L’âge d’or des surréalistes

Luis-Bunuel-y-el-surrealismoLa ville enchantée, les masques des Îles, le merveilleux, le Point Sublime, l’amour fou, ces objets incandescents ou ces états désirables ne lèvent-ils pas le voile de quelque Arcadie ou Paradis perdu ? Ne conduisent-ils pas les surréalistes dans les confins d’un autre âge, au plus près de l’Âge d’or ? Cela est certain mais à condition de s’entendre sur le mot « âge d’or ». Quand l’âge d’or fait de l’homme un étant végétatif ou animal entre les mains de la divinité, comme cela a pu se produire sous le règne de Cronos[1], l’âge d’or en question paraîtra hors de propos à ceux qui ont enregistré la mort de dieu ou se livrent à des spéculations pataphysiques sur sa personne. Quand l’âge d’or réactive l’hypothèse rousseauiste de l’état de nature ou le mythe du bon sauvage, soit les surréalistes en retiennent la communion romantique avec la nature sans jamais en écarter la discordance sublime, soit ils voient dans l’innocence du sauvage un argument contre le dogme du péché originel. Toutefois, sachant que l’âge d’or témoigne d’une époque, d’un temps, d’une durée hautement désirable, cela touche directement le surréalisme qui se donne tout entier au désir mais n’entend pas s’enfermer dans une figure stéréotypée de l’harmonie. Car le désir invente, stimulé par l’imagination, et ses inventions sont permanentes et renversantes.

Souvent dans le surréalisme les mots ou les expressions ont une résonance concrète. En mai 1935, André Breton et Jacqueline Breton, « la toute-puissante ordonnatrice de la nuit du tournesol », voyagent aux Canaries. Interfèrent alors deux âges d’or. D’un côté, l’âge d’or cosmique d’une Nature luxuriante et sublime, celui qu’appelle irrésistiblement ou rappelle la somptueuse visite de l’île volcanique de Tenerife comprenant une halte dans le jardin botanique de la Orotava et une montée vers le pic du Teide. D’un autre côté, le film de Buñuel L’Âge d’or, dont la projection publique annoncée ne pourra s’effectuer, suite à une interdiction. Ces deux âges d’or se superposent-ils, se confondent-ils ou s’ignorent-ils ? Pour Breton, il ne fait pas de doute que l’âge d’or cosmique ne fait que corroborer l’amour fou de l’âge d’or filmique. Il le confesse spontanément dans la cinquième partie de L’Amour fou : « L’âge d’or, pour moi ces mots qui m’ont traversé l’esprit comme je commençais à m’abandonner aux ombres enivrantes de la Orotava, restent associés à quelques images inoubliables du film de Buñuel et Dalí paru naguère sous ce titre et que, précisément, Benjamin Péret et moi aurions fait connaître en mai 1935 au public des Canaries si la censure espagnole n’avait tenu à se montrer plus intolérante que la française. » Électrisé par l’amour unique, grisé par son amour fou pour Jacqueline, André Breton revit l’âge d’or cosmique dans le « paysage passionné » de l’île de Tenerife. La passion d’André Breton et de Jacqueline Lamba n’a d’égale que la transe de Gaston Modot et Lya Lys dans L’Âge d’or : « Ce film demeure, à ce jour, la seule entreprise d’exaltation de l’amour total tel que je l’envisage[2] et les violentes réactions auxquelles ses représentations de Paris ont donné lieu n’ont pu que fortifier en moi la conscience de son incomparable valeur. L’amour, en tout ce qu’il peut avoir pour deux êtres d’absolument limité à eux, d’isolant du reste du monde, ne s’est jamais manifesté d’une manière aussi libre, avec tant de tranquille audace. La stupidité, l’hypocrisie, la routine, ne pourront faire qu’une telle œuvre n’ait vu le jour, que sur l’écran un homme et une femme n’aient infligé au monde tout entier dressé contre eux le spectacle d’un amour exemplaire. Dans un tel amour existe bien en puissance un véritable âge d’or en rupture complète avec l’âge de boue que traverse l’Europe et d’une richesse inépuisable en possibilités futures. » La rencontre de la nature flamboyante des Canaries et du désir surréaliste rendu palpable par le film de Buñuel et devenu tangible pour André et Jacqueline depuis la nuit du tournesol, cette rencontre qui s’effectue en mai 1935 ravive et actualise la notion d’âge d’or. Arraché à un passé immémorial l’âge d’or ne revient pas tel qu’en lui-même mais survient. Il surgit à l’appel d’un désir pressant et présent. On l’attend pour aujourd’hui ou demain. En clair l’âge d’or des surréalistes s’appelle utopie.

