La double détente

couverture la ruse

Résumé préparatoire

1 – Le conflit : attaques, contre-attaques, dépenses considérables d’énergie épuisantes.

2 – Les réserves : quand l’issue est fatale, on sonne les renforts.

3 – La détente : la détente est l’allongement de la tension, son aboutissement.

4 – La double détente : non seulement la tension se détend, mais la détente se dédouble.

5 – Fatigue et fraîcheur : dans un monde fatigué on se met au vert.

6 – Le seuil : avec la double détente, tout n’est pas fini, quelque chose recommence.

7 – La double détente fait sautiller les policiers d’Orient et d’Occident. Ils sautillent à cause des crimes impunis, des machines à sous pour nouveau-nés, des étranglements ratés, des démissions inexplicables. Quand les devises de la double détente augmentent, les réserves des Indiens d’Amérique diminuent.

I

II n’est pas nécessaire de noircir du papier pour considérer le trou des chiottes comme la fin des choses.

« Trêve de banalités ! Nous ne sommes pas là pour regarder Anvers à l’endroit ! »

Pourquoi s’alarmer de ne pas s’alarmer du sabotage en règle des gestes et des paroles ?

« Seules les louves hurlent avec les loups. »

Suivant l’âge du paysage l’envie nous démange de parler ou de nous taire, de nous coucher ou de cracher dans une encoignure.

« Et la double détente ? Vous n’allez pas dire que vous ignorez ses raclures et que vous la dédaignez, elle, derrière ses yeux fardés à l’anglaise ? »

Depuis qu’on jette à l’eau des barques et des paquebots, des marins vont et d’autres ne reviennent pas.

« Sais-tu? On t’a aperçu l’autre midi sur le port, goudronnant des filets et des rouleaux de liège. »

On ne se sauve pas par des phrases. L’esprit ne vient pas aux lecteurs. Mais enfin, la fatigue – ou ce qu’on cache sous ce mot pudique – s’abat comme la panthère de gouttière sur le hors-d’œuvre servi dans les cantines.

« Calmez-vous, cher homme! Le cancer ne guette pas votre estomac, consumez un peu votre éblouissante forme ! »

Nous comprenons de moins en moins le plaisir pris par les jongleurs sur chars à bœufs et leurs cortèges de souffleurs hermétiques.

« Dans un récit posé, balancé, on ménage des effets, mais vous, patate-trac, vous fourrez les œufs dans le panier en attendant que le ciel les couve. »

Je veux la détente du soleil, celle qui ne bronze pas et qui la nuit enduit les amants de crème fraîche.

« Inquiet, contracté, étouffé par des relents de poésie, n’est-ce pas ? »

Ah ! Quand vont-ils abandonner l’accent aigu, les majuscules et les redites ? Qu’elle s’enlace de pénombres, et la platitude passe mieux.

« Allez, lâchez le gâteau ! »

Au cœur des châtaigniers, des fraiseuses, des oiseleurs et des potagers à batavia, dès que tinte la détente, rôde derrière le gros tronc le méchant, l’affreux, le grave.

« Nous ne saurions vous expliquer de quoi une détente est faite, ou plutôt si, elle se nourrit de haricots avec fil. »

Alors, cela voudrait dire que les impérialistes peuvent agresser les communistes sans risque de guerre nucléaire ? Ou encore que le dégel sur l’Alaska provoque une réduction de l’entracte dans les salles obscures ? La détente internationale n’est-ce pas le rêve, l’utopie des Kant, des Gandhi, des Montherlant et des Sartre ? En creusant des tunnels sous les continents, les taupes humaines ne pourront-elles pas déguster les myrtilles des Alpilles ? Ne voyez-vous pas flotter sur le Panama les chemises écossaises des touristes africains ? Ne reconnaissez-vous pas dans l’espéranto le bantou de la terre ferme ? N’es-tu pas près de moi, quand le téléphone sonne, pour que je te passe le pape qui réclame un peu, un tout petit peu de réconfort ? N’a-t-on pas rangé dans le magasin aux accessoires le travail et la gymnastique, passés de mode ? Oui, de partout ça tombe, ça plie, ça gigote, ça pointe le doigt vers le ciel pour que la joie éclate ! Oui, nous sommes des vivants à vapeur, bouillonnants de tendresse, enlaçant les plantes qui végètent pour qu’elles se redressent – sans exercer sur elles la moindre pression, cependant. Avec nous, venez vous réjouir de l’an 2000. Armez-vous de sabres et de canons, de livres et de chansons, dansons, courons vers la pointe des seins, celle qui nous abreuvera d’un lait clairet et condensé.

