleurs le rattacher à Giambattista Vico, qui était si attentif à l’invention, aux mutations historiques et à la métaphore dans les langues. Quand Breton s’en remet à l’imagination, il la regarde, bien sûr, avec ses yeux d’enfant. Mais il ne s’en tient pas à ce constat. L’imagination est pour lui une faculté du possible, offrant une alternative à une représentation rationnelle ou conventionnelle du monde.

En se soustrayant au joug de la nécessité et en ouvrant le champ des possibles, l’imagination ne tombe pas pour autant dans l’ornière de l’arbitraire. C’est pourquoi il faut dire que c’est elle l’imagination, et non le fameux libre arbitre des philosophes, qui symbolise la liberté de l’esprit. Il faut aussi ajouter que l’imagination n’étant ni mauvaise ni dévoyée, on ne peut pas l’accuser de mettre en danger la sûreté de l’esprit. Pour Breton, non seulement la liberté de l’esprit et la sûreté de l’esprit sont compatibles avec l’imagination, mais les prouesses de l’imagination ne signifient pas l’abolition du jugement, ni la fin de toute appréciation. Tout au contraire, lorsque Breton apostrophe l’imagination : « Chère imagination, ce que j’aime surtout en toi, c’est que tu ne pardonnes pas », il s’adresse à elle comme à une maîtresse aimante, inflexible et droite. L’imagination a aussi des exigences ou des préférences, par exemple celle de chérir certaines images ou de rester fidèle à ses rêves.

L’originalité de Breton est d’accorder à l’imagination de la puissance et du discernement. L’imagination n’est ni passive ni inconstante, comme on le prétend souvent. C’est une puissance active qui métamorphose la subjectivité et transforme le monde. De plus, l’imagination a beau être réfractaire à la logique binaire, elle ne sombre pas pour autant dans le délire ou la folie. Au fond, il y a aussi une faculté de juger dans la faculté d’imaginer.

Extension du domaine du rêve

Apparentée au rêve et côtoyant la folie, l’imagination est sans conteste des deux côtés de la barrière. Elle sévit sans relâche sur l’existence humaine, pendant les heures de la veille comme durant le sommeil. C’est la seule faculté de l’esprit à pouvoir en dire autant. Or, toute l’aventure surréaliste stipule cette levée des barrières entre la réalité et le rêve.

Premier moment de cette aventure, le présommeil. Fin janvier 1919, Breton entend avant de s’endormir le message automatique « Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre ». De ce message découlera l’écriture automatique à deux mains des Champs magnétiques.

Deuxième moment, le récit de rêve. En mars 1922, Littérature, nouvelle série, n° 1 publie « Récit de trois Rêves » d’André Breton, précédé de la reproduction du tableau de Giorgio de Chirico Le Cerveau de l’enfant, où le personnage corpulent, buste nu, les paupières closes, qui nous fait face, semble sorti du lit, la nuit, tel un somnambule.

Troisième moment, la période dite des sommeils. À l’automne 1922, le groupe surréaliste expérimente les sommeils hypnotiques, comme cela est relaté dans « Entrée des médiums ».

Quatrième moment, l’offensive surréaliste en faveur du rêve. D’octobre à décembre 1924, trois publications mettent l’accent sur le rêve : Manifeste du surréalisme, suivi de Poisson soluble d’André Breton, Une Vague de rêves de Louis Aragon et le premier numéro de La Révolution surréaliste. À quoi il faut ajouter Introduction au Discours sur le peu de réalité qui sera publié peu de temps après.

Quand il écrit le Manifeste du surréalisme, Breton n’a qu’une connaissance approximative de la pensée freudienne sur le rêve. Il a conscience que les surréalistes ne sont ni les premiers ni les seuls à s’intéresser au rêve. Une discussion serrée avec Freud interviendra plus tard, quand il écrira Les Vases communicants. En 1924, Breton est surtout émerveillé par le récit du rêve manifeste. À cette date, il n’est pas préoccupé par le déchiffrement ou l’interprétation du rêve. En ce sens, le Manifeste du surréalisme équivaut à la première Manifestation du rêve manifeste.