J’ai analysé à deux reprises la cinquième partie de L’Amour fou, autrement dit « Le Château étoilé »[3] . Ayant remarqué la répétition du mot « mille » tout au long des pages canariennes, j’ai essayé de montrer que l’aperception par Breton de mille rosaces enchevêtrées, de mille rayons de lumière, de mille impondérables Virginies, de mille liens invisibles ou intranchables, de mille Ondine, de mille sorties de bain, de mille angles de l’inconnu, de mille yeux d’enfants, de mille gueules d’hermines, était comparable à la plongée dans le cône de la mémoire préconisée par Bergson dans Matière et mémoire. En admettant la parenté des corps et des images, en relevant au cours de l’ascension inachevée d’un pic les étagements de la pensée et les paliers de la poésie, Breton explore à sa façon les mille et mille coupes du cône bergsonien.

« À flanc d’abîme, construit en pierre philosophale, s’ouvre le château étoilé », de la formule finale du voyage aux Canaries, j’ai proposé une interprétation mêlant un sentiment, un souvenir et une durée. Première opération : sur les hauteurs du Teide, c’est « à flanc d’abîme » que s’éprouve le sentiment sublime de la nature. Deuxième métamorphose : le Château de Prague venant se greffer sur le Teide, l’amoureux fou est traversé par une illumination ou un souvenir pur. Troisième accomplissement : pour que « s’ouvre le château étoilé », pour qu’une durée s’éveille, il faut pénétrer, comme pendant l’enfance, sous un chapiteau étoilé, sous une immense toile pailletée « de bleu et d’or ». Ces trois points de vue sont inséparables. Le point de vue contemplatif, celui de la sensibilité éprouvant la puissance de la nature. Le point de vue architectonique, celui de la raison ou de la mémoire dessinant, déplaçant des formes. Le point de vue le plus agissant, celui du désir et du hasard provoquant de concert une durée.

Quand ils prennent l’âge d’or dans son sens traditionnel, les surréalistes n’hésitent pas à se déchaîner contre le christianisme, qui n’entrevoit l’innocence qu’à travers le récit de la souillure sexuelle et de la rédemption. C’est pourquoi Breton, durant l’épisode canarien, mêle inextricablement à une nature sublime un amour sublime, sans que l’on sache, et sans qu’il sache lui-même, lequel des deux ordres l’emporte sur l’autre ou plutôt lequel des deux désordres emportera l’autre. À cette occasion, il s’appuie sur des anecdotes, des contes ou des mythes, il cite Lewis Carroll, Raymond Roussel, Rimbaud, Shakespeare, Lautréamont, Baudelaire, l’imaginaire et la littérature n’étant pas de trop dans cette affaire grandiose. D’un mot, d’un seul coup d’aile, on peut joindre un autre temps, aborder un nouveau monde. D’ailleurs, la faune, la flore et l’âme humaine, tout se conjugue à travers la présence du « plus grand dragonnier du monde », l’arbre millénaire qui « plonge ses racines dans la préhistoire » et qui monte la garde, « faussement endormi », protégeant ainsi la vallée de la Orotava. Le sublime naturel éclate dans l’infinie diversité des espèces et des individualités. L’âge d’or cosmique culmine dans mille et mille natures aux affinités certaines et dont la pan-sexualité peut broder ou tisser l’universelle harmonie. Le 7 février 1937, André Breton rêvera d’Oscar Dominguez, natif de Tenerife, peignant sur une toile un quadrillage d’arbres-lions fellateurs s’embrasant en une aurore boréale.