« J’ai cru entendre : la double détente est le ressort, le vice caché du capitalisme ? Est-ce vrai ? »

Me croyez-vous assez bête pour attacher un prix au capitalisme ou à ses phénomènes ? S’il ne tient qu’à vous j’achète le lot, sons compris, dans ma poche j’ai un billet avec une interminable suite de zéros. Je suis preneur, oui ! Ah si la double détente provenait des seuls chapeaux haut de forme ou des basques usées d’un domestique, comme on s’amuserait à les lancer, à se les passer comme une balle dont on doit se débarrasser comme de la gale ! Mais la double détente ne nous fait pas bondir, elle nous coincerait plutôt le cul sur une chaise.

« Laissons là les images immédiates, incorrectes et faciles ! »

Dans la proportion d’un sur un million, la double détente se mélange à l’eau polluée des rivières qui en prend néanmoins le goût. Dans la proportion d’un sur un milliard, elle prend date dans l’histoire des bipèdes et des batraciens. Elle n’a pas cours à la Bourse, ne figure pas parmi les saints du calendrier et ne met pas de pyjama avant de ronfler. Qui amuse-t-elle ? Que prend-elle au petit déjeuner ? Autant de questions auxquelles seul un journaliste compétent répondra.

« Si je comprends bien, la double détente, c’est cette puissance, cette roue de secours que détient le vaincu en puissance ? »

Quand ils appuient sur la gâchette, ils tuent deux fois les martyrs – à leur demande, quatre fois les braillards pour faire du bruit et cinq fois les journalistes sybarites car sycophantes.

« Si je comprends mieux, la détente de l’arc à répétition, la détente du karatéka importé de Hong-Kong, la détente des filets dans les wagons-lits, cela fait marcher le commerce, en ce sens rien de nouveau sous les tropiques, mais surtout cela hisse le sport au-dessus de toutes les valeurs, patrie comprise. »

Avec une lenteur raffinée de cuisinière à gaz, les détenteurs de la détente se réunissent dans les casinos de l’oubli et nous envoient tous les jours un pli recommandé : rien à signaler, sinon que, je crois, il me semble, à ce qu’on dit, de toutes les façons, suivant toute vraisemblable, en connaissance de cause, avec l’appui tactique de l’aviation marchande, en se consolant autour d’un verre de cognac, l’espèce humaine a perdu une dent de sagesse et gagné un centimètre de plante des pieds.

« La détente, je vous comprends parfaitement, fait la sourde oreille, joue à l’étourdie et quand elle va tomber, s’affaler, s’effondrer, se liquéfier, se redresse et vous coupe le souffle, n’est-ce pas ? »

Ah, puisque vous me comprenez à demi-mots, pourquoi n’avez-vous pas encore occupé ma place ?

II

Pour les amateurs d’histoires : les grands de ce monde nous émerveillent dans leur passation de pouvoir; ils furent grands, ils passent la main. Khrouchtchev, Kennedy, de Gaulle, Golda Meïr et tous les autres, en place ou en passe de ne plus l’être se surpassent quand ils s’allument puis s’éteignent. Chaque jour leur étant compté, la nuit ils épargnent les lustres et le matin les projecteurs sont de nouveau braqués sur eux. Et nous applaudissons leur tour de danse qui s’achève dans une belle ronde. Ainsi, les grands de ce monde se sont donné la main, une double main tendue, une double poignée de mains détendue.

