Foucault Deleuze, Nouvelles Impressions du Surréalisme [Extrait]

 

Foucault-DeleuzeLignes de fuite de Deleuze et Guattari

Quand il énonce ses « Éléments de pataphysique », Alfred Jarry nous précise que de même que la métaphysique se situe au-delà de la physique et que l’épiphénomène se surajoute au phénomène, de même la pataphysique vient après la métaphysique et se charge de l’épiphénomène[1]. La pataphysique sera donc la science de l’accident, du particulier, de l’exception. Elle ne suivra pas la voie de la science qui depuis Aristote se donne comme science du général et n’étudie à tout prendre que des corrélations d’exceptions, des faits accidentels assez fréquents, bref des exceptions peu exceptionnelles. La pataphysique, en revanche, qui traque les épiphénomènes, n’aura qu’à s’émerveiller et à s’incliner devant leur singularité et leur pluralité.

La science et la métaphysique qui pensaient épuiser le monde en totalisant le phénomène en tant que phénomène et l’être en tant qu’être avaient peut-être oublié l’essentiel en négligeant tout ce qui grouille en surface et à quoi ni la foule ni les savants ne prêtent attention. Faustroll en administre la preuve. Réduit à la dimension d’un ciron, il voyage le long d’une feuille de chou pour aller à la rencontre de l’Eau, en l’occurrence une très grosse boule transparente. À peine a-t-il effleuré la sphère que celle-ci se déforme et s’allonge pour revenir aussitôt à sa forme initiale. Le docteur a l’idée de faire rouler ce globe de cristal vers une autre monade d’eau, les deux sphères finissant par s’aspirer et fusionner en un volume double. Faustroll qui flanque un coup de bottine au nouveau globe déclenche alors une explosion retentissante projetant à la ronde de minuscules sphères à la dureté de diamant. Cette incursion dans la microphysique apporte un démenti au préjugé de la foule qui postule que l’eau est une « unité concrète de densité positive » dont les qualités ne varient guère. Mais l’expérimentation ne va pas sans un effort d’abstraction. Ainsi le veut la pataphysique en sa définition même : « La pataphysique est la science des solutions imaginaires, qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité[2]. » De cette définition, les surréalistes retiendront surtout les « solutions imaginaires » tandis que Deleuze et Guattari se focaliseront sur les « linéaments ».

Linéaments et lignes de fuite

Les duettistes de Mille plateaux choisissent le dessin contre le dessein. En dessinateurs et cartographes, ils s’enquièrent des linéaments, tracent des lignes ou dégagent des lignes : « La schizo-analyse ne porte ni sur des éléments ni sur des ensembles, ni sur des sujets, des rapports et des structures. Elle ne porte que sur des linéaments, qui traversent aussi bien des groupes que des individus. » Les deux schizo-analystes déclineront à l’envi ces linéaments. Prenons les principaux concepts qu’ils mettent en avant : les strates et la stratification, les agencements, le rhizome, la déterritorialisation. Tous ces concepts sont traversés par des complexes de lignes. Première espèce de ligne, celle où la ligne est subordonnée au point, la diagonale à l’horizontale et à la verticale, celle où la ligne fait contour et trace un espace de striage ; les lignes de ce type sont molaires et « forment un système arborescent, binaire, circulaire, segmentaire[3]. » Dans la seconde espèce de ligne, moléculaire et de type « rhizome », la diagonale « se libère, se brise ou serpente ». Ici la ligne qui passe entre les points, entre les choses, ne fait plus contour, elle s’inscrit dans un espace lisse.

On pourrait dire les choses autrement. Entre lignes de vie et lignes de mort, entre lignes de chance et lignes de hanche, nous sommes faits au moins de trois types de lignes, avec pour chacune des dangers spécifiques : d’abord, les lignes à segments qui nous coupent et nous assignent un espace homogène strié et quadrillé ; ensuite, les lignes moléculaires qui traînent avec elles de minuscules et redoutables trous noirs ; enfin, les lignes de fuite puissantes et créatrices mais qui peuvent tourner à la destruction pure et simple. Il faut insister sur les lignes de fuite qui ont une fonction nomade de déterritorialisation. Cependant cette déterritorialisation, ce mouvement par lequel on quitte le territoire, peut être positive ou négative, absolue ou relative, quatre formes qui s’affrontent et se combinent. Un exemple : la déterritorialisation est absolue chaque fois qu’elle connecte les lignes de fuite et les porte à la puissance d’une ligne vitale abstraite.