Mais comme l’âge d’or proprement humain qui fait pendant à la nature sublime est fruit de la liberté, enfant du désir, étincelle du hasard, il n’appartient donc pas au seul ordre cosmique, fût-il débridé. L’unité est son principe. L’amour électif et unique n’ayant aux yeux de Breton rien de monotone : « Aucune autre femme n’aura jamais accès dans cette pièce où tu es mille, le temps de décomposer tous les gestes que je t’ai vue faire. […] L’amour réciproque, tel que je l’envisage, est un dispositif de miroirs, qui me renvoient, sous les mille angles que peut prendre pour moi l’inconnu, l’image fidèle de celle que j’aime, toujours plus surprenante de divination de mon propre désir et plus dorée de vie. » Mais à ce compte « l’imagination sublime » de Sade ne ruine-t-elle pas la conception surréaliste de l’amour fou et unique ? Breton qui en est conscient affronte le dilemme en évoquant longuement l’identification et l’invocation à l’Etna qui figure dans La Nouvelle Justine. D’un côté, il montre que Sade, hostile à Rousseau et à la Nature, veut criminaliser l’homme bon ou innocent et tyranniser la nature. D’un autre côté, s’identifiant comme Sade à un volcan, il adresse au Teide une prière lyrique et bouleversante, pour s’unir à lui au risque de s’y perdre (« Teide admirable, prends ma vie ! »), mais persuadé aussi que le secret de son amour unique gît au cœur du volcan (« tu te confonds avec mon amour, cet amour et toi vous êtes faits à perte de vue pour vous égriser. »)[4]

L’invocation éperdue au Teide qui a des accents sadiens possède aussi un trait buñuelien. En effet, la pensée sadienne d’un cosmos infernal, sous des dehors d’exubérance vitale, et d’une nature humaine violente et maléfique, sous une apparence de sainteté, ce contrepoint sadien n’a-t-il pas servi à Buñuel surtout lors de la fin scandaleuse de L’Âge d’or où « le comte de Blangis est évidemment Jésus-Christ » ? De même Breton, dans l’élaboration à Tenerife de son film L’Âge d’or, où il incarne le rôle de Gaston Modot, sait que par « un très inexplicable hasard », car ainsi le veut le scénario buñuelien, il pourrait être séparé à jamais de sa Lya Lys à lui. Dès lors les considérations sadiennes ne sont pas de trop et elles résonnent avec force dans les ultimes pages du voyage canarien. Rappelons que déjà en 1930 Breton soulignait l’intrication des pulsions érotiques et destructrices dans son texte de présentation de L’Âge d’or intitulé « L’instinct sexuel et l’instinct de mort », un texte dont l’inspiration freudienne est criante.

Cependant le Buñuel de L’Âge d’or, le compagnon de Dalí et des surréalistes, est-il encore dans la même disposition d’esprit au moment où Breton rédige « Le Château étoilé » ? Breton en doute, puisqu’il exprime son indignation à propos du changement de titre du film : « j’éprouve une grande mélancolie à penser que Buñuel  est revenu ultérieurement sur ce titre, que, sur les instances de quelques révolutionnaires de pacotille obstinés à tout soumettre à leurs fins de propagande immédiate, il a consenti à ce que passât dans les salles ouvrières une version expurgée de L’Âge d’or qu’on lui avait suggéré, pour être tout à fait en règle, d’intituler : “Dans les eaux glacées du calcul égoïste”. Je n’aurai pas la cruauté d’insister sur ce qu’il peut y avoir de puérilement rassurant pour certains dans l’étiquetage, au moyen d’un membre de phrase de Marx tiré des premières pages du Manifeste, d’une production aussi peu réductible que L’Âge d’or à l’échelle des revendications actuelles de l’homme. Par contre, je m’élève de toutes mes forces contre l’équivoque introduite par ce titre, équivoque qui dut échapper à Buñuel mais dans laquelle les pires contempteurs de sa pensée et de la mienne trouvaient, bien sûr, tout apaisement. “Dans les eaux glacées du calcul égoïste” : il était évidemment trop facile de faire entendre par là — au mépris du contexte de Marx mais n’importe — que c’est l’amour qui tend à nous enfoncer dans ces eaux ; qu’il faut, n’est-ce pas, tout particulièrement en finir avec cette sorte d’amour, défi éclatant au cynisme de plus en plus général, injure inexpiable à l’impuissance physique et morale d’aujourd’hui. Eh bien non ! Jamais, sous aucun prétexte, je n’en passerai par cette manière de voir. » Dans cette longue sortie contre le Buñuel de 1936, Breton, plutôt accommodant au départ, puis ironique et sarcastique, laisse finalement éclater sa fureur : « Coûte que coûte je maintiendrai que “dans les eaux glacées du calcul égoïste” c’est peut-être partout, sauf où cet amour est. Tant pis si cela doit désobliger les rieurs et les chiens. » Et en une formule poétique et quasi philosophique il accorde une valeur exemplaire à l’amant de L’Âge d’or et bien entendu à l’amant fou de Tenerife : « La recréation, la recoloration perpétuelle du monde dans un seul être, telles qu’elles s’accomplissent dans l’amour, éclairent en avant de mille rayons la marche de la terre. »

