Les perversions se portent bien

Marc Pierret, Utopies et perversions, Nouvelles éditions Debresse, 161 p.

On sait qu’Éros se déplace partout. Sur les yeux, dans la bouche, entre les doigts et sur le sentier âpre ou glissant des volutes du cerveau. Livres d’école, pages publicitaires, trottoirs, marches des mairies ou des églises, ici où là, on se prosterne, il se prostitue. C’est un corps, une peau et même une peau lisse comme du papier : à la fois il est corps coloré et lointaine image du sexe, membre masculin et reflets impressionnants d’une femme.

Ce riche Éros drapé, dénudé, multicolore, charmeur, parleur devient dans Utopies et perversions un Éros quotidien ni riche ni pauvre (même si parfois, comme sorti du Banquet de Platon, il se découvre riche et pauvre) car il n’a pas encore pris le temps de parler l’amour comme le font les clichés. Il est pris sur le vif. Marc Pierret a gommé la phraséologie érotique, et le matériel qu’il déploie (entretiens, témoignages, documents) signifie qu’Éros peut se raconter, sans se confesser. Ainsi, tel voyeur nous met vite au courant : il mate, on le voit mater. Vraisemblablement il parle comme ça tous les jours et fait ce qu’il raconte. Du voyeur on retient ses voyages.

Les livres sur Éros sont aussitôt érotiques : ils désignent Éros et produisent les fantasmes qui érotisent le lecteur (ceci, pour la littérature pornographique comme pour les ouvrages psychanalytiques). Mais le livre de Pierret, bien que journalier, contient peu d’odeur journalistique (faite des séduisantes trouvailles imprimées) et encore moins l’érotisation inhérente aux livres d’Éros. Ici le lecteur ne se sent ni captivé, ni pourléché, ni soudoyé par Éros.

Si tout livre sur Éros érotise c’est en fonction de mécanismes de perversion. Et comme dans ce livre on a jeté les unes à côté des autres des perversions, celles-ci soudain rappellent au lecteur sa lecture perverse et pervertie : il s’arrête constamment, s’interroge. La perversion qui se différencie, s’analyse, se désigne, se décide nous apparaît alors dans un espace de clarté, de simplicité. Elle tranche comme la réalité. Plus, elle s’obstine, insiste. On pressent qu’elle ne peut évoluer, qu’elle accuse sa marque, ses traces. Elle est un travers, une manie enfoncée dans la chair. Ce qui l’inquiète – côté vulnérable mais invulnérable aussi puisque constitutif – c’est le remous social qui la porte, la déporte.

Le pervers est continuellement dévié, refoulé par les courants sociaux. Il se sent surveillé (mais la répression l’épargne). Utopies et perversions nous présente un grand tableau, le pervers dans la ville. Lieux de mouvance, points d’arrêt. Rues, rangées de cinéma, couloirs de métro. Lieux publics, lieux privés. Et l’Autre occupe le pervers, le trouble : la ville n’est plus peuplée de familles, de quartiers, de femmes, d’hommes, de bureaux, d’institutions ; elle fourmille de signes, d’atmosphères, d’objets revus et modifiés; elle se dresse alors qu’on la croyait affaissée, se débat alors qu’il est l’heure de se coucher, invente des cérémonies que les passants ne remarquent même pas. Les pervers sont dans la ville, mais la ville aussi les avale, les traverse. C’est pourquoi la normalité qui n’est qu’un Éros désuet, châtré, peut traverser une vie, une ville sans être touchée par un pervers.

La perversion dérange-t-elle le pouvoir politique ? La bourgeoisie s’accommode d’Éros et de ses manifestations jadis défendues. Elle invoque et provoque Éros jusque dans les perversions.

Elle manipule le plaisir et tente de s’approprier tout désir. Une de ses inventions, de ses institutions : la partouze. Convient-il dans ces conditions de nommer perversion ce qui est déjà passé dans la pratique sociale ? Cultivé plutôt que pourchassé, Éros n’est plus un insurgé ; le capital l’a dominé, apprivoisé. Seuls les traités de psychiatrie maintiennent l’orthodoxie sexuelle. En ville, les perversions se portent bien ; elles courent les rues (sans les occuper).

L’utopie est sexuelle quand elle se pense seule, alors que le grand tabou demeure l’organisation capitaliste qui elle, s’est emparée d’Éros et de ses perversions. Un pervers est acceptable pour l’ordre bourgeois. Doublé d’un enragé, c’est autre chose. La perversion suspendue à la révolution, voilà qui peut renverser les monuments bourgeois. Si la bourgeoisie a perverti Éros (si elle fait entrer Freud dans un salon confortable, parfumé et Marx dans un bureau chic, ordonné, jamais elle ne les recevra en même temps – leur irruption la ferait passer par la fenêtre), il ne reste plus qu’à la subvertir.

L’utopie du pervers c’est de croire à sa seule perversion ; la perversion de la bourgeoisie c’est de proclamer utopique son renversement. Seules de subversives perversions peuvent bouleverser l’ordre, la norme ; prendre des initiatives ; laisser tomber les normes, les perversions passées (qui invitent à un renversement pervers, c’est-à-dire à une singerie du père par le fils). Ces perversions subversives on commence à les connaître, à les pratiquer, mais dans la mesure où elles s’éloignent de perversions devenues classiques, mises au pas dans un superbe cortège d’utopies.

Georges Sebbag

Références

« Les perversions se portent bien », La Quinzaine littéraire, n° 74, 1er au 15 juin 1969.