Le rêve et la veille

Concurremment à Freud donc, Breton a le sentiment que l’heure est venue de s’expliquer sur le rêve. Même si la parenté avec la théorie freudienne est indéniable, essayons de préciser les points forts de la réflexion bretonienne :

  1. a) La mémoire nous joue des tours. Elle maintient un lien entre les événements du réel alors qu’elle dénigre ou détruit les formations du rêve. Contre la mémoire, il faudrait affirmer l’unité et la continuité de la vie psychique.
  2. b) Reconnaître le continuum du rêve, c’est passer outre son aspect fragmentaire ou son côté bric-à-brac, afin de trouver le fil conducteur, le principe d’organisation, bref la logique dormante du rêve.
  3. c) Une fois qu’on a admis l’équivalence substantielle et structurale du rêve et de la veille, il paraît nécessaire de procéder à une réévaluation du réel. Aussi Breton met-il à un moment donné des guillemets au mot « réalité ». Il va même jusqu’à suggérer que le dédain pour le rêve pourrait nous faire vieillir.
  4. d) Si donc la contradiction entre le rêve et la réalité n’est qu’apparente, on peut postuler l’existence d’un moyen terme ou d’un troisième terme. D’où les deux formules suivantes témoignant chez l’auteur des Pas perdus et du Manifeste du surréalisme d’une certaine avancée et non d’un piétinement de la pensée :

Rêve + réalité = Surréalité.

Rêve + veille = Merveille.

En somme, alors que pour Freud l’inconscient est le concept-clé de l’interprétation aussi bien des rêves que des actes manqués de la veille, pour Breton, l’imagination s’impose comme la faculté la plus vivante et la plus variée de l’esprit. Imagination ne rime pas seulement avec contemplation. L’imagination est à l’œuvre de jour comme de nuit, à l’instar de la pancarte de Saint-Pol-Roux notifiant que le poète travaille quand il dort.

L’action dissolvante de la mémoire

Autant l’imagination s’insère dans le présent et se tourne vers le futur, autant la mémoire semble cantonnée dans le passé. En 1924, Breton joue l’imagination contre la mémoire. Il veut se démarquer du concept de régression adopté par Freud et il ne veut pas encore tenir compte de la distinction opérée par Bergson entre la mémoire du souvenir et la mémoire de l’habitude. Le poète adresse trois grands reproches à la mémoire. D’abord, comme nous l’avons vu, la mémoire se déprend du rêve en le jetant aux oubliettes. Ensuite, nous l’avons déjà dit, l’adulte oublie qu’il a été enfant. Enfin, et c’est là où les choses s’enveniment, Breton range dans le même sac la Mémoire et la Mort, deux mots commençant par la lettre M. De façon assez mystérieuse, il prétend, dans les « Secrets de l’art magique surréaliste », nous initier à la mort pour mieux la combattre. Il nous invite, à cet effet, à nous laisser guider par le surréalisme, qui, dit-il, nous « gantera la main, y ensevelissant l’M profond par quoi commence le mot Mémoire. »

Cependant, il faut nuancer l’idée que Breton mène des attaques répétées contre la mémoire. En effet, quand il lui arrive de donner un exemple d’immersion dans le surréalisme, il déclare : « L’esprit qui plonge dans le surréalisme revit avec exaltation la meilleure part de son enfance. » Ce qui, remarquons-le, conviendrait assez à un praticien de la mémoire comme Marcel Proust. Et il ajoute : «  C’est un peu pour lui la certitude de qui, étant en train de se noyer, repasse, en moins d’une minute, tout l’insurmontable de sa vie. » Ce qui, on le constate, ne déplairait pas non plus au philosophe Bergson, qui se sert justement de l’exemple du noyé revivant en accéléré tout le film de sa vie pour souligner que l’intégralité de la durée est conservée dans la mémoire. Le plus curieux est que cette hypermnésie du mourant, révélatrice de la durée selon Bergson, nous remet sur la voie des « Secrets de l’art magique surréaliste » où la Mémoire côtoie la Mort.

