Le Gâtisme volontaire [Extrait]

Introduction

Brusquement, les mentalités ont changé. En France et un peu partout dans le monde la représentation des âges s’est transformée et s’est même entièrement retournée. Au lieu de passer sans brûler les étapes et sans revenir en arrière de la petite enfance à l’adolescence, de l’adolescence à l’âge adulte, de l’âge mûr à la vieillesse, au lieu de cultiver d’abord l’insouciance, ensuite le sérieux, enfin la sérénité en s’épargnant la sénilité, au lieu d’envisager l’existence sous forme d’un parcours initiatique ou d’une courbe ascendante puis descendante, au lieu donc de continuer à distinguer trois âges ou trois périodes inégales en valeur et en durée, tout à coup nous nous sommes convaincus que cette règle du jeu n’était pas intangible et qu’il était possible de redistribuer les cartes tout en modifiant les propriétés des trois ou des quatre âges. La carte maîtresse de l’âge adulte, qui auparavant symbolisait la responsabilité individuelle, l’activité professionnelle et le lien familial, est devenue à présent un concept douteux au regard des deux autres âges, la vieillesse et la jeunesse, qui non seulement ont gagné en puissance mais ont pris un malin plaisir à échanger leurs habits et leurs insignes, puisque selon la nouvelle configuration temporelle il s’agit surtout de blanchir la jeunesse et de verdir la vieillesse. Cette redistribution qui voit le premier, le troisième et le quatrième âge réduire à la portion congrue l’âge adulte, ce changement de rôles qui enregistre la dégringolade des adultes, le ricanement des écoliers et la rigolade des retraités, cette mêlée confuse des âges qui institue une dénégation des générations, bref tout ce dévergondage, méritent d’être appelés gâtisme volontaire.

Mais avant d’en dire davantage sur la nature du phénomène essayons de voir depuis quand s’est produit ce retournement. Trois événements peuvent éclairer notre lanterne : les grèves des cheminots de décembre 1995, la commémoration du bicentenaire de la Révolution française, les élections présidentielles de 1988 et 1995. En fait ces événements en jetant une lumière crue sur la décomposition de la société et sur l’entreprise de démolition du temps historique semblent sinon relever du gâtisme volontaire du moins en dessiner quelques linéaments. Commençons par les grèves de cheminots. Ces grèves purement corporatistes, axées en particulier sur le retraite à cinquante ans, ont non seulement reçu un soutien tacite des médias et de l’opinion publique mais n’ont absolument pas révolté les millions de banlieusards de la région parisienne qui trois semaines durant ont dû ramer pour aller travailler. À cela s’ajoute la justification idéologique avancée alors : les cheminots feraient une grève par procuration ; ils exprimeraient à haute voix ce que les travailleurs du privé, en raison du chômage, devaient taire dans leurs entreprises ; et dans ces conditions on en arrivait à penser que le peuple du secteur public ou que le peuple des fonctionnaires représentaient à merveille tout le peuple français, ou plus exactement toute la population résidant sur le territoire. Certes le tour de passe-passe qui consiste à ériger l’intérêt particulier en intérêt général ressortit de l’arsenal courant des feintes syndicales et des joutes politiques. Mais le nouveau ici est que l’État-providence ainsi que les usagers des trains de banlieue aient entériné les revendications des cheminots sans jamais en dénoncer le corporatisme.

La commémoration du bicentenaire de la Révolution française a surtout montré les limites de la religion républicaine ou laïque. Les Français jusqu’à aujourd’hui savent fêter le 14 juillet et le 11 novembre. En revanche la célébration de la Révolution en 1989, qui a culminé avec un défilé de l’Étoile à la Concorde, a achoppé sur la forme et sur le fond. Car pour la forme, rien ne devait distinguait le défilé de Jean-Paul Goude des cérémonies d’ouverture du style Jeux Olympiques ou des célébrations qu’on verra à Paris et au stade de France pour le Mondial de football de 1998 : même pompe, même médiatisation, même symbolique internationaliste ou mondialiste. Et quant au fond, la commémoration de la Révolution ne s’est pas tant voulue historique et charnelle qu’intellectuelle et morale. En 1989, on a décidé tout à la fois d’exalter la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et de saluer la génération Mitterrand, une nouvelle génération morale supposée fonder son action sur cette fameuse Déclaration. Même si on laisse de côté la récupération politique, inhérente à toute célébration, il reste qu’à l’occasion du bicentenaire on a édulcoré la Révolution de ses violences et de ses passions, de toute sa dialectique subtile et terrible, pour n’en conserver que le corps abstrait d’une déclaration. Et on s’est seulement risqué sur le terrain miné de la nature humaine et de la pédagogie. Pour résumer cette commémoration : on n’a pas fêté la Révolution française mais la Révolution, une idée vague et stérile. Et dans le même ordre d’idées, on a chanté les Droits de l’Homme en se gardant d’y inclure ceux du citoyen.

