Les infortunes de la vertu

Que le magistère abstrait du « Bien » fomente à sa manière du « Mal » n’est pas un paradoxe : c’est un constat. Aujourd’hui, on appelle cela « l’effet pervers », façon de dire que la pratique dévoie le projet, et que « l’enfer est pavé de bonnes intentions ».

Or, de bonnes intentions, nous voici, ces temps-ci, gavés. Quelle hystérie de bons sentiments ! Quel assommoir de moralisme péremptoire, de messages humanitaires, de canonisations laïques de héros fabriqués à l’emporte-pièce (voir page 66). L’immigré est notre « frère »… Nous sommes tous des Musulmans bosniaques, des Somaliens en détresse, etc. Vous me direz que cet ardent amour du genre humain, prêché à tous vents, ne peut qu’adoucir les mœurs et contribuer à l’harmonie universelle. Hélas, rien n’est moins sûr !

D’abord – vieille histoire ! – la proclamation obsédante de la vertu est une manière courante de ne la point pratiquer soi-même : on rêve de monter au créneau pour l’immigré, le Bosniaque, le Somalien, mais de préférence assis à l’aise, devant sa télé.

Ensuite, la berceuse sempiternelle des consciences par les modèles indifférenciés du Bien endort la vigilance d’exécution : on se soûle de buts admirables, mais on néglige la pertinence des parcours. L’exemple souverain de ce détournement de la fin par les moyens, c’est évidemment celui du communisme : la grande espérance d’une société égalitaire et fraternelle, dont l’idéal a vu vivre et mourir pour elle tant d’hommes de bonne volonté, s’est achevée dans la catastrophe historique d’une double et désastreuse pénurie des biens et des libertés. À moindre échelle, nous avons ces jours-ci, du même dévoiement, d’autres modèles réduits : ainsi, à l’intérieur, de l’affaire de l’immigration ; à l’extérieur, du drame somalien.

L’immigration est, chez nous, qui sommes à cet égard aux premières loges, le premier effet de la surpopulation d’une planète qui grossit de 95 millions d’individus par an. Les pauvres des peuples prolifiques commencent d’investir les peuples riches et peu natalistes. Que vous cédiez à l’absolutisme radical du message antiraciste, seriné sans nulle cesse à nos oreilles par des naïfs ou des trémulants avec les meilleures intentions du monde, et vous vous trouveriez sommés d’ouvrir toutes grandes vos portes, de laisser entrer sans restriction le Malien déshérité, ou le Turc apatride. Conséquence : nul besoin de lire dans le marc de café pour être assuré qu’une communauté française submergée se rebellerait contre l’invasion par mille réflexes d’exclusion raciste. Si bien que le pire ennemi de l’intégration, l’adversaire le plus certain de l’immigré régulier, c’est l’immigré irrégulier. Le prêche antiraciste – dès lors qu’il s’abandonne au vague des anathèmes et au délire de la « purification éthique[1] » – porte le racisme comme la nuée l’orage.

La contorsion byzantine, ces jours-ci, des plumes pour écrire qu’il faut contrôler les immigrés irréguliers… mais sans présumer qu’ils le soient, n’est qu’une illustration comique des infortunes de la vertu antiraciste. Qu’on se prémunisse contre d’éventuels excès de police, c’est le bon sens républicain ! Mais qu’on nous évite donc cette pantomime des belles âmes où tous les CRS sont peinturlurés en SS, Pasqua en croquemitaine fascisant, et où l’angélisme multiculturel voudrait que l’on accordât à d’autres – pourvu qu’ils vinssent d’ailleurs – des licences que la loi nous refuse !

L’engrenage somalien, qui s’est enclenché comme prévu[2], conduit au même déraillement. Que s’est-il passé ? La mission humanitaire réclame, pour s’exercer, l’appui militaire de l’Onu. Et voici le résultat : les Casques bleus, en pourchassant un chef de bande, pillard et assassin, en font un héros du peuple somalien.

L’évidence, c’est que si l’Occident veut imposer partout ses valeurs universalistes des droits de l’homme, il n’a d’autre ressource, dans les deux tiers de l’Afrique et une partie de l’Asie, que d’y exercer une véritable « tutelle » où le soldat s’appuierait sur l’administrateur, l’instituteur et le médecin. Et coucou, voici, à nos fenêtres, le petit frère du système colonial ! Entre nous, je doute beaucoup qu’on le laisse entrer !

Conclusion : l’exercice du « Bien » ne souffre ni l’abstraction, ni l’hyperbole, ni l’effusion confusionniste et planétaire. Il ne s’impose que par l’usage approprié de moyens qui tiennent compte, hic et nunc, des réalités démographiques, politiques, économiques et culturelles, bref des hommes tels qu’ils sont. On peut, et même on doit, s’y employer dans la modestie des travaux et des jours, comme le font d’ailleurs, et sans clairon, des légions d’hommes de bien. Mais, à trop aboyer à la lune, on chute dans le premier trou venu.

Claude Imbert

Références

Claude Imbert, « Les infortunes de la vertu », éditorial, Le Point, n° 1084, 26 juin-2 juillet 1993.


[1] Voir dans Le Débat (juillet-août 1993) l’article de Georges Sebbag.

[2] Le Point n° 1056 (12.12.1992), « Somalie : rengagez-vous dans la coloniale ».