Il faut aussi évoquer la ligne de devenir qui n’a ni départ ni arrivée, ni origine ni destination. On ne peut prendre un devenir qu’au milieu.  On retrouve là le bourgeonnement du rhizome. Un devenir est un entre-deux, un voisinage-frontière, un no man’s land, une ligne de fuite. Le système-ligne du devenir s’oppose au système-point de la mémoire, la ligne se libérant du point et rendant les points indiscernables.

Dans un chapitre époustouflant intitulé « La géologie de la morale », les auteurs de Mille plateaux s’occupent beaucoup de géologie et pas du tout de morale ni de généalogie. Les trois grandes strates traditionnelles – physico-chimique, organique et anthropomorphique – sont analysées de fond en comble. Les strates se divisant en parastrates et épistrates, celles-ci peuvent à leur tour être considérées comme des strates. En outre, vu la mobilité des strates, chacune est capable de servir de substrate à une autre, et surtout des phénomènes d’interstrates peuvent avoir lieu entre deux strates. Enfin, un élan peut nous entraîner hors des strates, vers des métastrates. Pour résumer, « la stratification est comme la création du monde à partir du chaos, une création continuée, renouvelée[4]. »

La démarche de Deleuze et Guattari recoupe sans conteste les spéculations de Jarry. Le docteur Faustroll a déjà tiré sur la corde des linéaments, connectant maints épiphénomènes et parvenant à s’insinuer dans les microphénomènes. En matière de strates, Alfred Jarry a résolu de traverser « l’espace feuilleté » de « vingt-sept pairs » allant de Baudelaire à Verne, en passant par Lautréamont, Rimbaud ou Schwob. Pour ce qui est de l’épistrate ou de la substrate, Faustroll disposait d’un long lit en cuivre verni qui n’était pas un lit mais un bateau de douze mètres ou plutôt un crible allongé flottant sur l’eau et d’autant plus insubmersible que ce canot toujours sec allait naviguer sur la terre ferme. En ce qui concerne  les interstrates, le même Faustroll, accompagné de l’huissier Panmuphle et du singe Bosse-de-Nage, a pu naviguer de Paris à Paris, à bord de son bel as, et accoster l’île Amorphe, l’île Fragrante, l’île de Ptyx, l’île Cyril ou l’île Sonnante, autant d’îles singulières et mystérieuses. Le natif de Laval qui a transformé le cheveu divin des Chants de Maldoror en bâton-à-physique ou en cheveu rhizomatique, nous a déjà initiés à quelques-uns des Mille plateaux inondés de rizières ou balayés par les vents du désert.

La ligne serpentine

Cependant, les linéaments ne sont pas l’exclusivité de Jarry ni du duo Deleuze-Guattari. André Breton, dans le Manifeste du surréalisme, confesse qu’en 1918 il était arrivé à tirer un parti incroyable « des lignes blanches » de certains poèmes tels que « Forêt-Noire ». Ces lignes blanches correspondaient à des non-dits qu’il croyait « devoir dérober au lecteur ». Mais comment qualifier au juste l’écriture du Manifeste lui-même ? Breton nous met sur la piste quand il indique  qu’il n’a pas pu s’empêcher d’écrire « les lignes serpentines, affolantes, de cette préface[5]. » L’écriture du Manifeste n’a pas plus été contrôlée que préméditée. En parlant de « lignes serpentines, affolantes », Breton insiste davantage sur le tracé vif et foisonnant que sur le contenu.