Mémoire de l’histoire surréaliste

Néanmoins, Breton ne dédaigne pas une certaine forme de mémoire, lui qui retrace, dans le Manifeste du surréalisme, la genèse de l’idée surréaliste. Breton et ses amis ne se contentent pas de vivre au jour le jour et ils ne se satisfont pas des échos de la presse. Même s’ils y sont quelque peu incités par le couturier Jacques Doucet, ils écrivent volontiers la chronique de leur mouvement, faisant ainsi le point sur eux-mêmes. Pour les dada-surréalistes, dont le groupe ne cessera de grossir, l’aventure a démarré au début de 1919. Dès 1922, « Projet d’histoire littéraire contemporaine » de Louis Aragon et « Entrée des médiums » d’André Breton jettent les bases d’une autobiographie surréaliste. En 1924, quand il se penche, dans le Manifeste du surréalisme, sur son propre passé et celui du groupe, Breton ne privilégie pas les événements les plus tapageurs, qui ont apporté de la notoriété au groupe. Il met plutôt une sourdine aux manifestations Dada de 1920-1921, ainsi qu’à la polémique toute récente avec Ivan Goll et Paul Dermée autour du mot « surréalisme ». Il s’ingénie non pas à relater l’histoire événementielle et politique du groupe surréaliste mais à retracer la genèse philosophique et poétique de l’idée surréaliste. C’est dans cette optique qu’il insère, sous le titre « Secrets de l’art magique », des recettes et des recommandations pratiques, afin de faire sentir au lecteur l’esprit surréaliste.

Il est significatif aussi que Breton s’emploie à présenter ses nombreux amis surréalistes dans un cadre imaginaire et non réaliste. Alors qu’il les voit tous les jours à Paris au café surréaliste, il les met en scène hors de Paris dans un château confortable où certains ne font que passer et d’autres vivent à demeure. Certes ce château en partie en ruines vient à point, après le vif éloge du roman noir, seule forme de roman soustraite à l’excommunication. Mais cela suggère surtout que les surréalistes peuvent, en ce lieu écarté, poursuivre leurs jeux et leurs recherches et vivre leurs amours. On peut d’ailleurs se demander si cette image du château surréaliste ne trouvera pas très vite à s’appliquer, avec l’ouverture, le 11 octobre 1924, du Bureau de recherches surréalistes, au 15, rue de Grenelle.

Il y a dans le Manifeste du surréalisme six listes surréalistes :

  1. La liste des vingt-cinq hôtes du château surréaliste.
  2. La liste des dix-neuf surréalistes, ayant fait acte de surréalisme absolu, le cas d’Isidore Ducasse restant en suspens.
  3. La liste des vingt poètes, morts ou vivants, ayant exprimé un surréalisme relatif, le cas de Young mis à part.
  4. La liste des quatorze peintres, morts ou vivants, ayant fait montre d’un certain surréalisme.
  5. Une série de six phrases automatiques.
  6. Une série de huit images surréalistes.

En faisant état de toutes ces listes, André Breton démontre à l’envi que la recherche poétique et philosophique du Manifeste du surréalisme s’inscrit dans un cadre collectif. Breton est le porte-parole d’un groupe. Ce groupe ne relève pas de la génération spontanée mais de la filiation. Breton ose même cet aveu : « Vaché est surréaliste en moi ». C’est dire que Breton n’est pas monolithique. En d’autres termes, Breton est « un homme coupé en deux par la fenêtre ». Mais toutes ces listes à tonalité collective veulent avant tout démontrer qu’une activité d’un genre inédit est en marche, très loin du scandale négateur et autodestructeur de Dada.

Manifeste, un mot équivoque

On sait que Manifeste du surréalisme est un titre qui est venu en dernier. Breton avait d’abord songé à Préface puis à Introduction au surréalisme. Car il s’agissait pour lui de présenter le surréalisme, d’introduire au surréalisme, représenté en l’occurrence par Poisson soluble. On peut essayer de reconstituer le débat intérieur de Breton à propos du mot « Manifeste ». Voyons ce qui le gênait dans ce mot. Sans doute pas l’évocation du Manifeste du parti communiste de Marx et Engels mais bien plutôt le souvenir d’un manifeste qui l’avait enthousiasmé à l’époque, le « Manifeste Dada 1918 » publié par Tristan Tzara dans Dada 3. Lui revenait aussi en mémoire la publication en mai 1920 dans Littérature de « Vingt-trois manifestes du mouvement Dada ». Surtout, il ne pouvait pas oublier un texte insolent de Louis Aragon de mai 1923, intitulé « Le Manifeste est-il mort ? » et sous-titré malicieusement « Manifeste ». Paradoxalement, dans ce texte, Aragon se réclamait du « scandale pour le scandale » mais sans insister sur Dada.

