Équations surréalistes

COUVERTURE-OBJETS-MATHEMATIQUES 

Les surréalistes n’ont pas oublié les savantes leçons du comte de Lautréamont sur les mathématiques « sévères », « concises » et « saintes », dont « les pyramides modestes dureront davantage que les pyramides d’Égypte ». Ils sont d’emblée fascinés par la peinture métaphysique et architectonique de Giorgio de Chirico, dont les tableaux à pans obliques ont contribué à modifier notre perception de l’espace et du temps. Ils énoncent des problèmes, résolvent des équations, se lancent dans le calcul de probabilités. À l’automne de 1922, plongé dans un sommeil hypnotique, Robert Desnos griffonne : « Le volubilis et je sais l’hypoténuse ». En visite à Barcelone, André Breton s’emparera de la phrase pour en faire le titre d’un long poème, dont les derniers vers laissent transparaître la Sagrada Familia de Gaudí en travaux. Le même Breton démarre ainsi une de ses historiettes de Poisson soluble : « Le calorifère aux yeux bleus m’a dit, levant sur moi un regard de coordonnées blanches sur le tableau noir, croisant sur moi ses grandes mains OX et OY […] ».

Équations du jour de naissance

Encore André Breton, au cœur de son Introduction au Discours sur le peu de réalité, insère sous le titre « Un problème » un énoncé où diverses données chiffrées, empiriques, temporelles et subjectives, se mêlent à un questionnement philosophique sur la nature de la réalité : « L’auteur de ces pages n’ayant pas encore 29 ans et s’étant, du 7 au 10 janvier 1925, contredit 100 fois sur un point capital, à savoir la valeur qui mérite d’être accordée à la réalité, cette valeur pouvant varier de 0 à l’∞, on demande dans quelle mesure il sera plus affirmatif au bout de 11 ans et 40 jours. Au cas où la réalité serait positive, dire aussi pour combien de personnes environ il a écrit ceci, sachant que les poètes ont 3 fois moins de lecteurs que les philosophes, ceux-ci 200 fois moins que les romanciers. » On peut jeter un peu de clarté sur ce curieux problème. Depuis quatre jours, Breton vit dans l’incertitude quant à la réalité de la réalité. L’énoncé laisse deviner l’âge de l’auteur de l’Introduction au Discours sur le peu de réalité : Breton aura bientôt 29 ans, précisément le 19 février 1925. Mais sachant que la rédaction du problème date du 10 janvier 1925, un rapide calcul permet de découvrir que Breton, qui se projette 11 ans et 40 jours en avant, vise le jour de ses quarante ans, le 19 février 1936. Déjà, dans le poème « Âge », daté du 19 février 1916, Breton avait signalé qu’il venait de franchir le palier de ses vingt ans. Quant à la question subsidiaire portant sur l’évaluation du nombre de lecteurs de l’Introduction au Discours sur le peu de réalité, elle est subordonnée à une condition : avoir accordé un minimum de réalité à la réalité. Mais elle est surtout instructive sur la bataille de l’esprit qui se poursuit à cette époque entre les surréalistes et les philosophes de la revue L’Esprit et sur l’aimable détestation que Breton voue à la plupart des romanciers. Cela dit, si l’on se fie au tirage de l’Introduction au Discours lors de son édition en volume en 1927, on s’aperçoit qu’il a été bel et bien limité à 285 exemplaires. On a ainsi une idée du lectorat escompté par Breton ainsi que des gros tirages de certains romans. Néanmoins, de ce problème on peut conclure provisoirement que le surréaliste Breton brosse un tableau à trois dimensions : poétique, philosophique et arithmétique.

