aa 336 L’indifférence   

couverture l’Architecture d’aujourd’hui n336

L’indifférent n’est pas un exubérant. C’est un minimaliste de la sensibilité et de la raison. Sur le plan de la sensibilité, il a surtout un sentiment d’absence de sentiment. Sur le terrain de la raison, il juge insuffisant le principe de raison. C’est pourquoi à ses yeux la réalité a peu de réalité. Au même titre qu’il émet un doute sur sa propre subjectivité,  l’indifférent déréalise le réel, qu’il fait glisser sur le plan ou le plateau de l’imaginaire.

L’attrait du vide

L’indifférent perçoit autant l’informe que la forme, le vide que le plein. Comme le dit Lao tseu : « On perce des portes et des fenêtres pour faire une maison. C’est de leur vide que dépend l’usage de la maison. »

L’indifférent est à même de sentir le vide intérieur. Mais c’est tout d’abord le vide extérieur qui exerce sur lui une fascination. Il contemple un espace cartésien, qui semble vide et immatériel, au lieu d’être plein et corporel, comme le prétend l’auteur du Discours de la méthode.

Il est pris et happé par un espace d’autant plus remarquable qu’il est immense, indéfini et qu’aucun repère n’oriente le regard, qu’aucune forme ne l’arrête. L’attrait du vide est déjà là dans la nature horizontale (l’océan, le désert, la plaine) ou verticale (le ravin, le gouffre, l’insondable). Toutefois le regard indifférent débusque le vide dans n’importe quel terrain vague, dans le moindre interstice. Car le vide n’est pas uniforme et homogène. Il est informe et multiple. Il se compose d’un empilement de vides. Il comprend mille plateaux parallèles.

L’indifférent moderne ne recherche pas l’ataraxie, l’absence de trouble, selon le modèle défensif de la citadelle intérieure stoïcienne ou épicurienne, car l’attrait du vide naturel se double chez lui de l’attrait du vide artificiel des techniques. La technique, au même titre que la nature, est indifférente. Aucun sens, aucune finalité ne s’attachent à l’objet technique : un ready-made est un détonateur, une centrale électrique est un ready-made.

L’indifférent ne voit pas dans le monde donné et construit, un monde ordonné, ni même un espace géométrique mais un vide vertigineux et multiple, un vide ouvrant sur le vide. Surtout cet attrait du vide désigne toujours l’absence et non la présence de l’objet. Et cette perception de l’absence, cette présence de l’absence est sans doute la condition d’apparition de l’objet, car l’objet n’apparaît que sur fond de disparition. De même, rappelons-le, une parole n’est entendue que sur fond de malentendu : il y a aussi du vide entre les mots. N’oublions pas enfin que l’absence est le ressort de la passion, sans compter qu’elle est la prémonition de la mort.

L’indifférent, dont la singularité est d’éprouver un sentiment d’absence de sentiment, ne peut qu’être attiré par le vide qui lui révèle l’essence et l’existence de l’absence. À travers la transparence du vide et l’absence d’objet, l’indifférent découvre un espace de fascination, un terrain de déplacement et de projection, un milieu propice aux visions, un vaste cinéma en plein air.

Signes de l’insignifiant

L’indifférent n’est pas frappé par les grandes formes, les déclarations héroïques, les signes éclatants. À l’instar de Marcel Duchamp, la peinture rétinienne ne l’impressionne pas. Il est attiré par la vacuité du quotidien, de l’infra-ordinaire. Comme Maine de Biran ou Amiel, il notera dans les milliers de pages de son journal intime, les faits les plus minuscules, les plus anodins, les plus répétitifs.

Mais, de nos jours, l’attrait du vide et de l’insignifiant ne se retourne-t-il pas en prolifération des signes de l’insignifiant et en horreur du vide ? L’espace de la neutralité est-il vraiment neutre et attrayant ? Ou comporte-t-il un envers, déclencheur de toute une gamme de phobies ?

Si on appelle infra-ordinaire un ensemble de gestes infimes, tous les menus faits ritualisés passant plutôt inaperçus, on peut dire que cet insignifiant ordinaire, véritable trame de la vie quotidienne, est en passe d’être supplanté par un insignifiant extraordinaire et fort peu modeste.

Car actuellement il y a une démesure de l’insignifiant dans la prolifération des images, l’amoncellement des artefacts, l’encombrement des idées, la neutralisation des volontés  concurrentes, l’embouteillage des publics. Et même l’indifférent est emporté par ce tourbillon de signes, de signes de l’insignifiant. N’a-t-on pas vu les médias de l’information,  voulant asseoir leur empire, parier sur l’informe, contre la formation ?

Le flottement de l’indéterminé

Sur le plan sensible et moral, l’indifférent fait preuve de pudeur, de tact, de retenue. Sur le plan logique et métaphysique, il découvre la valeur de l’indécidable et de l’indéterminé. La logique binaire et dialectique ne représente-telle pas un cas particulier d’une logique probabiliste ou même sceptique ?

Neutralité de l’objet, indétermination du sujet. Contrairement à l’âne de Buridan, l’indifférent ne reste pas inerte. Rien ne le retient dans la traversée des apparences et tout l’incite à hasarder la rencontre.

Rien n’est déterminé. Le quelque chose, comme le presque-rien, est indéterminé. Il suffit de songer aux variations d’une racine dans la vie d’une langue ou aux innombrables usages d’un artefact.

Il y a bel et bien flottement de l’indéterminé quand on en appelle à l’imagination, et qu’on découvre ou invente des règles du jeu.

L’objet architectural n’est-il pas ce superbe objet flottant sur le sol indéterminé du temps ?

Georges Sebbag

Références    

Georges Sebbag, « L’indifférence », L’Architecture d’aujourd’hui, n° 336, « Indifférence », septembre-octobre 2001. En français et traduit en anglais. Le texte est illustré par des photographies de Claude Caroly.