Pourtant Breton préfère se résoudre à user du mot « manifeste » en dépit de la connotation Dada. Car son souci n’est pas de se quereller avec Tzara mais de ferrailler avec Descartes. En 1637, Descartes avait fait éditer le Discours de la méthode, suivi de La Dioptrique, Les Météores, La Géométrie. En 1924, Breton fait paraître le Manifeste du surréalisme, suivi de Poisson soluble. D’un côté, un Discours de la raison avec ses applications scientifiques, d’un autre côté, un Discours de l’imagination agrémenté de pages d’écriture automatique.

Il existe un indice fort de la confrontation Breton / Descartes. Dans Manifeste du surréalisme, Breton annonce, comme ouvrage en préparation, Discours sur le peu de réalité, comme s’il affichait le débat ouvert avec le Discours de la méthode. Peu après il publiera dans une revue « Introduction au discours sur le peu de réalité ». Une manière pour Breton de renouer avec Introduction au surréalisme, le titre auquel il avait pensé, avant celui de Manifeste du surréalisme.

En fait, Breton ne pouvait que choisir un titre offensif comme Manifeste du surréalisme, pour accompagner le lancement de la nouvelle revue, La Révolution surréaliste. L’ouverture du Bureau de recherches surréalistes, le 11 octobre 1924, précède d’ailleurs de peu la sortie du Manifeste du surréalisme. On peut lire à ce propos dans le Cahier de la permanence de la Centrale surréaliste à la date du 17 octobre : « Les premiers exemplaires du Manifeste du Surréalisme par André Breton (Kra, édit.) sont arrivés hier à Paris par avion. » Il faut préciser au passage que l’ouvrage a été imprimé à Bruges en Belgique. Autre mention,  cette fois-ci à la date du 18 octobre : « André Breton apporte quelques exemplaires (5) du Manifeste du Surréalisme. / Au mur un exemplaire du même fixé par un tire-bouchon. »

En tout cas, La Révolution surréaliste consacre sa quatrième de couverture au livre de Breton. Le placard publicitaire proclame la notoriété de l’ouvrage : « Le Monde entier parle du Manifeste du surréalisme […] ». On ne peut mieux dire, la vocation médiatique du Manifeste du surréalisme y est clairement affichée.

Lignes serpentines du Manifeste

Si le titre Manifeste du surréalisme a pour fonction d’attirer le chaland, on ne peut pas dire que l’ouvrage appartienne au genre « manifeste ». Le texte n’est pas d’ordre déclamatoire, emphatique ou dogmatique. L’essai philosophique y côtoie la confession, la critique littéraire y frôle la chronique historique. En particulier, il arrive que le temps de l’écriture affleure dans le récit. Ainsi, lorsque Breton évoque le message automatique « Béthune, Béthune » du 8 juin 1924, il pointe, par la même occasion, un moment d’écriture survenu le jour-même. Il récidivera dans l’Introduction au discours sur le peu de réalité, en rédigeant un curieux « Problème » très personnalisé, dont l’énoncé commence ainsi : « L’auteur de ces pages n’ayant pas encore 29 ans et s’étant, du 7 au 10 janvier 1925, date où nous sommes, contredit 100 fois sur un point capital, à savoir la valeur qui mérite d’être accordée à la réalité […] » Cette fois-ci, la datation de l’écriture est d’autant plus parlante qu’elle s’inscrit dans un réseau de dates passées et à venir.

Breton propose, dans le Manifeste du surréalisme, une analyse critique de son cheminement poétique. Il affirme, à propos de son premier recueil Mont de piété, qu’il était arrivé à tirer un parti incroyable « des lignes blanches » de certains poèmes, tels que « Forêt-Noire ». Ces lignes blanches correspondaient à des non-dits qu’il croyait « devoir dérober au lecteur ». Le Manifeste quant à lui procède tout autrement. Il est beaucoup plus explicite. Il en dit le plus possible, mais de manière indirecte et foisonnante. Mais comment qualifier au juste l’écriture du Manifeste du surréalisme ? Comment la jonction de la réflexion philosophique et de la mémoire historique s’opère-t-elle ? Peut-on concilier les listes surréalistes et la manifestation du rêve manifeste ? En fait, c’est Breton lui-même qui nous vient en aide et nous met sur la piste.

Rappelons que parmi les listes du Manifeste figure une série de six phrases automatiques. Or ces phrases donnent lieu à une sorte de jeu avec le lecteur. L’auteur du Manifeste apostrophe ainsi le lecteur : « Nous n’avons pas de talent, demandez à Philippe Soupault : », pour lui soumettre aussitôt cette phrase automatique : « Les manufactures anatomiques et les habitations à bon marché détruiront les villes les plus hautes. » Puis il continue de même avec Vitrac, Éluard, Morise, Delteil, Aragon. Enfin, le jeu s’achève, avec Breton lui-même et Robert Desnos, mais sans le support d’une citation.