Lors de son voyage aux Canaries, Breton se réapproprie le film surréaliste L’Âge d’or, regrettant que son principal auteur ait cédé au compromis d’une version expurgée. Précisons certains faits. Il est certain que le 23 septembre 1932 la Censure a refusé d’accorder son visa à Dans les eaux glacées du calcul égoïste[5]. Par la suite, la version expurgée de L’Âge d’or a-t-elle connu une diffusion clandestine ? Cela paraît peu probable. Si Breton s’acharne a porter le débat sur la place publique c’est que pour lui L’Âge d’or demeure une œuvre surréaliste et qu’un fossé sépare l’utopie de la révolution politique, le surréalisme du communisme. Comme on sait, Buñuel s’est rangé du côté d’Aragon et a pris le parti des communistes. La notice réservée à Buñuel dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme rédigé par Breton et Éluard en 1938 est on ne peut plus clair : « Buñuel (Luis) — Cinéaste. Son activité surréaliste se situe de 1928 à 1932. » Notons même qu’une photo de L’Âge d’or, celle des archevêques dans les rochers, ouvre le cahier d’illustrations servant de complément au dictionnaire. Or la photo est ainsi légendée : « L’Âge d’or, film surréaliste de S.[alvador] D.[alí] et Luis Buñuel (1930). » Non seulement Dalí et Buñuel sont mis à égalité, mais contre toutes les conventions alphabétiques Dalí précède Buñuel.

Cependant il ne faudrait pas prendre pour argent comptant le différend Breton-Buñuel, tel qu’il est exposé dans « Le Château étoilé ». En effet, n’y a-t-il pas comme une utopie insulaire dans l’adaptation de Robinson Crusoé par Buñuel ? Dans ce film de 1952 où les couleurs palpitent, irradient au gré des éléments naturels et des espèces vivantes, Robinson affronte le temps qui passe dans un état de passion ou de frénésie qui ne s’interrompt pour ainsi dire jamais, ni dans ses occupations, ni au cours des jours et des ans. L’intensité du désir de Robinson n’a d’égale que l’aimantation du désir dans L’Âge d’or ou dans L’Amour fou. Et à certains égards, l’utopie insulaire de Robinson, plus cosmique que sociale, ressemble aux tableaux réels ou imaginaires des Canaries dépeints par Breton.

Au point où nous en sommes, nous ne pouvons faire l’économie des notions de  mythe et de durée dans le surréalisme. En ce qui concerne la notion de mythe, elle a été justement mise en scène par André Breton, en 1942, en pleine guerre mondiale, à New York, dans le catalogue de l’exposition First Papers of Surrealism. Sous le titre général De la survivance de certains mythes et de quelques autres mythes en croissance ou en formation, Breton passait en revue quinze mythes, à raison d’un mythe par page. En règle générale il les évoquait à l’aide d’une citation et de deux illustrations légendées. Voyons dans l’ordre la liste de ces quinze mythes : L’Âge d’or, Orphée, Le Péché originel, Icare, La Pierre philosophale, le Graal, L’Homme artificiel, La Communication interplanétaire, Le Messie, La Mise à mort du roi, L’Âme sœur (L’Androgyne), La Science triomphante, Le Mythe de Rimbaud, Le Surhomme, Les Grands Transparents. On remarque que l’Âge d’or ouvre le bal et que les mythes modernes le disputent aux mythes anciens. C’est là un bel échantillon de mythes, avec tout un jeu de correspondances.