Pour les amateurs d’histoires vraies : depuis 1968 un Français peut sans se tromper imaginer deux camps, les flics et les excités. Et même un troisième camp : le bon public ou bon peuple. Les excités craignent les policiers et ces derniers sont persuadés que les excités leur en veulent. Comme l’excitation mène la danse, la tension monte. Mais, ô stupéfaction, un peu avant 1974 la double détente met au rancart les uns et les autres. Par exemple, dès 68 les excités ne veulent plus consommer et dès avant 74 le bon peuple craint de ne pouvoir plus consommer. Le cri utopique « à bas la consommation ! » se murmure tristement « la consommation est au plus bas ». La double détente a résolu à sa façon les contradictions apparentes.

Pour les jambes longues : la détente du Chat Botté qui a plus d’un tour dans son sac nous rappelle que les enfants qu’on emmène visiter les précipices se précipitent pour pisser.

La détente sophistiquée : les bourgeois et d’autres, quand ils sont doublement détendus, s’expriment avec aisance sur leur train de vie, leurs projets, leurs goûts. Ils reçoivent, des artistes de préférence. Mais que vous les preniez à la gorge, que vous les insultiez, que vous soyez prêts à les passer par les armes, et alors, et seulement alors ils vous font remarquer que vous figurez parmi les héritiers légitimes. Ils se réservent le mot de la fin.

Si tu es tendu, je suis détendu : la plus grosse blague du siècle réside dans l’existence même des partis communistes qui éliminent leurs adversaires simplement parce qu’ils jasent. Pourtant ils soulèvent l’hilarité de salles entières quand ils soutiennent qu’avec les bénéfices des grandes sociétés il y a de quoi faire vivre, comme des bourgeois, tous les prolétaires. Et ils sont assez tendus pour tenter d’en administrer la preuve.

Dans la fausse tension, un frisson de détente : je ne suis pas un apôtre de la tension, mais je signale aux amateurs de conflits qu’il y a plus fort qu’eux, à savoir les détenteurs des clefs de la fausse tension.

La durée, costume droit doublé : de nos jours on aime tâter l’étoffe qui rend chic et la doublure qui érotise à fleur de peau. C’est pourquoi après une catastrophe on s’exclame : « Nous sommes saufs ! Vite, allons nous étourdir au bordel ! » On s’est donc relevé et on a secoué la poussière de son pardessus.

Les propos à double entente : les mots doux sont pour la bonne, les cadeaux pour le gamin. On exerce un métier et on caresse des idées. Quand naîtra le canard boiteux, il abrégera de moitié nos exigences et multipliera par deux nos facéties quotidiennes.

Des photos pour les illettrés : j’avais prévu des croquis, des diapositives et un reportage filmé pour présenter la double détente chez les Indiens et les hobereaux. Mais, malchance sur misère de malheur, les vivres vinrent à manquer, les indigènes furent intraitables et l’aventure faillit nous coûter la vie.

La double détente ou double puissance : avant de mettre en cause un puissant, assurez-vous qu’il n’a pas un couteau à cran d’arrêt sous le gilet et un moteur à quatre temps dans la citrouille. Les philosophes qui confondent le droit et le fait ne comprennent pas que la puissance une fois installée possède la double détente ou double défense. Il est alors malvenu de faire monter la tension, si l’on ne provoque qu’une suite de tensions.

La guerre et la paix : fera réfléchir certains philologues l’expression double détente, qui implique paix, sécurité et agressivité plus ou moins camouflée.

Enfoui dans l’inconscient, comme on dit de nos jours : la double détente est le déclenchement d’un processus d’attaque-défense enfoui dans un inconscient non refoulé c’est-à-dire spontané, si spontané veut dire qui jaillit au moment opportun.

La simple et la double : les simples détentes ou bien font suite à un abrutissement ou bien engendrent un regain de tension. La double détente n’est ni la sublimation ni le jaillissement orgastique des détentes simples. Elle est le complément au rayonnement culturel et commercial des bourgeoisies contemporaines.

Sans doute, est-on désarmé ? Je le crois.

