Georges Sebbag – André Breton : 1713-1966 Des Siècles boules de neige

Georges Sebbag, philosophe du temps, et connaisseur des grandes durées, comme des microdurées, a choisi pour épigraphe de son livre un passage de l’introduction aux Lettres de guerre de Jacques Vaché par André Breton : « Les siècles boules de neige n’amassent en roulant que de petits pas d’hommes ». Il s’explique sur son projet de « biographie d’un tout nouveau genre », en rappelant que « jusqu’à présent, la biographie empirique le dispute à la biographie romancée ». Il oublie une troisième catégorie, celle de la micro-histoire, comme Raymond Poggenburg l’avait illustrée dans son Charles Baudelaireune micro-histoire, « Chronologie baudelairienne », publié chez Corti en 1987. Mais là, le parti pris restait chronologique. La grande originalité de Georges Sebbag est de ne pas suivre, justement, le fil du temps linéaire, pour choisir tel moment privilégié de la vie d’André Breton, et pour illustrer, par des incursions dans tel ou tel siècle, ou telle ou telle année du 20e siècle, les instants-clés de cette vie. Comparaison non offensante: Georges Sebbag choisit le projet des nains co-créateurs du monde de Time Bandits, film du génial Monty Python, Terry Gilliam ; disposant d’une « carte du temps », les dits nains choisissent de se rendre dans telle ou telle époque. Georges Sebbag nous prévient d’emblée que « dans le cas d’André Breton, il est certain que les cadres temporels sont chamboulés ».

Il affirme de Breton que « sa vie et ses écrits débordent les bornes de son existence ». Et il rappelle (comme en témoigne son essai de 1988, L’Imprononçable jour de ma naissanceAndré Breton), que Breton lui-même, jouant sur ses initiales A.B., y voyait la date de 1713, ce qui le renvoyait à l’année de la naissance de Diderot. Un bon exemple du cheminement temporel auquel nous invite Georges Sebbag est le chapitre 4, « Isidore Ducasse l’incompréhensibiliste ». L’auteur choisit la date du 24 septembre 1994 où fut révélée à Pau une mention manuscrite de 1865 par laquelle Ducasse se définit (ou est défini) comme « philosophe incompréhensibiliste », ce qui remet le déplacement temporel de 1994 à 1865, puis la focalisation sur la prégnance du mot « incompréhensible » chez les premiers surréalistes, et en premier lieu Breton, déjà fasciné par les phrases de Pascal sur ce mot capital. Ces déplacements dans le temps, pour fictifs qu’ils soient, éclairent magnifiquement les rapports de dépendance de Breton, Philippe Soupault, Louis Aragon, Paul Éluard, à l’égard de Ducasse, dont Georges Sebbag rappelle le statut de criterium suprême.

L’écart dans le passé le plus étonnant est au cœur du 14e  siècle, siècle de bruit et de fureur, que Breton qualifie d’ « admirable » dans le Second Manifeste du surréalisme, siècle dont les dernières années seront présentes dans l’étrange et beau poème Fata Morgana. Sur la genèse des Champs magnétiques, sur Raymond Roussel, sur Jean-Pierre Brisset, sur l’importance majeure de Jacques Vaché, sur les liens étroits, puis conflictuels, entre Aragon et Breton, les plongées dans le temps sont des plus fécondes, et lumineusement explicitées.

Il en va de même pour les amours de Breton, de Manon Le Gouguès à Jacqueline Lamba, Nelly Kaplan ou Elisa, en passant par Nadja, Simone Kahn, Lise Hirtz-Meyer-Deharme, Suzanne Muzard. Georges Sebbag synthétise remarquablement ses précédentes découvertes, réactualisées par les récentes correspondances publiées. Et, au passage, il élucide bien des énigmes, ce qui fait de son livre, sans en réduire la portée, un clavier, aux multiples clés, clavier non tempéré, mais temporel. Parfois, il s’arrête en route. Ainsi, à propos de Matta (chapitre 13), il glose le mot-valise de Breton, « Mattatoucantharide », en y repérant le tatou, le toucan et la cantharide, mais oublie de gloser l’autre mot-valise « Mattalismancenillier », qui livre le talisman, et le « mancenillier », mot que Breton a pu lire dans Poésie I de Ducasse (« la désolation, ce mancenillier intellectuel »), et dans le poème « Mentana » de Victor Hugo, en 1867, avec l’admirable image « Vaste mancenillier de la terre en démence / le carnage vermeil ouvrait sa fleur immense », sans avoir même besoin du souvenir de L’Africaine de Giacomo Meyerbeer. Entre autres apports, Georges Sebbag, dans le chapitre 15 sur l’ « or du temps », rappelle au lecteur l’importance, un peu oubliée aujourd’hui, de Filippo Tommaso Marinetti auquel Breton emprunte la notion de « temps sans fil », dans son texte majeur, Introduction au discours sur le peu de réalité.

Sur Nadja, la plus connue de ses œuvres par le grand public, il apporte des éclairages nouveaux, avec une précieuse incursion dans sa correspondance. Sebbag relève l’hypocoristique « Knephen adoré » dont Nadja qualifie Breton. Il y voit, à juste titre, la référence au dieu égyptien archaïque Kneph, présent dans un poème des Chimères de Nerval, présent aussi dans L’Œuf de Kneph d’Ange Pechméja. Mais il omet de nous suggérer que Knephen est un possible mot-valise fait de Kneph et de Khéfren, le pharaon qui a sa pyramide à Gizeh.

L’intérêt majeur de ce livre important est que, malgré sa densité, il ne se referme pas sur lui-même, mais ouvre constamment des pistes pour le chercheur, comme pour le lecteur attentif. Comme le préconisait Umberto Eco, il relève bien de l’ « œuvre ouverte », et, à ce titre, sa publication constitue un événement important pour la connaissance d’André Breton.

Jean-Pierre Lassalle

Note

Georges Sebbag, André Breton, 1713-1966, des siècles boules de neige, Paris, Nouvelles éd. Jean-Michel Place, juin 2016.

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Références

Jean-Pierre Lassalle, « Georges Sebbag – André Breton : 1713-1966 Des Siècles boules de neige », Infosurr, Actualités du surréalisme et ses alentours, n° 128, novembre-décembre 2016.