La page de L’Âge d’or mêle Lautréamont, Jérôme Bosch et Luis Buñuel. Attribuée à Lautréamont, la citation « Dès que l’aurore a paru, les [jeunes] filles vont cueillir des roses », est empruntée à Poésies II. Bosch est sollicité pour un détail du fameux tryptique, Le Jardin  des délices, détail légendé « La Fontaine de Vie ». En ce qui concerne L’Âge d’or, on voit Lya Lys sur un canapé, dans une position alanguie, en proie semble-t-il à des émois érotiques. La photo est légendée : « Parfois, le dimanche… », exactement comme en juillet  1930, lors de sa première publication dans Le Surréalisme au service de la révolution. Le thème floral court dans la citation de Lautréamont, le détail de Bosch, et dans l’image de L’Âge d’or avec le gilet de Lya Lys, le vase fleuri posé sur une sellette, le velours de Gênes du canapé, les coussins. De plus au jaillissement floral de la Fontaine de vie répond sur le plan formel l’élévation sur la sellette du vase fleuri, tandis que sur un plan charnel et symbolique, les jeunes filles, dès l’aurore, Lya Lys, le dimanche, s’en vont cueillir des roses.

En août 1949, au début de la préface à La Nuit du Rose-Hôtel  de Maurice Fourré, Breton attirera l’attention sur une strophe de Poésies, qui « tranche au possible sur l’ensemble qui demeure extrêmement tendu ». Selon lui, dans cette strophe unique en son genre, « l’apaisement est complet, l’“embellie” totale ». Voyons les lignes qui ravissent Breton : « Dès que l’aurore a paru, les jeunes filles vont cueillir des roses. Un courant d’innocence parcourt les vallons, les capitales, secourt l’intelligence des poètes les plus enthousiastes, laisse tomber des protections pour les berceaux, des couronnes pour la jeunesse, des croyances à l’immortalité pour les vieillards. » Nous retrouvons la citation de 1942, dont on comprend qu’elle est l’amorce d’un survol rapide du Paradis terrestre, qu’elle est un éclat de l’Âge d’or. Breton en est persuadé : « […] soudain une baie s’est ouverte, livrant une échappée sur l’Éden, quitte aussi vite à se refermer. »

Pour avoir une idée de l’Éden surréaliste, il faudrait aussi comprendre que le déjà vu du Jardin gobe-avions de Max Ernst hante le jamais vu des hauteurs arides du Teide, « cette floraison unique qu’on est tenté de prendre pour le bouillonnement radieux de la destruction ». Et que la coïncidence entre le jamais vu et le déjà vu lors de l’ascension du Teide pourrait être réactivée par le tryptique du Jardin des délices. Et qu’à ce stade les visions de Bosch pourraient être associées avantageusement aux paroles des poètes et des utopistes, comme le suggèrent Breton et Legrand dans L’Art magique : « Le Jardin des délices apparaît comme un “mariage du Ciel et de l’Enfer”, auquel ne manque même pas la polygamie chère à William Blake. […] Mais à y regarder de plus près, cette image quasi fouriériste du cosmos est animée d’une vie prodigieuse, qui empiète sur les jeux de l’homme. […] Et pour traduire cette vie, Bosch donne à ses touches les plus larges un papillotement de nacre et d’émail qui transforme chacune d’elles en un être androgyne et quasi minéral. […] (il n’y a pas un geste de cruauté ou de misère dans Le Jardin, dont l’atmosphère fait penser au “courant d’innocence” qui traverse les strophes les plus énigmatiques de Lautréamont dans Poésies) »

Disons brièvement que L’Âge d’or n’est pas sans lien avec quelques autres mythes. D’abord avec La Pierre philosophale (pierre d’angle de la cité utopique ?), pour laquelle Breton recourt exceptionnellement à une autocitation : « À flanc d’abîme, construit en pierre philosophale, s’ouvre le Château étoilé. » Ensuite avec Orphée, chez qui s’éprouve la naissance du sentiment. Puis avec L’Androgyne, figure heureuse et torturée du couple accompli. Enfin, avec le nouveau mythe des Grands Transparents, où le surréalisme, jouant là son va-tout, ne peut pas ne pas ressortir la carte de l’Âge d’or, au cours de la partie périlleuse qui s’annonce.