Les détenteurs de la double détente sont-ils conscients ? Fort peu mais suffisamment pour n’en point parler et en user avec circonspection.

La double guérit-elle des maladies du siècle ? Elle n’a jamais empêché un morveux de se moucher.

Pour finir, dites-moi si vous en êtes : j’en suis, j’en suis !

III

Et les autres… pourquoi pas moi

Où, nous les petits vieux, en sommes-nous ? Où j’en suis ? Dans la situation où chaque pépère réclame une part de tarte. Les tartes pleuvent sur les promeneurs comme les châtaignes à l’automne.

Toute théorie est une île flottante que sa crème renverse.

Que faire ? une révolte ? un arrangement ? persuader ? lever les malentendus ? laisser courir ? supporter ? mentir ? s’infiltrer ? une porte de secours ? élargir la brèche ? embrasser le parti adverse ? s’entourer de faux amis ? oui, je sais comme tout le monde que la patience a des limites qu’elle ne se hasarde d’ailleurs pas à franchir.

Les gens de la double détente savent gagner et perdre. Perdre n’est pas un échec, ils ignorent l’effondrement.

Ceux du troupeau voient tanguer les hauts et les bas et souhaitent des catastrophes universelles rien que pour bourrer tranquillement une pipe. Mais quand elles surviennent ils se retrouvent poltrons comme avant – du temps de la jeunesse.

À croire que le fleuve histoire ne charrie que des réactions en chaîne du genre « pourquoi pas moi ? ».

Je ne me lève pas pour faire de la morale, comme les assis qui sondent le pli des fesses. Je ne suis pas un témoin ironique ou hagard.

Nous les petits vieux, chantons : le passé est révolu, aujourd’hui c’est midi, quatorze heures n’existent plus !

Nous petits vieux nous nous persuadons que nous ne sommes plus des nouveau-nés immunisés et nous chantons pour que nos voix déraillent. Nous nous détendons.

Je me détends comme le souffle matinal qui en bouche un coin aux noctambules. Comme la galipette qui redonne des couleurs aux esprits.

IV

Le savant, dit-on, se fait objet, objectif. Nous autres, phraseurs et montreurs de marionnettes, abordons des sujets trop subjectifs.

Je ne jetterai la pierre à personne, mais vous autres, ô indéfinis, trouvez, oui, trouvez qui, des gratte-papier ou des gratte-talons, a :

  1. Les jambes les plus fines.
  2. Le maintien le plus faubourg.
  3. Les doigts les plus gourds.
  4. Le nez le plus puant.
  5. Les yeux les plus enfoncés.
  6. Le crâne le plus rond.
  7. La bouche la plus plate.
  8. Les muscles les plus cuits.
  9. Les cellules les plus fraîches.
  10. Le menton le plus avancé.

Si vous faites preuve d’objectivité, de subjectivité et de sang-froid, vous êtes sur le point de résoudre vos problèmes les plus personnels et ceux des autres.

V

La camelote

On a beau dire, mais s’il faut vivre cent ans, on étale sa confiture sur cent ans.

Une charrette sans moteur est un fantôme sans vaisseau.

Depuis que les métiers existent, les plaisirs périclitent.

Mieux vaut Giscard que Mitterrand.

Les marxistes sont les plus habiles fossoyeurs de Marx.

Un moraliste devrait porter des boucles d’oreilles.

Le plus grand des maux : la prévision en vue de l’exécution.

Dans les cours de fermes s’effectuent les synthèses les plus hautes de l’humanité la plus commune.

À force d’avoir raison on perd le goût de la discussion.

Ne pleure pas sur la littérature, tes larmes macroscopiques brouillent les images du journal télévisé.

Le triple saut, la double détente et l’amour brut.

Des attrape-nigauds : les échanges intellectuels, les travaux manuels.

Durant les récréations, je jouais aux billes.

VI

La détente du nourrisson : au théâtre nous côtoyons des nourrissons – au cocorico à gorge déployé – sans emploi.

Georges Sebbag

Références

« La double détente », Cause commune, « La ruse », 1977/1 (série parue en 10/18).