aa 329 La Laguna 1500 : la cité-république / Une utopie insulaire d’après Les Lois de Platon

couverture Architecture d'aujourd'hui

 

María Isabel Navarro Segura, La Laguna 1500: la ciudad-república. Una utopía insular según « Las Leyes » de Platón. En espagnol, édité par Excmo et Ayuntamiento de San Cristóbal de La Laguna, Tenerife, 1999, nombreux plans et ill. couleurs, biblio., 23,5 x 24 cm, 412 p.

 

Le 2 décembre 1999 l’Unesco inscrivait au Patrimoine de l’Humanité le centre historique de San Cristóbal de La Laguna. Quinze jours auparavant paraissait un ouvrage archi-documenté justifiant implicitement cette inscription, le livre considérable de M.I. Navarro Segura. Il y a plusieurs raisons d’apprécier cette enquête historique, qui déroule une historiographie de premier ordre, qui mêle sans complexe diverses disciplines (histoire, mythologie, science politique, économie), et qui relie directement l’urbanisme et l’architecture à l’anthropologie, à la philosophie, voire à la théologie. Les Îles Canaries sont associées, depuis la plus haute Antiquité, à l’Âge d’or des Îles Fortunées. Au tournant de l’an de grâce 1500, les Rois Catholiques, forts de la Reconquête de la péninsule, de l’expulsion des Juifs, de la Découverte de l’Amérique, de leurs incursions en Berbérie, peuvent expérimenter dans l’archipel canarien un modèle de colonisation complètement différent de celui de l’Antiquité romaine comme du Moyen Âge chrétien. On tourne le dos à la cité méditerranéenne fondée sur un peuplement côtier, un établissement commercial et portuaire, impliquant l’édification d’un système défensif et la concentration des bâtiments publics et du principal lieu de culte sur une place unique. On invente un concept juridique totalement nouveau : il s’agit d’établir à l’intérieur d’un pays désormais pacifié une cité sans fortifications s’insérant harmonieusement dans le territoire mais selon un plan hautement calculé et prémédité. La cité méditerranéenne-atlantique, dont San Cristóbal de La Laguna est le prototype, sera amplement exportée lors de la colonisation des Amériques.

À la fin du XVe siècle, en particulier à l’issue de la bataille de La Laguna, l’île de Tenerife est soumise par le Conquistador Alonso Fernández de Lugo. Les insulaires troglodytes sont convertis ou asservis. La colonisation hispanique peut commencer. C’est à Alonso Fernández de Lugo, à titre d’Adelantado nommé par la Couronne, donc en tant que gouverneur militaire et plus haut magistrat, et nous pourrions ajouter, en tant que planificateur-anticipateur-fondateur (connotations propres au verbe « adelantar »), qu’il revient, en l’an de grâce 1500, de concevoir la fondation de La Laguna et de poursuivre méthodiquement sa réalisation jusqu’à sa propre mort survenue en 1525. À l’époque où Thomas More réfléchit à son utopie insulaire, Alonso de Lugo la réalise, probablement avec le secours technique d’Antonio de Torres, compagnon de Christophe Colomb versé dans la navigation maritime. Les instruments de mesure du navigateur seront précieux pour la localisation, l’orientation et la délimitation de la future cité.

La personnalité d’Alonso de Lugo, un conquistador chrétien doublé d’un lettré néo-platonicien, explique le coup de force théorique, juridique et politique débouchant sur la fondation d’une utopie insulaire, la cité-république de La Laguna. M.I. Navarro décrit avec insistance le tracé radicalement nouveau de La Laguna, qui fera fortune en Amérique. Le plan est un modèle de diffusion et de partage concentrique. Étant donné la vocation agricole et d’autosubsistance de la cité, c’est à la périphérie, en un nouveau cercle élargi, que doit s’opérer la distribution des champs, des vignes et des pâturages, et le partage entre les propriétés individuelles et les biens communs. Le choix de La Laguna s’imposait. Située dans une pointe de l’île de Tenerife dans sorte de cuvette, elle est adossée à une lagune de 25 ha (qui sera asséchée au XIXe siècle) et à un réseau de cours d’eau.

Vitruve et Platon ont présidé au plan de la ville. D’un côté l’octogone vitruvien inscrit dans un cercle, d’un autre côté les considérations arithmétiques développées par Platon dans Les Lois et promouvant d’une part le nombre 12 et d’autre part le nombre 5040, nombre suprêmement divisible désignant le nombre idéal d’habitants, c’est à partir de ces considérations politiques et géométriques, rationnelles et harmoniques, et sur lesquelles sont venues se greffer des considérations théologiques, par exemple sur La Jérusalem céleste, que la colonisation historique de La Laguna s’est opérée puis développée. On a beaucoup à apprendre sur l’acte de fondation juridictionnelle d’une ville utopique, dans le contexte événementiel de la découverte d’un nouveau monde. Plus qu’une valeur commémorative, cet ouvrage incite à penser l’action ou les processus de formation.

Georges Sebbag

La Laguna
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« La Laguna 1500 : la cité-république », L’Architecture d’aujourd’hui, n° 329, juillet-août 2000.