Il y a dans Le Surréalisme au service de la révolution n° 4 un photomontage de Max Ernst intitulé Au Rendez-vous des Amis 1931, dont la légende descriptive commence ainsi : « De haut en bas, en suivant le serpent des têtes : sifflant dans ses doigts, Yves Tanguy – sur la main, en casquette, Aragon […] » Nous décelons dans le photomontage, en accord avec la légende, une ligne serpentine de dix-sept têtes surréalistes, avec en prime un serpent et une salamandre. De plus, comme une cascade de mains accompagne la ligne serpentine des têtes, deux vers de Racine s’imposent à nous. À la fin d’Andromaque, Oreste, qui est en proie au délire après la mort de Pyrrhus et le suicide d’Hermione, s’exclame face aux Érinnyes ou aux Furies qu’il hallucine : « Hé bien ! Filles d’enfer, vos mains sont-elles prêtes ? / Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? » Est-il abusif de passer des « lignes serpentines, affolantes » du Manifeste au serpent fait de têtes et de mains dans le collage de Max Ernst ? Il ne le semble pas si nous prenons précisément Jean Racine comme intercesseur[6].

Breton affirme avec force dans le Manifeste que le merveilleux est de toutes les époques. C’est pourquoi, outre les ruines romantiques et le mannequin moderne, il en vient à citer d’autres signes du merveilleux comme « les potences de Villon, les grecques de Racine, les divans de Baudelaire. » Les grecques visent ici les héroïnes de Racine qui s’inscrivent dans la frise ornementale grecque. Les potences de Villon, les grecques de Racine, les divans de Baudelaire tranchent avec le goût de leur époque et représentent en quelque sorte les plus beaux monuments du mauvais goût de leur temps. Chez Racine, le jaillissement continu des passions épouse la frise régulière de la versification et trace une ligne ornementale et architecturale à la grecque.

La poésie est un désir perpétuel, un acte sans fin, un tracé dont le dessin capte le merveilleux de l’époque. Un motif se dessine alors. La ballade de Villon a comme motif la potence, la tragédie de Racine la frise orthogonale grecque, les poèmes de Baudelaire l’incurvation funéraire du divan. Autant de dessins ou de motifs géométriques, autant de canaux d’irrigation pour la parole, autant d’ornements qui donnent libre cours à l’imagination. À cette différence près que, canalisé chez Villon, Racine ou Baudelaire, le tracé s’affole dans les lignes serpentines du Manifeste comme dans l’écriture automatique de Poisson soluble. Qu’est-ce qu’un ornement architectural ? C’est une ligne en mouvement, sans début ni fin ; souvent excentré, l’ornement joue sur les bordures ; il peut être foisonnant, comme dans le motif floral ou animal ; dénué de fonction, l’ornement architectural séduit l’imagination par son rythme, sa puissance de liaison ou d’entrelacement. Par deux fois, le Manifeste du surréalisme a recours à lui. Les « Secrets de l’art magique surréaliste » sont insérés entre deux frises florales et le poème-collage « Poème », tressant divers titres découpés dans les journaux, équivaut à une frise verticale.

Des potences gravées dans le bois, voilà les ballades de Villon. Les vers de Racine se lisent sur une frise grecque et Les Fleurs du mal se disent au creux d’un divan. Par quelle frise, par quelle vignette, le surréaliste se manifeste-t-il ? De son propre aveu, André Breton use d’un « rayon invisible[7] », un rayon qui rend les mots visibles et audibles. Ce rayon invisible n’est autre que le tracé ininterrompu de lignes serpentines et affolantes. Tracé philosophique, ornemaniste et poétique. Tracé de philosophe dormant dont on ne perd pas tout à fait la trace dans Poisson soluble.