Limitons-nous à la phase du jeu concernant André Breton. En mettant bout à bout l’interpellation du départ et l’énoncé d’arrivée relatif à Breton, cela donne : « Nous n’avons pas de talent, demandez à Philippe Soupault […] Et à moi-même, qui n’ai pu m’empêcher d’écrire les lignes serpentines, affolantes, de cette préface. » Avec cette phrase d’arrivée, « Et à moi-même qui n’ai pu m’empêcher d’écrire les lignes serpentines, affolantes, de cette préface », nous tenons là le jugement de l’auteur sur l’écriture du Manifeste du surréalisme. Cela vaut évidemment la peine d’examiner l’appréciation critique que porte Breton sur son propre texte.

  1. L’écriture du Manifeste, n’est pas préméditée. Breton est dans l’impossibilité de repousser la force ou le désir qui se fraye en lui.
  2. En parlant de « lignes serpentines, affolantes », Breton ne nous dit absolument rien sur le contenu de l’écriture mais sur son tracé.
  3. Une comparaison s’impose alors entre le tracé des « lignes serpentines, affolantes » et l’apparition des « lignes blanches » dans les poèmes comme « Forêt-Noire », « Pour Lafcadio » ou « Monsieur V ». Nous pouvons suggérer que les lignes serpentines esquissent ou dessinent un tracé foisonnant, alors que les lignes blanches, en revanche, s’emploient à effacer une multitude de traces.

La ligne serpentine du photomontage

Il y a dans Le Surréalisme ASDLR n° 4 un photomontage de Max Ernst intitulé « Au Rendez-vous des Amis 1931 ». Ce collage est bien entendu le remake d’une toile de Max Ernst portant le même nom et datée de décembre 1922. Reportons-nous à la description du photomontage figurant dans la revue. On peut y lire : « De haut en bas, en suivant le serpent des têtes : sifflant dans ses doigts, Yves Tanguy – sur la main, en casquette, Aragon – au pli du coude, Giacometti – devant un portrait de femme, Max Ernst – debout devant lui, Dali […] » Arrêtons-là l’énumération, sachant que dix-sept noms sont dénombrés, exactement comme dans la toile. Rappelons que pour identifier les personnages du premier Rendez-vous des amis, il suffisait de se reporter à un numéro légendé sur le tableau même. Or le photomontage n’incluant aucune clé d’identification, il a bien fallu trouver un guide de lecture.

La description du photomontage précise, dès les premiers mots, le principe de lecture des photos d’identité : « De haut en bas, en suivant le serpent des têtes […] » Pour entrer dans l’image il suffit donc de suivre la ligne serpentine des photos assemblées par Max Ernst. Il y a bien dans le collage, même si elle n’est pas visible au premier coup d’oeil, une forme serpentine reliant une série de têtes surréalistes. De plus, figurent aussi dans le collage, comme en écho à la forme serpentine, une image de serpent et une image de salamandre.

Relisons, une fois de plus, la description du photomontage : « De haut en bas, en suivant le serpent des têtes : sifflant dans ses doigts […] » Le rédacteur de cette notice n’a pas pu s’empêcher d’embrayer sur un vers d’Andromaque de Racine, connu pour ses allitérations : « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? » Ajoutons, avant d’en revenir au vers de Racine, que la ligne serpentine des têtes s’accompagne de toute une cascade de mains. Rappelons qu’à la fin d’Andromaque Oreste est en proie au délire, après la mort de Pyrrhus et le suicide d’Hermione. Il s’exclame alors, face aux Érinnyes ou aux Furies qu’il hallucine : « Hé bien ! Filles d’enfer, vos mains sont-elles prêtes ? / Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? »

Est-il abusif de passer des « lignes serpentines, affolantes » du Manifeste au serpent fait de têtes et de mains dans le collage de Max Ernst ? Il ne le semble si nous prenons justement Jean Racine comme intercesseur. Le Manifeste du surréalisme affirme clairement que le merveilleux est de toutes les époques. C’est pourquoi, outre les ruines romantiques et le mannequin moderne, Breton en vient à citer d’autres signes du merveilleux comme « les potences de Villon, les grecques de Racine, les divans de Baudelaire. »

