aa 331 La longue carrière des images

couverture l'Architecture d'aujourd'hui

Au cours d’un banquet où il déclamait des vers, le poète lyrique grec Simonide de Céos fut appelé à l’extérieur. À peine sorti, le toit de la salle s’effondra sur tous les convives. Le poète identifia les cadavres méconnaissables en se remémorant leur emplacement. Ainsi naquit l’art de la mémoire.

Ayant rejeté les causes matérielle, formelle et finale, la science moderne n’a retenu des quatre causes d’Aristote que la cause efficiente. Toutefois elle ne s’est pas vraiment débarrassée de la cause matérielle puisqu’elle a fait de la matière son objet d’étude privilégié. De son côté, la philosophie moderne a cru pouvoir séparer l’âme du corps, ou bien avec Kant elle a pensé que les phénomènes se réglaient sur l’horloge précise de l’entendement. Pourtant il lui a fallu admettre, avec Bergson notamment, l’existence de liens plus ou moins lâches entre la matière et la mémoire.

Lorsqu’en 1896 Bergson, dans Matière et mémoire, a défini l’univers comme un ensemble d’images étendues, perçues ou inaperçues, cela a paru saugrenu à ses contemporains. Et cela d’autant plus qu’il voyait dans le corps propre une image particulière et dans le souvenir une survivance d’images passées. Aujourd’hui, accoutumés que nous sommes à saisir la virtualité des choses et la matérialité des images, ne sommes-nous pas plus à même de recevoir le bouquet d’images décrit par Bergson et d’en humer les fragrances ?

Mais en quoi consiste au juste le coup de force bergsonien ? Dans sa volonté d’établir un certain continuum entre la matière et la mémoire, d’une part le philosophe matérialise la mémoire, ce qui lui permet d’avancer la thèse paradoxale de la conservation intégrale du passé, d’autre part en rapprochant l’image et la chose, en fixant la perception dans la matière (« la matière étendue, envisagée dans son ensemble, est comme une conscience où tout s’équilibre, se compense et se neutralise »), il transforme les mouvements matériels en scansions temporelles, ce qui lui permet d’affirmer étrangement que l’univers dure. Néanmoins, selon lui, il y a deux régimes temporels distincts, celui de la matière et celui de la mémoire. Dans l’un le passé est joué par la matière, dans l’autre le passé est imaginé par l’esprit.

Ce préambule théorique sur la matière et la mémoire n’est pas inutile pour qui veut aborder les questions suivantes : quel est l’âge ou quels sont les âges d’un monument ou d’un document ? Comment dater des vestiges, des ruines, des traces ? Comment authentifier et distinguer diverses strates temporelles ? Quel est le statut du neuf, du restauré, du rénové, du réhabilité ? Quelle tension temporelle se joue dans l’imitation ou encore dans la copie d’ancien ? Que faire des états d’ébauche et de genèse ? Le monument est-il un témoin ? Bref, est-ce la matière qui supporte et sublime la mémoire, ou est-ce la mémoire qui réveille les eaux dormantes de la matière ? L’architecture est sans doute une des matières les plus conductibles de la mémoire et de l’histoire.

Supposons un « lieu de mémoire », pour reprendre la terminologie actuelle. Est-ce un lieu chargé de mémoire en vertu d’une solidité native et d’un symbolisme intrinsèque ? Ou est-ce la volonté commémorative qui accroche sur un tel lieu les insignes de la mémoire ? Mais ni la recherche des sources et des origines, ni l’explication par le détournement tardif ne nous éclaireront sur les tribulations de la matière et de la mémoire. C’est pourquoi il faut s’en tenir à l’objet architectural lui-même, dont on sait depuis Simonide de Céos, Cicéron, Quintilien ou Fludd, en passant par les « vastes palais de la mémoire » de saint Augustin, qu’il est le support privilégié, le parcours obligé des mnémoniques ou arts de la mémoire. Or si la mémoire est comme une architecture, l’architecture aussi est comme une mémoire. Et elle l’est surtout dans l’efflorescence de sa matière.

De l’extraction des pierres à l’édification parfois interminable du bâtiment, se profilent divers états ou étapes de l’objet architectural, en attendant la restauration, la dégradation, le tas de ruines et enfin la récupération des matériaux pouvant aller jusqu’à la dispersion ou l’enfouissement. On devine que les mille états de l’œuvre architecturale peuvent s’accompagner de mille usages car, contrairement à la peinture ou à la sculpture, l’architecture ne s’inscrit pas seulement dans la clôture de l’art. Et c’est tout le corps architectural, dans sa machinerie et ses aménagements intérieurs, à la surface de ses pores et dans son adaptation au monde, qui mime pour ainsi dire les fonctions de la mémoire. Non pas la mémoire figée des habitudes mais la mémoire alerte des souvenirs.

Qu’est-ce qu’un souvenir ? C’est un sursaut de la matière, le croisement de deux lignes temporelles, une image dérobée aux Divinités. Nous ne voulons pas dire que l’objet d’architecture récapitule pour nous des images du passé, ou bien qu’il stimule l’imagination et nous fait rêver. Nous voulons dire davantage. Quelle est la fin d’une construction matérielle et d’une disposition spatiale conçues à partir d’un croquis, d’un dessin ou d’un plan ? À quoi tend le dispositif architectural ? Pour parodier un philosophe controversé, nous dirions que le bâtiment est la hutte de l’être et plus précisément la hutte du temps.

La matière architecturale est mémoire parce qu’elle est à l’articulation des temps. Mais elle est loin d’être tournée vers le passé. Les matériaux affleurent au présent. Leur prospection relèvent plus d’une géologie que d’une archéologie. Et quelle que soit la situation où nous nous trouvons, y compris celle du spectateur, nous tomberons nez à nez sur une image inédite. Car le déjà-là prend toujours pour nous une allure de jamais vu. Un peu comme dans la réminiscence chère à Platon, nous réactivons un souvenir oublié. La patine et les surfaces érodées, les restaurations et les ravalements, tout contribue, avec les chronologies et les datations, à faire d’un monument, d’une ville, mais aussi d’un champignon flambant neuf d’aujourd’hui, un véhicule à explorer le temps, une puissante mémoire vive, une longue carrière d’images à venir.

Et ce qui nous touche le plus, c’est, outre la respiration de l’air et du vide, la propriété des matières, des matériaux, naturels ou artificiels : pisé, pierre, ardoises, zinc, alu, chaux, branchages, poutres, enduits, tôles, plomb, poussières, mosaïques, ossature métallique, béton, verre, plastiques, revêtements… Et là, il nous faut revenir à Bergson pour nous demander en quoi la matière peut être un dépôt d’images et pourquoi la mémoire ne tend à rien d’autre qu’à subtiliser à la matière ses grains, ses issues et ses couleurs.

Georges Sebbag

Références

« La longue carrière des images. Dans les bois de l’Oise », L’Architecture d’aujourd’hui, n° 331, nov.-déc. 2000. Ce texte illustre des photographies de Claude Caroly « dans les bois de l’Oise ». En français et traduit en anglais.