« La vie est unique » crie Pierre à Alfredo

Poète et mystique, Pierre Morhange est un personnage qui ne cesse de vibrionner. Alors qu’il achève ses études de philosophie, ainsi que Guterman et Lefebvre (dont les noms s’inscrivent dans les lettres qu’on va lire), il décide de créer Philosophies, une revue qui devrait assurer la jonction entre la philosophie et la poésie. Il se place résolument sous la houlette de Max Jacob pour mieux rivaliser avec Aragon, Breton et leurs amis. Il ira jusqu’à prétendre que l’art surréaliste, qui serait fait d’élans brisés et de sauts de côté, a été inventé par le « génial Max Jacob ». Jules Supervielle, autre connaissance de Max Jacob, est un précieux renfort. Les deux sont au sommaire du premier numéro. Pour les numéros suivants, Gangotena prendra la relève de son aîné Supervielle.

Le 15 mai 1924, Morhange organise une réunion publique, rue Champollion, pour présenter sa revue. Jean Cocteau aurait dû la présider. Il n’en sera rien. Dans Aux Écoutes du 24 mai, sous le titre « Une conférence mouvementée », Claude Cahun relate la séance. Morhange affirme, entre autres, que le dada-surréalisme est « mort sitôt que né » et que sa revue incarne le nouveau mouvement littéraire et philosophique. Supervielle donne lecture de ses poèmes. Puis on lit « Une minute de silence » de Soupault, qui est absent. Les surréalistes présents s’en indignent, sous prétexte que Soupault est des leurs. Ils chahuteront en réclamant le président Cocteau qui semble s’être dérobé : « Voir Cocteau et mourir ! » Ainsi s’achève la réunion à laquelle Gangotena a dû assister.

Morhange, intuitif et entreprenant, a vite conscience que l’Équatorien, qui a juste vingt ans, est un poète hors du commun. Il songe dès décembre 1924 à un recueil de Gangotena dans la collection « Une œuvre, un portrait » chez Gallimard. Ce sera chose faite, mais quatre ans plus tard, à la suite des recommandations de Supervielle. Cependant, Morhange peut se targuer d’avoir fait connaître Gangotena en le publiant à quatre reprises du 15 mai 1924 à mars 1925, même si la revue Intentions de Pierre André-May avait ouvert la voie en décembre 1923.

Dans sa carte postale du 3 janvier 1925, Morhange déclare avoir été « suffoqué » en lisant « Christophorus ou le Voyage des Éléments », un « poème splendide » qu’il désigne là sous son titre initial complet.

Le 7 novembre 1926, alors qu’il est en passe d’accomplir son service militaire, Morhange livre à son ami le fond de sa pensée. Il le met en garde contre le désespoir qui l’habite et l’attrait qu’exerce sur lui la beauté de la mort. Il en appelle au prophète Jérémie et avance cette sentence : « La vie est unique ». Il est à noter que dans la collection de « philosophie et de mystique » dirigée par Morhange chez Rieder où paraîtront seulement trois livres, l’annonce de La Vie unique de Norbert Guterman ne sera pas honorée. En revanche, Pierre Morhange publiera en 1933 chez Gallimard son premier recueil poétique sous le titre La Vie est unique.

Nés respectivement en 1901 et 1904, Morhange et Gangotena,  le juif pétri de mystique et le catholique ouvert à la métaphysique, affrontent un destin similaire. De 1924 à 1927, durant la période couverte par leur correspondance, ils semblent en pleine possession de leurs moyens et parviennent à susciter un réel écho dans le milieu littéraire. Puis viendra, pour tous les deux, une longue période d’occultation.

Ici et là, et de façon allusive, les lettres de Morhange à Gangotena suggèrent certains moments de grâce que l’un et l’autre ont pu traverser.

Il est aussi un fait que celui dont Gangotena a conservé la correspondance la plus abondante s’appelle Pierre Morhange.

 Georges Sebbag

Références

Publié  dans [Michaux, Supervielle, Morhange, Max Jacob, Marie Lalou] Sous le figuier de Port-Cros, Lettres à Gangotena, Jean-Michel Place, 2014.