Vitesses et lenteurs

Science de la vitesse et pratique des intensités sont à l’œuvre dans la Course des Dix Mille Milles, les étreintes d’André Marcueil et d’Ellen Elson, « La Passion considérée comme course de côte ». Les peintres futuristes, prolongeant la chronophotographie et le cinéma, restituent le déplacement dynamique par la compénétration des plans, recomposent une ambiance avec la simultanéité des états d’âme. Breton, lorsqu’il dresse un tableau des vitesses des Champs magnétiques, admet l’existence de variations tout au long du noircissement des pages et de l’abolition du sujet : l’écriture automatique filant à une vitesse de croisière dans « Saisons » atteint son climax dans « Éclipses ». Bien qu’ils soient surtout en quête de concepts, Deleuze et Guattari vont s’inscrire à leur tour dans ces parages de la vitesse et de l’automatisme. Ils attribuent à Hölderlin, Kleist et Nietzsche un usage spécifique des vitesses et des lenteurs. Et ils découvrent chez Henri Michaux, expérimentaliste de la drogue, une déterritorialisation en acte : « Plus rien que le monde des vitesses et des lenteurs sans forme, sans sujet, sans visage. Plus rien que le zig-zag d’une ligne, comme “la lanière du fouet d’un charretier en fureur”, qui déchire visages et paysages[8]. » Au passage, citant les avertissements d’Artaud et de Michaux, ils notent que les défoncés de la drogue ne sont plus maîtres des vitesses et s’enfoncent dans des trous noirs : « Les drogués n’ont pas choisi la bonne molécule ou le bon cheval. Trop gros pour saisir l’imperceptible, et pour devenir imperceptibles, ils ont cru que la drogue leur donnerait le plan, tandis que c’est le plan qui doit distiller ses propres drogues, rester maître des vitesses et voisinages[9]. » À cet égard, Michaux serait un buveur d’eau. Il faudrait ajouter que Jarry, buveur d’absinthe, demeure lucide quand il fume du haschisch « parce que l’état de haschisch est le plus semblable à son état normal[10] ». L’auteur du Père Ubu se drogue sans drogue en rêvant les Jours et en veillant les Nuits. Les surréalistes se droguent sans drogue en usant du Stupéfiant Image. Deleuze et Guattari se droguent sans drogue en forgeant des concepts et en empruntant certaines lignes de fuite.

Il n’y a pas de vitesse sans lenteur et même sans immobilité. Le nomade bouge mais possède aussi une patience infinie. Deleuze et Guattari s’emploient à distinguer le mouvement extensif qui est relatif et la vitesse intensive qui est un mouvement absolu. Dans le premier cas, le corps unitaire va d’un point à un autre. Dans le second cas, caractéristique du nomade, les parties irréductibles du corps tourbillonnent dans un espace lisse, « avec possibilité de surgir en un point quelconque[11] ». Un exemple à l’appui est emprunté à Paul Virilio : le sous-marin stratégique, doté de l’arme nucléaire, rôdant en permanence sous les mers et demeurant invisible, peut à n’importe quel moment frapper d’un point quelconque un adversaire où qu’il soit. La mer, pour le sous-marin stratégique, redevient un espace lisse. Mais il y a un autre espace lisse et déterritorialisé exerçant aussi une domination sur l’espace strié du territoire, c’est celui de l’air et de la stratosphère où peuvent circuler aéronefs et satellites militaires, un espace aérien où il est difficile à présent de faire le départ entre la science-fiction de la guerre des étoiles et les lignes budgétaires faramineuses allouées aux missiles et autres boucliers anti-missiles.

En fait, pour Deleuze et Guattari, il ne faut surtout pas confondre les bandes de guerriers nomades et l’institution militaire étatique. Ils s’opposent comme le jeu de go et le jeu d’échecs. En contact avec les forgerons itinérants, les nomades excellent dans la fabrication des armes et des bijoux ; imprévisibles dans leur espace lisse, ils mènent une guerre sans ligne de front ni arrières, une guerre stratégique pouvant même faire l’économie de la bataille. On leur doit l’invention de la machine de guerre qui paradoxalement n’a pas pour objet la guerre mais « le tracé d’une ligne de fuite créatrice, la composition d’un espace lisse et du mouvement des hommes dans cet espace[12]. » Néanmoins, cette machine de guerre nomade peut rencontrer la guerre à titre d’objet supplémentaire dirigé contre l’État et contre « l’axiomatique mondiale exprimée par les États ». En revanche, l’État qui est avant tout un appareil de capture et de stockage (rente foncière, profit sur le travail, impôt créateur de monnaie), fait tout pour s’approprier la machine de guerre. Il la subordonne alors à des buts politiques et produit directement la guerre proprement dite, conformément à la fameuse formule de Clausewitz (la guerre, continuation de la politique par d’autres moyens). Toutefois, avec la dissuasion nucléaire, la formule de Clausewitz s’inverse : la machine de guerre devient la condition de la paix absolue par l’équilibre de la terreur et l’insécurité du territoire, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Paul Virilio.