Les mythes surgissent et disparaissent, à l’image des désirs. Qu’en est-il de l’âge d’or ? L’âge d’or est un vieux mythe que réveille la Nature sublime ou que renouvelle l’utopie insulaire. Pour les surréalistes, l’âge d’or n’est qu’un simple motif, une teinture, un ornement dans leurs projections imaginatives ou utopiques. Tournant le dos au modèle révolutionnaire ou communiste, ils n’ont foi qu’en l’invention de l’écriture, la magie de la rencontre, l’épreuve de la liberté. La poésie, l’amour, la liberté étant appelées moins par la réminiscence d’Orphée, de l’Âme sœur ou d’Icare, que par la métamorphose et la réinterprétation de ces anciennes puissances. L’utopie surréaliste table sur sa propre indétermination.

N’est-il pas singulier que le film L’Âge d’or, soutenu dans un esprit de scandale par les surréalistes, une première fois dans leur revue, une seconde fois, en l’absence de Buñuel retenu à Hollywood, dans le Programme-Manifeste du Studio 28, une troisième fois, dans le tract-questionnaire « L’affaire de L’Âge d’or », n’est-il pas singulier que ce film surréaliste ait provoqué un énorme scandale et qu’il ait marqué en profondeur le groupe surréaliste ? N’est-il pas significatif que L’Âge d’or, objet d’interdit pendant des décennies, soit devenu un film mythique ? À la question de savoir s’il existe des films surréalistes, on répond à juste titre qu’il en existe quelques-uns et que le premier d’entre eux s’appelle L’Âge d’or. Un film n’est surréaliste que s’il détient la force émotionnelle et commotionnelle d’un mythe.

Tout film, hollywoodien ou non, ne propose-t-il pas au public universel une plongée dans l’imaginaire ? Ne rivalise-t-il pas avec le mythe ? N’est-il pas dans la nature du film surréaliste, sachant que les films mythifient et que la principale fabrique de mythes modernes passe par le cinéma, de surenchérir et sur le cinéma et sur le mythe ? Cela n’explique-t-il pas la rareté des films surréalistes ? Autre question : quelle voix surréaliste a pu dicter à Buñuel le titre du film L’Âge d’or ?

Le mythe, fabuleux et cyclique, s’oppose à l’histoire, réelle et linéaire. Or le propre du cinéma et du surréalisme est de concilier le réel et l’imaginaire. Dans les deux cas, la méthode suivie suppose une éclosion de durées : montage et concassage des durées filmiques, aimantation des durées surréalistes. En mars 1922, sous le titre « L’esprit nouveau » paraît dans Littérature le premier procès-verbal de hasard objectif. En janvier 1925, dans l’Introduction au discours sur le peu de réalité André Breton se déclare partisan du temps « sans fil ». Il s’identifie à un chercheur d’or : « je cherche l’or du temps ». Car le surréalisme développe une philosophie de l’image, une utopie de la rencontre, une métaphysique du temps.

Les séquences de L’Âge d’or s’ajustent au gré du temps sans fil : fondation de Rome (« an de grâce 1930 »), effondrement d’édifices (« Parfois le dimanche… »), abords du château de Selligny (aube de l’ère chrétienne). De même, le cinéaste d’Un Chien andalou confectionne des durées en déstructurant le temps : « Il était une fois… », « Huit ans après », « Vers trois heures du matin », « Il y a seize ans », « Avec le printemps ». Au cours de la projection d’un film, lors d’une déambulation urbaine, ou sur les hauteurs du Point Sublime, c’est l’or du temps qui reste à l’ordre du jour.

