Le mysticisme de la revue Philosophies

Sous le figuier de Port-Cros Lettres à Gangotena

Avec cinq livraisons, de mars 1924 à mars 1925, la revue Philosophies connaît un destin bref mais étincelant. Organe de la « jeune école philosophique », elle est dirigée par Pierre Morhange, un philosophe et poète d’origine juive. Nés entre 1900 et 1903, Norbert Guterman, Pierre Morhange, Henri Lefebvre et Georges Politzer en constituent le noyau. Trouvent grâce à leurs yeux, Proust, Bergson et surtout le poète juif Max Jacob converti au catholicisme. La revue entend œuvrer à la renaissance de la philosophie et à la naissance d’une nouvelle mystique. Pour cette jeune génération d’intellectuels, la pensée, bien plus qu’une spéculation, est une action.

Le 15 septembre 1924, paraît dans Philosophies n° 3 le premier manifeste du groupe, véritable coup d’envoi de la revue. Pierre Morhange, sous le titre « Billet de John Brown où l’on donne le la », dédicacé à Alfredo Gangotena et à Julien Green, âgés respectivement de 20 et 24 ans, brosse le portrait intellectuel et sensible de la génération qui vient. À l’aide de notations incisives et lyriques, il indique comment les nouveaux venus sont décidés à rompre avec la littérature ambiante symbolisée par Gide mais aussi avec l’école du « désordre », appelée indifféremment néo-dada ou surréaliste. Il ne cache pas que Plotin et Spinoza l’inspirent philosophiquement et Max Jacob stylistiquement. Dans ce texte de recherche et de méditation intense, surgissent des formules incandescentes conjuguant foi et raison, conscience et absolu, contemplation et action, mystique et métaphysique, possible et réel, monade et totalité. Voici un échantillon de ces éclairs et coups de tonnerre : « Mysticisme en action. » / « Retour enfin à la boue, à la vie, à la vérité. » / « Foi faisant trust. Foi prenant déjà corps. » / « Nous voulons la Philosophie parce que c’est une nécessité vitale de notre être. » / « CRITÈRE : Vraiment, on peut décrire Dieu, comme on décrit un arbre. Qui n’a pas adhéré sans heurt à cette proposition n’est pas de cette époque. » / « Voici un de nos décrets : on pense avec sa chair. » / « POUR ÊTRE EN DIEU, JE NE M’OUBLIE PAS. » / « La Métaphysique […] sera un SYSTÈME MONISTE ET RÉALISTE ABSOLU, une métaphysique de la TOTALITÉ. » Au milieu de ses démonstrations et ses incantations, Morhange interpelle ainsi le poète équatorien : « Ton bon poème Avent, Gangotena, ô Général des Enfants, est long, et c’est pourquoi je l’aime. » Ce poème, publié dans la même livraison de Philosophies, révèle aussi une étrange parenté entre Alfredo Gangotena et Blaise Pascal : « Ô Pascal, / L’esprit d’aventure et géométrie / En avalanche me saisit ; / Et ne suis-je peut-être que l’acrobate / sur les géodésiques, les méridiens. / Mais comme vous jadis, petit Blaise, / À la renverse, sous les chaises, / Je ronge les traversins. »

Henri Lefebvre est le seul à avoir publié dans Philosophies deux essais personnels rédigés dans une pure langue philosophique. Son second texte, « Positions d’attaque et de défense du nouveau mysticisme », s’accorde avec le manifeste de Morhange. D’abord, Lefebvre critique l’illusion du mystique qui croit sortir de l’humain. Ensuite, il passe au peigne fin l’idéalisme critique qui malgré son formidable pouvoir opératoire, condamne l’esprit à se replier sur lui-même. Enfin, dans le sillage du philosophe catholique Maurice Blondel, il théorise une mystique de « l’action totale ». Philosophies couvre tous les champs pratiques et théoriques : mythologie et épistémologie, mystique et métaphysique, poésie et littérature, critique et polémique, histoire et psychanalyse. Berceau d’un nouveau système métaphysique, Philosophies veut « réhabiliter Dieu » et honorer les notions de concret, d’action et de réalité. Mais la poésie est loin d’être oubliée. Morhange qui adule l’auteur du Cornet à dés, va même jusqu’à affirmer que l’art surréaliste a été « inventé par le génial Max Jacob ». Mais c’est Alfredo Gangotena, le jeune protégé de Supervielle et de Max Jacob, qui tient la vedette sur le terrain de la poésie. Si Philosophies n° 1 met en avant deux poèmes de Supervielle, tous les numéros suivants donnent la parole à la poésie sombre et fluide, tourmentée et mystique de Gangotena. L’Équatorien qui s’exprime en français pourrait certes nous rappeler Rimbaud, Claudel ou Reverdy. Mais décidément non ! C’est une voix à part qu’on entend dans son phrasé rimé et meurtri, pulsé et angoissé, cadencé et froissé.

Après diverses passes d’armes entre les jeunes philosophes et les surréalistes Aragon, Artaud, Breton et Éluard, la paix sera signée au début de l’été de 1925. Une frénésie pétitionnaire s’emparera de La Révolution surréaliste, Philosophies et la revue communisante Clarté, avec comme point culminant le tract La Révolution d’abord et toujours ! Mais l’entente entre Philosophies et La Révolution surréaliste sera de courte durée. Les mystiques Morhange et Lefebvre tenteront de se relancer en fondant la revue L’Esprit. En vain !

Si l’on se place en 1929, le bilan des revues Philosophies et L’Esprit paraît catastrophique. Le projet d’une nouvelle mystique ou d’une nouvelle école philosophique a capoté. Il ne restera à ces membres, à présent désunis, que la seule perspective du marxisme et de la révolution communiste.

Gangotena restera fidèle, quant à lui, au projet mystique et métaphysique de Philosophies, où il a pu publier « Vitrail », « Terrain vague », « Chemin », « Le Voleur », « Départ », « Le Solitaire », « Avent », « Poire d’angoisse » et le très long poème « Christophorus ». Son compagnonnage avec Max Jacob, Pierre Morhange puis Henri Michaux, fait de ce solitaire par excellence comme le témoin impartial d’une aventure et d’une bataille de l’esprit qui s’est déroulée en 1924 et 1925 entre les surréalistes et la revue Philosophies.[1]

Georges Sebbag

Notes

[1] Pour des informations complémentaires sur les relations entre Philosophies et le groupe surréaliste, voir G. Sebbag, Potence avec paratonnerre, Surréalisme et philosophie, Hermann, 2012.

Références

Publié dans [Michaux, Supervielle, Morhange, Max Jacob, Marie Lalou] Sous le figuier de Port-Cros, Lettres à Gangotena, Jean-Michel Place, 2014.