Ensemble flou et mouvement flou

Selon les auteurs de Mille plateaux, un ensemble flou est une synthèse d’éléments disparates suffisamment discernables pour ne pas se réduire à un amas statistique. La machine musicale de Varèse qui atomise et ionise la matière sonore, rend audible le processus sonore par des micro-intervalles. Ce n’est pas du bruitage. De même, Klee, par une ligne pure jointe à une idée d’objet, capte du Cosmos. Ce n’est pas du brouillage. Mais avant Klee ou Varèse, les nomades se mouvaient ou s’immobilisaient dans un ensemble flou. Car un trajet nomade distribue les hommes ou les bêtes dans un espace ouvert, indéfini. Le nomos nomade est cet arrière-pays, ce flanc de montagne ou cette étendue vague qui s’oppose à la centralité et à la loi de la cité : « Le nomos est la consistance d’un ensemble flou[13] ».

Dans sa longue préface au Libertinage de 1924, tressée pour une bonne part de quatre textes déjà parus dans Littérature et Paris-Journal, Louis Aragon évoque une réunion à quatre ou cinq surréalistes chez André Breton : « nous avions imaginé […] qu’au mouvement Dada (1918-1921) venait de succéder un état d’esprit absolument nouveau que nous nous plaisions à nommer le mouvement flou. Expression illusoire et pour moi merveilleuse. Elle rend compte d’un monde et ne sera jamais dans le domaine public. » Ainsi, dans les coulisses, Aragon, Breton et leurs amis ont songé un moment à l’appellation « mouvement flou » avant de lui préférer le label surréaliste. Nous ferons ici l’hypothèse que l’expression « mouvement flou » est ce concept anexact rendant pourtant avec bonheur la pratique collagiste inhérente à l’aventure surréaliste – le collage formel et matériel aux emprunts divers, le collage passionnel comme condition de possibilité du groupe, le collage temporel défiant la chronologie.

L’activité collagiste de Breton commence dès l’été 1918. Aragon s’enthousiasme pour le poème-collage « Pour Lafcadio » et il est très ému à la réception d’une lettre-collage où la copie d’un article de Fernand Fleuret sur Marie Laurencin est parsemée de vingt découpures de journaux (L’Art, octobre 1918 ; L’Information, 4 novembre 1918 ; et surtout, Le Carnet de la Semaine, 10 novembre 1918) : « Mon ami, aucune lettre sinon la tienne – je veux dire ces émouvants papiers collés que Fernand Fleuret alterna – ne m’a ému. Il y a des points d’orgue dans la vie : cette lettre en est un[14]. » Aragon se fera à son tour « receveur de Contributions Indirectes ». Le 12 avril 1919, il révélera même à son « cher colleur » de correspondant le détail de ses rapines figurant dans « Programme », le poème par lequel s’achèvera son recueil Feu de joie. Il en viendra même à avancer la notion de « collage psychique[15] ». En août 1920, il rappellera à Breton de qui il tient son engouement collagiste : « C’est toi qui m’a appris à faire mes lettres avec celles des autres[16]. » Si Aragon et Breton savent ce qu’ils doivent à leurs prédécesseurs Rimbaud ou Jarry, ils se mettent avant tout dans les pas du philosophe collagiste Isidore Ducasse et multiplient les « beau comme[17] » du poète plagiaire Lautréamont. Rappelons, par exemple, que le « beau comme un mémoire sur la courbe que décrit un chien en courant après son maître » a comme source une démonstration mathématique publiée en 1811 par le polytechnicien Jean-Marie Joseph du Boisaymé.

Surgis d’on ne sait où, les nomades des plateaux rhizomatiques ou désertiques fondent sur leur proie et n’en restent pas là. Pour Deleuze et Guattari, c’est dans cet ensemble flou que se dessinent et se cartographient des lignes de fuite créatrices. Le mouvement flou de la bande surréaliste multiplie les emprunts et les coups de main, les collages psychiques et temporels. Cette machine de guerre aux lignes serpentines et affolantes siffle encore sur nos têtes.