Les grecques de Racine

Le 25 décembre 1964, dans une lettre à André Lazar, traducteur en langue hongroise, André Breton apporte des éclaircissements sur le Manifeste du surréalisme[1] . Voilà ce qu’il écrit à propos des « grecques de Racine » : « Le mot grecques est employé ici par moi en mauvaise part ; il ne vise qu’à ne faire qu’un des héroïnes de Racine et de l’ornement (suit alors le tracé de la frise grecque) connu en architecture sous ce nom, ceci pour exprimer la lassitude : À la fin tu es las de ce monde ancien / Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine. (Apollinaire : Zone) »

L’explication de Breton est surprenante. Certes Breton n’était pas un zélateur des Grecs et des Romains ; il a en particulier fustigé, chez Chirico, le retour à l’antique. Mais c’est Breton qui a écrit dans le Manifeste : « La voix surréaliste qui secouait Cumes, Dodone et Delphes n’est autre chose que celle qui me dicte mes discours les moins courroucés. » De plus, il ne peut pas dire, comme il le prétend en 1964, qu’il avait pris en mauvaise part dans le Manifeste du surréalisme « les grecques de Racine ». C’est tout le contraire. Le texte, en effet, soutient que les potences de Villon, les grecques de Racine, les divans de Baudelaire tranchaient avec le goût de leur époque. Si l’on préfère, c’étaient les plus beaux monuments de mauvais goût de leur temps. Pour Breton, « l’irrémédiable inquiétude humaine » se dépeint dans ces « productions géniales », dans ces symboles  du merveilleux.

Même s’il a porté, quarante ans après, un jugement de valeur contestable sur les « grecques de Racine », Breton a attribué deux sens à l’expression : 1. les héroïnes des tragédies de Racine ; 2. la frise grecque, cet ornement d’architecture où la ligne se déploie dans un motif à angle droit. Nous n’épiloguerons pas sur les héroïnes de Racine. Mais nous remarquerons que le chevauchement des deux sens peut être considéré comme un tracé, au même titre que la frise grecque.

En 1924, Breton admirait dans les tragédies de Racine le jaillissement impeccable des passions, la frise orthogonale de la versification, bref une ligne ornementale à la grecque. Nous voulons suggérer ici que Breton établit un parallèle entre les divers tracés poétiques du merveilleux, y compris le dernier en date, celui de l’écriture automatique

La poésie est un jaillissement continu, un acte sans fin, un tracé dont le dessin ou le motif capte le merveilleux d’une époque. Un motif se dessine dans le tracé de l’écriture poétique. La poésie de François Villon a comme motif la potence, celle de Jean Racine la frise grecque, celle de Baudelaire l’incurvation funéraire du divan. Autant de dessins ou de motifs géométriques, autant de canaux d’irrigation pour la parole, autant d’ornements donnant libre cours à l’imagination. Il est à noter, que canalisé chez Villon, Racine ou Baudelaire, le tracé s’affole dans les lignes serpentines du Manifeste ou dans l’écriture automatique de Poisson soluble.

Ut ornamentum poesis

Je définirai ainsi l’ornement architectural, frise grecque ou autre :

  1. C’est une ligne en mouvement, sans début ni fin.
  2. Excentré, l’ornement joue sur les bordures.
  3. Il peut être foisonnant, comme dans le motif floral ou animal.
  4. Dénué de fonction, l’ornement séduit l’imagination par son rythme, sa puissance de liaison ou d’entrelacement.

Pour appuyer la comparaison que je mène entre l’écriture poétique et le tracé ornemental, je reviendrai au texte du Manifeste et j’en appellerai à Kant.

D’abord, ne pourrait-on pas considérer les six listes surréalistes du Manifeste comme six variantes d’une même frise courant tout au long du livre ? Ensuite, ne faut-il pas voir  dans les six recettes de « l’art magique surréaliste » un nouvel ornement ? D’ailleurs la première recette ne porte-t-elle pas sur l’écriture automatique, sur la confection même d’une frise surréaliste ? Il reste qu’un fait au moins témoigne en faveur de la pertinence de ces questions : « Secrets de l’art magique surréaliste » est inséré entre deux frises florales.