Depuis 1965, l’élection présidentielle au suffrage universel organise la vie politique de la société française. Ainsi en 1974 et en 1981 les Français ont eu à choisir entre la droite et la gauche ou plus exactement entre un président de centre droit et un président de centre gauche. Or en 1988, François Mitterrand, qui n’avait pas la stature d’un général de Gaulle, s’est fait réélire sur son seul nom, à l’issue d’une campagne expéditive, sans s’appuyer sur un programme et sans même livrer bataille. En 1995, après avoir mené une campagne de centre gauche, c’est au tour de Jacques Chirac de l’emporter grâce à une majorité de centre droit. Les élections présidentielles de 1988 et de 1995 préfigurent le lent et irrésistible dérèglement de la machine politique.

Les élections présidentielles, la célébration de la Révolution, les grèves de novembre-décembre 1995 ne sont pas des exemples anodins mais des événements majeurs ayant trait aux institutions, à la symbolique républicaine et à la vie quotidienne de tous les Français. Or sur le moment les médias et les chantres de la morale, loin d’y voir un objet de scandale, ont scandé ou porté aux nues chacun de ces événements. Et comme ces faits troublants se fondaient dans une mosaïque de faits analogues ils n’ont pas retenu l’attention de la population. D’ailleurs, pourquoi le grand nombre se serait-il troublé alors qu’il ne se formalisait pas du renversement des repères ni de l’affolement des signes et qu’il s’adonnait lui-même à de doux délires ? C’est pourquoi sachant que dans cette affaire l’acteur principal se nomme l’individu du grand nombre, il paraît indispensable d’en connaître le ressort psychologique. Il y a quelques siècles Étienne de La Boétie proposait le concept de « servitude volontaire » pour laisser entendre comment de haut en bas et de bas en haut le consentement de chacun et de tous édifiait et autorisait la tyrannie. En 1970, j’ai personnellement suggéré qu’un affect dominait la société démocratique d’alors, à savoir « le masochisme quotidien ». Comme La Boétie, je disais : « la soumission domine ». Mais j’ajoutais : « le retour du quotidien règle le plaisir masochiste. » Aujourd’hui, je pense à nouveau qu’un affect, ou plutôt une volonté, domine les individus du grand nombre, une volonté réglée sur la catégorie temporelle de la précocité ou du dévergondage des âges ; à mon sens, le gâtisme volontaire, précipité d’un désir et fermentation d’une existence, est la seule idée qui rende suffisamment compte des mutations soudaines de la mentalité collective.

Examinons un fait qui tout de même trouble le grand nombre, ou si l’on préfère qui dérange la conscience collective, une conscience collective à vrai dire problématique. Il s’agit de ce que les médias et les officiels appellent « la violence à l’école ». Nous savons que depuis longtemps le budget de l’école a supplanté celui de la défense. Les moyens mis en place sont appréciables et ils ne paraissent insuffisants qu’au gâtisme militant. Quant à la finalité de l’école, elle se réduit en réalité à ce credo : « maintenir coûte que coûte à l’école tous les petits et les grands, dès l’âge de deux ans et au moins jusqu’à vingt-deux ans. » Or toute la question est là : ce but est-il avisé ou absurde ? La réponse ne s’est pas fait attendre : tandis que l’école se transformait en « lieu de vie » pour remplir sa nouvelle fonction d’école de long séjour, des centaines de milliers d’écoliers, de collégiens, de lycéens et même d’étudiants se sont mis à tourner en rond ou à fulminer contre eux-mêmes et contre le monde. Certes on peut noter que parmi les élèves récalcitrants figurent des enfants issus de l’immigration ; mais ce facteur n’est pas déterminant, il n’est qu’aggravant. L’équivoque dans cette histoire est que l’école a beau être un lieu de vie, elle délivre aussi un minimum d’instruction et de formation. Comment un collégien instable qu’on poussera vers une filière professionnelle, comment un  lycéen aux résultats médiocres et pourtant voué à l’université, comment de tels adolescents pourront-ils aborder leur année scolaire, s’ils sont persuadés qu’ils n’en seront jamais quittes, ni à la fin de l’année, ni l’année d’après, ni les années suivantes ? Lorsque la prolongation des études ne correspond à aucune initiation ni à aucune progression mais à un piétinement, à l’attente harassante d’une échéance vaine, la temporalité propre à l’école ainsi que le déroulement de l’enfance et de l’adolescence sont chamboulés. C’est qu’un cursus minimal allant de la maternelle à la terminale, avec un supplément de deux années de formation, a été imposé et continue à l’être aux générations nées sous Giscard et Mitterrand. Et ce cursus minimal, ce service scolaire obligatoire, ne s’accomplit pas selon les normes séculaires de l’enseignement. À l’exception des bacheliers reçus avec mention et liquidant leurs études autour de vingt-quatre ans, le parcours scolaire et universitaire est le plus souvent chaotique ou erratique. D’ailleurs, les néo-étudiants ayant empilé une vingtaine d’années de scolarité ou de formation en ont-ils vraiment fini avec l’école ? Les cohortes de jeunes adultes qui n’ont pas mordu à la chose écrite ni à l’objet technique et que le collège et le lycée ont néanmoins rendu précoces sur le plan des mœurs n’ont-ils pas surtout vieilli ou blanchi à l’école ? Comment concilier le dynamisme supposé de la jeunesse avec cette étonnante déperdition d’années d’études et de formation ?