Collage et doublage

Quand Deleuze et Guattari écrivent à deux mains L’Anti-Œdipe, Kafka, Mille plateaux et Qu’est-ce que la philosophie ?, ils ne rééditent pas l’acte militant de Marx et Engels qui signent tous deux Le Manifeste du Parti communiste et L’Idéologie allemande. Ils se lancent dans leur création de concepts à la manière de Breton et Soupault mêlant leurs phrases et leurs pages d’écriture automatique dans Les Champs magnétiques. Quand ils récusent l’inconscient freudien et qu’ils lui opposent l’inconscient machinique et les machines désirantes, ils tournent autour de l’inconscient automatique élaboré par Pierre Janet dans L’Automatisme psychologique et remanié sous la forme d’automatisme psychique pur par Breton dans le Manifeste du surréalisme et par Aragon dans Une vague de rêves. Quand ils repoussent la manie de l’interprétation chez Freud, ils sont en phase avec les surréalistes qui d’emblée ont jeté leur dévolu sur le récit de rêve et se sont abstenus de le disséquer et de le commenter.

L’image du groupe surréaliste hante Georges Bataille au moment où il dirige Documents et surtout à l’époque de la société secrète Acéphale et du Collège de Sociologie. Le même Bataille deviendra un point de mire pour le psychiatre Jacques Lacan, qui regardera aussi du côté de Dalí et Breton. Quant à Gilles Deleuze (né en 1925), son rapport, non déclaré, au surréalisme, se déduit de sa longue connivence avec Michel Foucault (né en 1926) qui d’emblée va beaucoup miser sur Raymond Roussel, une des pierres de touche de la recherche surréaliste. Toutefois, Deleuze ne se prive pas d’en appeler constamment à Antonin Artaud, qu’il voit sans doute comme un surréaliste dissident et auquel il emprunte le concept majeur de Corps sans Organe (ou CsO).

Le certain est que Deleuze a adopté la pratique collagiste dada-surréaliste. Il a d’abord esquissé cette méthode dans ses études d’histoire de la philosophie en redécoupant des textes canoniques et en procédant à des rapprochements inattendus. Par la suite, dans ses ouvrages de philosophie, qu’il a écrits seul ou à deux, il a amplifié son recyclage du disparate en multipliant les emprunts philosophiques et scientifiques, littéraires et artistiques, sans jamais négliger d’en préciser les sources, et en avançant toujours un propos différent à partir de ce qui apparaissait au départ comme une simple répétition. Le collagisme surréaliste est là, qui s’appuie sur le postulat d’Isidore Ducasse, « le plagiat est nécessaire ». Duchamp et Picabia ont mis une moustache à la Joconde, Deleuze, lui, a fait porter la barbe à Hegel. Il confesse son collagisme dès l’avant-propos de Différence et répétition : « Il nous semble que l’histoire de la philosophie doit jouer un rôle analogue à celui d’un collage dans une peinture. […] (On imagine un Hegel philosophiquement barbu, un Marx philosophiquement glabre au même titre qu’une Joconde moustachue)[18]. »  Quand il reproduit un texte ancien, le philosophe collagiste le répète, le double, le redouble. Il en propose une doublure et un doublage qui ne l’inscrivent pas dans son identité mais dans sa différence. De surcroît, l’insertion du texte ancien dans le texte actuel double l’existence de l’un comme de l’autre. Le collage matériel ouvre alors la voie à un collage temporel.

Mais Deleuze n’a pas seulement usé du collage matériel débouchant sur un collage temporel, il a aussi pratiqué le collage passionnel lors de son concubinage intellectuel avec Guattari. Tantôt, le professeur de philosophie et le psychiatre, notamment dans le chapitre « La géologie de la morale » de Mille plateaux, ont parodié tout à la fois le journal d’un déserteur (Les Jours et les Nuits de Jarry), l’écriture automatique de deux pagures (Les Champs magnétiques de Breton & Soupault), les essais de simulation de débilité mentale, de manie aiguë, de paralysie générale, de délire d’interprétation ou de démence précoce (la partie « Possessions » dans L’Immaculée Conception de Breton & Éluard). Tantôt ils ont relancé le projet philosophique du duo Aragon & Breton en l’aiguillant sur la voie du hasard et du désir, du chaosmos (Joyce) et du pur événement.