Dans la Critique de la faculté de juger, Emmanuel Kant distingue deux espèces de beauté :

  1. La beauté libre, qui ne présuppose aucun concept de ce que doit être l’objet. Par exemple, les fleurs qui sont de libres beautés de la nature.
  2. La beauté adhérente, qui présuppose le concept d’une fin particulière. Par exemple, la beauté d’un être humain, d’un cheval ou d’un édifice.

Kant n’a aucun mal à ranger les ornements, en tant que pures et simples formes, parmi les beautés libres. Il écrit à ce propos : « C’est ainsi que les dessins à la grecque, les rinceaux pour des encadrements ou sur des papiers peints, etc., ne signifient rien en eux-mêmes ; ils ne représentent rien, aucun objet sous un concept déterminé, ce sont des beautés libres. » Comme autre exemple de beauté libre, façonnée par l’homme, Kant cite la musique improvisée et la musique sans texte.

Logique dormante du Manifeste

La poésie surréaliste n’est pas une musique sans texte ou improvisée. C’est une musique avec texte plus ou moins improvisé. André Breton, quand il écrit le Manifeste est un dormeur ou un rêveur qui entend les voix des amis et les bruits de la rue. Que lui susurre Isidore Ducasse à l’oreille ? Cette sentence : « Rien n’est plus naturel que de lire le Discours de la méthode après avoir lu Bérénice. » Puis cette autre : « La poésie ne pourra pas se passer de la philosophie. » Fort de ces paroles, Breton se fait philosophe dormant et découvre trois principes :

  1. L’imagination est la reine des facultés, son discernement assure la liberté de l’esprit.
  2. L’esprit éveillé mène une guerre d’indépendance contre le monde par l’humour ou la distraction.
  3. De même qu’il y a une continuité entre les rêves passés, présents et futurs, il n’y a pas de rupture entre le rêve et la veille.

Mais que lui glissent à l’oreille tous ses amis surréalistes ? D’ouvrir un dictionnaire à la lettre S pour y chercher le mot « surréalisme » et s’il n’y figure pas d’en donner « une fois pour toutes » une définition lexicale et philosophique.

André Breton, philosophe dormant, a bien compris que le rêve ou l’imagination étaient la voie royale du merveilleux. Mais il lui avait fallu auparavant s’interroger sur la langue ou le discours. Comment s’agencent les mots qui touchent au merveilleux ? C’était toute l’expérience de l’écriture automatique, dont portent témoignage les Champs magnétiques.

Le Manifeste du surréalisme relève lui aussi un défi. Ut ornamentum poesis. Plutôt que de se ranger du côté du peintre ou du cinéaste, le poète-philosophe se fait ornemaniste. Les lignes serpentines et affolantes de la préface ne sont qu’un bout de frise dont on peut repérer d’autres bouts de frise dans Poisson soluble, Une Vague de rêves, La Révolution surréaliste mais aussi dans Les Pas perdus, Clair de terre, Mont de piété.

Surtout, ces lignes serpentines qui impriment un mouvement irrésistible au Manifeste réussissent à associer des éléments disparates ou des approches différentes. Pour ne donner qu’un exemple, mais il est crucial, Breton propose au lecteur un poème-collage. Ayant assemblé des titres ou des fragments de titres découpés dans les journaux, Breton étale sur trois pages le modèle même d’une écriture serpentine. Une écriture serpentine qui se fraye un chemin parmi diverses espèces typographiques.

Chirico a peint le mannequin moderne. Il a signé par là le merveilleux métaphysique. Tout roman noir s’ouvre par un frontispice de château en ruines. Les vers de Racine se lisent sur une frise grecque, Les Fleurs du mal de Baudelaire se disent au creux d’un divan. Un encadrement de potences dans une gravure en bois, voilà toutes les ballades de Villon. Et le poète surréaliste, direz-vous, par quelle frise, par quelle vignette, manifeste-t-il le merveilleux ? De son propre aveu, André Breton use d’un « rayon invisible », un rayon qui rend les mots visibles et audibles. Ce rayon invisible n’est autre que le tracé ininterrompu de lignes serpentines et affolantes. Tracé philosophique, ornemaniste et poétique. Tracé stylisé du Manifeste du surréalisme dont on ne perd pas tout à fait la trace dans Poisson soluble.

Georges Sebbag

Notes

[1] Voir André Breton, Œuvres complètes I, éd. Marguerite Bonnet, p. 1350

 

Références

— « Logique dormante du Manifeste du surréalisme », in Manifesto 24, sous la direction de Bruno Pompili, Crav, éd. Graphis, Bari, 2006.