aa 349 L’air de l’eau et le feu de la terre

Couverture l’Architecture d’aujourd’hui n 349

Les collections de prestigieux musées et universités de par le monde abritent les précieux spécimens d’invertébrés en verre des Blaschka père et fils, des verriers originaires de Bohême, installés au XIXe siècle à Dresde. Mais les merveilleuses machines rationnelles du vivant  peuvent-elles être sans leurre des sources d’inspiration pour nos modernes machines à habiter ?

Jadis des monstres ou des dieux effrayants surgissaient du fond des océans. À présent, les  merveilles de la mer s’échouent et se décomposent sur les plages du littoral. Au XIXe siècle, les verriers Leopold Blaschka père et Rudolf Blaschka fils eurent l’idée, après voir fabriqué des fleurs tropicales, de vitrifier à leur tour des mollusques, des méduses et autres anémones des mers. Grâce à leur savoir-faire et des prouesses techniques, ils réussirent à extraire une créature vivante de son milieu aquatique pour la répliquer à l’identique et lui donner à l’air libre un corps de verre.

L’air de l’eau

Formées de tissus transparents d’apparence gélatineuse, ayant la forme d’une cloche, les méduses, qui flottent ou nagent dans l’eau de mer, n’ont rien à envier dans leur déplacements aux évolutions sur scène d’un corps de ballet de l’Opéra. Paul Valéry, dans un texte sur le peintre Degas, la danse et le dessin a été immédiatement sensible à la danse gracieuse et sensuelle des méduses : « la plus voluptueuse des danses possibles m’apparut sur un écran où l’on montrait de grandes Méduses ». La chair, les membranes, les tentacules des méduses épousent la masse liquide à la perfection, comme les organes les plus déliés des plus fins des danseurs se coulent dans l’espace.

Il n’est pas surprenant que Valéry – on pourrait croire qu’un jour il a lui-même contemplé un artefact de Blaschka – attribue une plasticité de verre aux méduses : « êtres d’une substance incomparable, translucide et sensible, chairs de verre follement instables, dômes de soie flottante, couronnes hyalines, longues lanières vives toutes courues d’ondes rapides, franges et fronces qu’elles plissent, déplissent. » On commence à comprendre pourquoi le corps translucide de la méduse est fascinant. Réceptacle de formes amples et continues, feuilleté abouti de franges et de fronces, il porte en lui la plus intense des physiques ondulatoires, celle où le mobile mime l’immobile.

Le feu de la terre

La tête hérissée de serpents, la Méduse, qui est l’une trois Gorgones, frappait de stupeur, pétrifiait, minéralisait, changeait en pierre ceux qui la regardaient. Leopold et Rudolf Blaschka ont mené l’opération inverse. Ils ont pétrifié la méduse. Toutefois, en la vitrifiant ils ont conservé intacts son mystère et sa fascination. Le verre est de la roche translucide. Mais pour que le roc se dilate ou s’évase en verre, il faut que le feu opère. L’art et la technique des Blaschka tendent à reproduire et à rendre visibles les formes  organiques les plus élémentaires et les plus délicates, celles du corps sans organes, pour reprendre l’expression d’Antonin Artaud. Un corps qui se déplace mais dont on ne perçoit ni les jambes, ni les pattes, ni les ailes. Un corps qui voit, mais dont l’organe visuel n’est pas apparent. Spécialisés au départ dans la fabrication d’yeux de verre, les Blaschka ont étendu leur champ d’expérience en réalisant des objets ou des corps photosensibles.

Cloche translucide, ombelle irradiante ou bulle échevelée, la méduse est sans doute le miroir des formes architecturales les plus visibles, les moins explorées et les plus discrètes. Et peut-être, pour cela même, les plus dérangeantes et les plus irritantes.

 Georges Sebbag

 Références

« L’air de l’eau et le feu de la terre », L’Architecture d’aujourd’hui, n° 349, nov.-déc. 2003. En français et traduit en anglais.