Le fil d’Ariane est rompu

Au printemps de 1969, sous le tire « Ariane s’est pendue », Michel Foucault rend compte de Différence et répétition, la thèse de Gilles Deleuze : « Lasse d’attendre […] Ariane vient de se pendre. Au fil amoureusement tressé de l’identité, de la mémoire et de la reconnaissance, son corps pensif tourne sur soi. Cependant, Thésée, amarre rompue, ne revient pas. […] Il va joyeusement vers le monstre sans identité, vers le disparate sans espèce […]. Le fil célèbre a été rompu, lui qu’on pensait si solide ; Ariane a été abandonnée un temps plus tôt qu’on ne le croyait ; et toute l’histoire de la pensée occidentale est à récrire[19]. » À travers cette fable, Foucault relate comment la philosophie de la représentation, qui court tout au long de la philosophie occidentale, prend fin. Commence avec Deleuze la philosophie de la différence et de la répétition. Son livre, le plus singulier et le plus différent, serait « celui qui répète le mieux les différences qui nous traversent et nous dispersent ». Foucault note aussi que lorsque Deleuze fait réciter aux personnages de l’ancienne philosophie leurs propres textes, mais sur une nouvelle scène, il emploie « la technique, méticuleuse et rusée, du collage ».

Rappelons qu’André Breton avait déjà coupé le fil du temps. Dès l’incipit de l’Introduction au Discours sur le peu de réalité, il invoquait la locution « sans fil ». Il se voyait sur une île, en Crète, où il devait être Thésée, « mais Thésée enfermé pour toujours dans son labyrinthe de cristal[20] ». Il tentait la grande aventure, à la recherche d’un temps sans fil. Pour Breton-Thésée, comme pour Deleuze-Thésée, le fil d’Ariane a été rompu. En tout cas, quand les surréalistes animeront la revue Minotaure, ils sauront que le fil d’Ariane ne leur sera plus d’aucun secours.

Alors que le renversement du platonisme a été la tâche de la philosophie moderne, Deleuze célèbre néanmoins la dialectique de la différence propre à Platon parce qu’elle repose sur la méthode de division. Contrairement à la logique aristotélicienne qui sacralisera le moyen terme, les dichotomies platoniciennes, fort capricieuses, sautent sans médiation d’une singularité à une autre. Là est l’exploit de la division platonicienne : « Le labyrinthe ou le chaos sont débrouillés, mais sans fil, sans l’aide d’un fil[21]. » Pour faire éclore la différence (classer les sciences et les arts, sélectionner les prétendants, distinguer la chose et ses simulacres), le philosophe Platon a eu recours à une dialectique de l’immédiat, à une épreuve risquée « sans fil et sans filet ».

Après avoir évoqué la célèbre métaphore bergsonienne du cône, Deleuze en vient à considérer la répétition dans la vie, ou plutôt dans la vie spirituelle ; il appelle alors « destin » des présents qui se succèdent, empiétant les uns sur les autres, des présents qui paraissent jouer « la même vie » à un niveau différent. Tout en admettant que le destin se concilie bien plus avec la liberté qu’avec le déterminisme, il en donne cette description : « [Le destin] implique, entre les présents successifs, des liaisons non localisables, des actions à distance, des systèmes de reprise, de résonance et d’échos, des hasards objectifs, des signaux et des signes, des rôles qui transcendent les situations spatiales et les successions temporelles[22]. » Ces signaux qui entrent en résonance, ces événements qui coïncident, ces durées qui semblent magnétisées, tous ces événements dépeignent sans conteste le paysage surréaliste du temps sans fil. Deleuze qui glisse dans sa description le concept de hasard objectif semble d’ailleurs le reconnaître.

L’enfant qui joue aux dés ne peut que gagner. Il affirme le hasard chaque fois et pour toutes les fois. C’est le jeu divin de l’avenir portant sur ses propres règles. Là encore Deleuze s’accorde avec les assertions du frontispice de l’Introduction au Discours sur le peu de réalité : les promesses seront forcément tenues, les prophéties seront forcément réalisées, il y a ce qui m’annonce et ce que j’annonce ; bref, je détiens le souvenir du futur. À vrai dire, tantôt Deleuze en appelle à la forme vide et pure du temps qui introduit la Différence dans la pensée, tantôt il invoque l’éternel retour qui affirme aussi la différence, qui « affirme la dissemblance et le dispars, le hasard, le multiple et le devenir[23] », Zarathoustra étant le « précurseur sombre » de l’éternel retour.