Une fois esquissé un tel tableau, une fois compris le précepte républicain : « il vaut mieux traîner sa jeunesse à l’école que dans la rue », on est plus à même d’aborder le phénomène de la « violence à l’école ». Au fur et à mesure que le scénario de l’école au long cours s’est mis en place, les établissements scolaires se sont animés et sont devenus des drôles de lieux de vie. Des lieux de vie plaisants, exactement comme dans les feuilletons télévisés où les filles interpellent les garçons à la cafétéria du campus. Des lieux de vie apparemment implantés dans des sites touristiques, puisque l’on y voit des enseignants déguisés en animateurs accueillir des troupes de vacanciers blasés. Mais aussi des lieux de vie violents, comme dans les séries glauques américaines, où face à des profs qui n’enseignent pas grand-chose les « jeunes » sont surtout livrés à eux-mêmes. Ce n’est pas la vie qui est entrée à l’école mais tout un imaginaire de pacotille. Cette mutation n’était-elle pas inévitable à partir du moment où l’école a voulu prendre en charge la génération Mitterrand ? Ayant changé de mission ne s’est-elle pas alors délestée du poids de l’instruction et même de l’éducation ? À la rentrée universitaire de 1998, Ségolène Royal, ministre de l’enseignement scolaire, a mené une campagne médiatique contre le bizutage proposant de substituer à ce rite de passage estudiantin, présenté comme traumatisant et barbare, des démonstrations de bénévolat. Sans doute pensait-elle que pour combattre le racket et les agressions physiques sévissant dans certains collèges de la République il fallait que les élèves des classes préparatoires aux grandes écoles montrent d’abord l’exemple en faisant fi de tout esprit de corps et en répudiant toute violence symbolique.

Le gâtisme volontaire, ce conformisme du grand nombre, moral et cynique, libéral et consensuel, n’a pas hésité à dynamiter tous les repères temporels et à saper les bases de la société. Nous nous proposons d’analyser ce désir ravageur, ce conformisme qui semble de mèche avec l’anticonformisme et qui est à l’œuvre dans l’hexagone depuis la réélection de François Mitterrand. Ne prépare-t-on pas sa retraite dès la maternelle ? N’est-on pas mûr avant l’âge ? Et quand sonne l’heure de la retraite n’est-on pas encore vert ? Dopé par ses études devient-on un bourreau de travail ? Les adultes se sentent-ils responsables ? Les médias sont-ils fiables ? Les politiques sont-ils heureux de jouer aux guignols ? L’État-providence est-il prévoyant ? Le passé est-il racontable et le présent est-il lisible ? Les artistes et les poètes sont-ils anachroniques ? Le sens commun est-il aboli ? L’existence est-elle portable et le temps est-il démontable ? Ce sont ces questions d’allure métaphysique mais éminemment concrètes que pose avec légèreté ou gravité, peu importe, le gâtisme volontaire. Car ce dernier, en brassant de nouveaux concepts et en innervant de nouveaux affects démonétise la plupart des problématiques sociologiques et historiques. Nous le disions, les mentalités ont radicalement changé.

Georges Sebbag

Références

« Introduction », Le Gâtisme volontaire, Sens et Tonka, 2000.