aa 343 La trompette du classique et…

Couverture l’Architecture d’aujourd’hui n 343

Le mot classique, d’origine latine, rappelle un fait social et un signal sonore. Il évoque à la fois la division du peuple romain en six classes (la dernière, celle des prolétaires, étant exemptée de l’impôt) et la sonnerie des trompettes annonçant ou mettant en branle les assemblées romaines. Mais l’idée de classique qui a prévalu s’est focalisée sur la première classe. Elle a fini par désigner uniquement ce qui avait trait au premier rang, ce qui  relevait de l’excellence ou même de la perfection. Dès lors le classique représente une cime, un phare, un modèle premier digne d’être apprécié et loué mais aussi d’être étudié et imité. Un modèle exemplaire appelant des redécouvertes, des renaissances et de multiples surgeons.

Il y a dans l’idée de canonique, employée au Moyen Âge, un équivalent du classique. C’est dire que le classique repose sur des règles ou des normes que l’artiste, l’architecte, l’écrivain ou même l’usager de la langue se feront un devoir de formuler et d’appliquer. En empruntant la voie classique, on suivrait le chemin de l’universel, de l’universalisable, la voie royale de la raison. Prenons Sainte-Beuve, un des premiers, en 1850, à s’interroger sur le classique. Pour lui, un classique « c’est un auteur qui a enrichi l’esprit humain […] qui a ressaisi quelque passion  éternelle dans ce cœur où tout semblait connu et exploré […] qui a parlé à tous dans un style à lui et qui se trouve aussi celui de tout le monde, dans un style […] nouveau et antique, aisément contemporain de tous les âges. » L’écrivain classique, inventeur d’une forme pérenne, forcerait l’admiration et traverserait les siècles.

Mais premier paradoxe : les grands modèles classiques (artistes grecs et romains, écrivains français du XVIIe siècle) ne se déclarent pas classiques sur-le-champ, ils sont nommés ainsi après coup. Deuxième paradoxe : le classique n’est pas un concept pur isolé, il est tempéré ou dialectisé par une idée opposée (le classique et le baroque, le romantisme contre le classicisme). Troisième paradoxe : la dimension classique est soutenue ou entretenue par l’institution scolaire et les instances académiques.

Loin d’être une copie stérile d’un modèle ancien, le classique apparaît comme une élaboration historique où le présent est confronté aux monuments durables du passé. Il y a dans l’esprit classique un souci de classification, de clarification et d’invention prenant à témoin la postérité.

… les sirènes du moderne

Pour être moderne, il faut remplir deux conditions. Une condition négative : rompre avec le passé. Une condition positive : inventer le présent de toutes pièces. D’abord, il faut soulever le joug du passé, se débarrasser des modèles traditionnels, se détacher de la communauté holiste. Ensuite, l’individu moderne, prenant conscience de soi et du devenir historique est supposé innover, inventer ou créer, ou tout au moins écouter les sirènes du changement. En parodiant la définition de la durée selon Bergson, on pourrait dire que la modernité est une  « création continue d’une prévisible nouveauté ».

Le renouvellement incessant du présent est programmé, le désir de changement est obligé. Le présent sous tension est soumis à une surenchère quotidienne. Trois exemples devenus banals : l’actualité, les news font sensation sur le moment et sont vite oubliés ; les produits mis sur le marché sont aussitôt obsolètes ; les modes, ces engouements du grand nombre n’excluant pas des variations individuelles, sont des formes ritualisées, avec parfois, comme dans la mode retro, un clin d’œil au passé. En somme, la modernité établirait un livre des records, réédités et augmentés chaque année.

Le moderne a-t-il surgi à la Renaissance ? en 1789 ? lors de la révolution industrielle ? ou au XXe siècle avec la cascade des « ismes » et des avant-gardes ? Quelle que soit sa date de naissance, la modernité ne peut plus se cantonner dans une critique de la tradition et se fantasmer comme un phénix renaissant tous les jours de ces cendres, elle doit se regarder dans la glace et admettre sa propre longévité. Car tel est le paradoxe : les anciens temps ont disparu et les temps nouveaux durent.

Alors que le moderne semble avoir conscience de la datation et de l’histoire, il perd de plus en plus la mémoire. Car il lui faut une immense faculté d’oubli, pour créer aujourd’hui ou demain ce qu’il a déjà inventé hier.

Georges Sebbag

 

« La trompette du classique et les sirènes du moderne », L’Architecture d’aujourd’hui, n° 343, nov.-déc. 2002. En français et traduit en anglais.

La trompette du classique et…
La trompette du classique et…