Breton et Deleuze ont rompu les amarres avec la temporalité classique et moderne. Le premier déambule dans la ville ou s’avance sur la crête du Point Sublime ; des durées sont hasardées et magnétisées au gré du temps sans fil. Le second qui emprunte des lignes de fuite puissamment créatrices affirme le hasard et son éternel retour.

Georges Sebbag

Notes

[1] Voir Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien, livre II.

[2] Ibid., OC, t. I, p. 669.

[3] Deleuze et Guattari, Mille plateaux, p. 631.

[4] Ibid., p. 627.

[5] Breton, Manifeste du surréalisme, OC, t. I, p. 331. Rappelons que le Manifeste du surréalisme sert de préface à Poisson soluble.

[6] Notons qu’un papillon surréaliste d’octobre 1924 citait deux vers de Phèdre de Racine. De plus, dans le jeu de la notation scolaire, Aragon et Breton exprimaient quelque estime pour Racine : 12 et 10 en juin 1920, puis 18 et 11 en mars 1921.

[7] Ibid., p. 346.

[8] Deleuze et Guattari, Mille plateaux, p. 347.

[9] Ibid., p. 350-351.

[10] « Sengle le plus lucide parce que l’état de haschisch est le plus semblable à son état normal, puisque c’est un état supérieur, par une réciproque simple est devenu presque un homme normal, et a pris des notes. » (Alfred Jarry, Les Jours et les Nuits, OC, t. I, p. 828).

[11] Deleuze et Guattari, Mille plateaux, p. 473.

[12] Ibid., p. 526.

[13] Ibid., p. 472.

[14] Aragon, Lettres à André Breton, 1918-1931, éd. Lionel Follet, Gallimard, 2011, p. 228. Un problème de datation se pose. Aragon répondrait le samedi 9 novembre à une lettre-collage du 9 novembre 1918 (annotation tardive d’Aragon). Or quatre découpures de la lettre-collage proviennent du Carnet de la Semaine du 10 novembre 1918 (voir mon ouvrage Le Point Sublime de 1997 qui reproduit la lettre-collage et donne la source des découpures). Même si Le Carnet de la Semaine est mis en vente le samedi, la veille du jour officiel de parution, Breton aurait confectionné sa lettre-collage au plus tôt le 9 novembre. Il paraît probable qu’Aragon reçoit la lettre-collage le 11 ou le 12 novembre. La date du « Neuf » novembre donnée dans l’en-tête de sa réponse nous semble être un lapsus.

[15] Ibid., p. 262 (17 avril 1919).

[16] Ibid., p. 296 (entre le 15 et le 24 août 1920).

[17] Aragon évoque le « beau comme » ou le parodie dans les lettres à Breton du 21 août,  du 24 septembre et du 4 octobre 1918. Le 1er novembre 1918, il écrit : « Lautréamont BÔCUM. Mervyn [bel adolescent victime de Maldoror dans le Chant VI], merveille n’est-ce pas comme Musidora [la vamp au collant noir dans Les Vampires de Louis Feuillade] ou Hallalyre [future Mirabelle, l’héroïne d’Anicet ou le Panorama]. » Il est à nouveau question de Lautréamont / Ducasse le 8 novembre. Le 19 avril 1919, « Une maison peu solide », un poème-collage de Breton, est passé au crible : « Néanmoins TOUT ici vient de Lautréamont, qu’est-ce qui n’était pas chez lui ? » Le 16 août 1925, Aragon confie à Breton depuis Saint-Jean-de-Luz : « Je perds de vue la politique. Te l’avouerais-je ? Les Chants de Maldoror que j’ai eu l’imprudence d’emporter me détournent de tout au monde. Je ne comprends plus qu’il soit utile de dire, de faire quoi que ce soit. »

[18] Deleuze, Différence et répétition, 1968, p. 4.

[19] Michel Foucault, « Ariane s’est pendue », Le Nouvel Observateur, n° 229, 31 mars – 6 avril 1969, p. 36.

[20] Breton, Introduction au Discours sur le peu de réalité, OC, t. II, p. 265.

[21] Deleuze, Différence et répétition, p. 83.

[22] Ibid., p. 113.

[23] Ibid., p. 383.

 

Références

« Lignes de fuite de Deleuze et Guattari » est le chapitre V de Foucault Deleuze, Nouvelles Impressions du Surréalisme, Hermann, 2015.