L’or du temps surréaliste émaille la vie quotidienne. Et il n’a rien de lénifiant. Dans le calendrier de L’Amour fou  cinq jours se détachent : le mardi 10 avril 1934 (scène de l’Ondine), le mardi 29 mai (nuit du tournesol), le lundi 23 juillet (affiche « Legs de Reverdy »), le mardi 14 août (mariage), le lundi 20 juillet 1936 (discorde du Fort-Bloqué). Les trois mardis sont fastes, les deux lundis dramatiques. Autre exemple de tension temporelle : André Breton est tiraillé entre deux jours de naissance, entre un mercredi des cendres (19 février 1896) et un mardi gras (18 février 1896). Dans « Chanson pour mourir d’amour au temps de carnaval »[6], le refrain « Mardi Mercredi / Mon cœur s’y perdit » exprime assez bien le sentiment mêlé du double jour de naissance. De plus, si on se souvient que l’humour noir et l’écriture automatique sont le contrecoup de la mort de Jacques Vaché et du message automatique  « Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre », on voit que la recherche surréaliste de l’or du temps ne se satisfera ni d’une imagerie pieuse de l’âge d’or ni du plus bel album libertin.

En mai 1912, dans une revue de collégiens intitulée Vers l’Idéal, André Breton publie ses deux premiers poèmes, « Le Rêve » et « Éden… ». Qu’est-ce que l’âge d’or pour les surréalistes ? Voici la réponse du premier (et dernier) quatrain d’« Éden » :

Ce serait un jardin d’amour
            Où le jour
Point, dans l’aube couleur d’opale
            Ou plus pâle…

L’âge d’or des surréalistes, c’est tout à la fois :
— « Où le jour / Point » (« Éden », avril 1912)
— « Aube, adieu ! Je sors du bois hanté » (« Âge », 19 février 1916)
— « je cherche l’or du temps » (Introduction au discours sur le peu de réalité, janvier 1925)
L’Âge d’or (1930)
— « L’imaginaire est ce qui tend à devenir réel » (« Il y aura une fois », 1930)
— « Quand j’avais “l’âge du cinéma” (il faut bien reconnaître que dans la vie cet âge existe — et qu’il passe) […] » (« Comme dans un bois », 1951).

 Georges Sebbag

Notes

[1] Voir par exemple le mythe du Politique chez Platon.

[2] « Non plus la seule, mais une des deux seules depuis que m’a été révélé cet autre film prodigieux, triomphe de la pensée surréaliste, qu’est Peter Ibbetson. » [note d’André Breton]. Précisons que Peter Ibbetson a été réalisé en 1935 par Henry Hathaway.

[3] Voir d’une part le chapitre « Mille et mille fois » du Point Sublime (Jean-Michel Place, 1997) et d’autre part « Le chapiteau étoilé », conférence donnée à Santa Cruz de Tenerife en mai 1997, publiée dans Mélusine n° 18 (L’Âge d’homme, 1998) et traduite dans le catalogue Internacional contructivista frente a internacional surrealista (éd. Maisa Navarro Segura, Cabildo de Tenerife, 1999).

[4] Le sublime naturel touche aussi André Masson et Georges Bataille. En 1934, vers le 28 novembre, André et Rose Masson vivent une nuit agitée sur les hauteurs de Montserrat. En mai 1935, tandis que le couple Breton entreprend l’ascension du Teide, Masson et Bataille gagnent les hauteurs de Montserrat. Durant l’été 1937, Georges Bataille et Colette Peignot entreprennent une ascension nocturne et dramatique de l’Etna. Ces trois événements sont mis en relation dans mon article « Breton, Bataille y la guerra de España » in El Surrealismo y la guerra civil española, Museo de Teruel, 1998 (commissaire de l’exposition, Emmanuel Guigon).

[5] Voir la lettre du 24 septembre 1932 de Buñuel à Charles de Noailles dans L’Âge d’or, correspondance Luis Buñuel-Charles de Noailles (Les Cahiers du Musée national d’art moderne, hors-série, 1993, introd. Jean-Michel Bouhours). Voir aussi Dominique Rabourdin, « Souvenirs de L’Âge d’or », Positif n°392, octobre 1993.

[6] Aragon, Le Mouvement perpétuel, 1926.

 

Références

— « L’âge d’or des surréalistes », inédit en français, traduit en espagnol in Luis Buñuel y el surrealismo, sous la direction d’Emmanuel Guigon, collection La Edad de Oro, Museo de Teruel, 2000.