Mais on n’est jamais assuré de rien, même de sa date de naissance. Car bientôt Breton va modifier d’un jour sa date de naissance. Né le 19 février 1896, un mercredi des Cendres, sous le signe des Poissons, il choisit de naître le 18 février 1896, un mardi gras, sous le signe du Verseau. Autre mutation : très tôt, André Breton remarque que la graphie des initiales AB de sa signature équivaut au nombre 1713. Il choisira de se surnommer 1713. Lors de son exil à New York, il confectionnera un poème-objet intitulé Portrait de l’acteur AB dans son rôle mémorable l’an de grâce 1713. Les phrases, les objets, les images de ce poème-objet forment un dispositif qui enserre des durées survenues en 1713. De cette année mémorable, Breton a retenu notamment la naissance de Diderot mais aussi le mariage du mathématicien aveugle Saunderson, l’inventeur d’une machine à calculer que Diderot a décrite dans la Lettre sur les aveugles. Saunderson s’est servi du toucher pour opérer des calculs et des démonstrations sur des objets solides qu’il avait façonnés. Un aveugle né peut exceller en géométrie. À l’inverse, le père Castel a inventé le clavecin des couleurs à l’usage des sourds et muets de naissance pour leur proposer l’équivalent d’un morceau de musique. On peut noter au passage que l’aveugle Saunderson a été l’un des premiers à fabriquer des modèles mathématiques et qu’il l’a fait par nécessité.

En 1928, dans son recueil poétique, Le Grand jeu, Benjamin Péret développe une formule algébrique originale. Son poème « 26 points à préciser » débute par les vers suivants :

Ma vie finira par a

Je suis b – a

Je demande cb – a

De fil en aiguille, la formule se complique, le 26e point s’appliquant à sa date de naissance :

ma date de naissance

Les surréalistes prennent l’existence à rebours. André Breton a déterminé son double jour de naissance. Il en va de même avec Benjamin Péret dont les « jours de fête », les « prévisions d’avenir », le « suicide heureux », les « instincts sanguinaires », le « nez », les « yeux », la « longueur des cheveux », le « sommeil », et d’autres choses encore, composent la formule algébrique finale de sa date de naissance.

Équations de faits

Le 10 janvier 1914, Robert de Montesquiou, à la une du journal Gil Blas, parle de la passion « quasiment algébrique » de Raymond Roussel « de poser des équations de faits, en apparence insolubles, et de les débrouiller ensuite, avec une invraisemblable facilité, qui ne laisse pas de place aux objections ». Dans Comment j’ai écrit certains de mes livres, Roussel reliera directement ces équations de faits à la pratique de son procédé d’écriture : « C’était d’ailleurs le propre du procédé de faire surgir des sortes d’équations de faits (suivant une expression employée par Robert de Montesquiou dans une étude sur mes livres) qu’il s’agissait de résoudre logiquement. » Le procédé de Roussel consiste à relier deux phrases presque identiques. Ainsi le conte Parmi les noirs démarre sur la phrase initiale : les lettres (signes typographiques) du blanc (cube de craie) sur les bandes (bordures) du vieux billard et s’achève sur la phrase finale : les lettres (missives) du blanc (homme blanc) sur les bandes (hordes guerrières) du vieux pillard. D’autre part, Roussel use systématiquement de l’accouplement de deux mots pris dans deux sens différents. Exemple : roue (roue de voiture) à caoutchouc (matière élastique) ; roue (personne orgueilleuse qui fait la roue) à caoutchouc (arbre). D’où, dans Impressions d’Afrique, le caoutchouc de la Place des Trophées où Talou vient faire la roue en posant le pied sur le cadavre de son ennemi.

Dans la notice sur Roussel de l’Anthologie de l’humour noir, Breton cite le passage de Comment j’ai écrit certains de mes livres portant sur les équations de faits : « Au dire même de Roussel “le propre du procédé était de faire surgir des sortes d’équations de faits qu’il s’agissait de résoudre logiquement.” » Or, dans la notice sur Jean-Pierre Brisset de la même anthologie, il fabrique l’expression « équations de mots », calquée sur équations de faits,  pour signaler à son tour le procédé employé par l’auteur de La Science de Dieu : « Avec lui se développe, sur un fond pansexualiste d’une grande valeur hallucinatoire, et à l’abri d’une rare érudition, une suite vertigineuse d’équations de mots dont la rigueur ne laisse pas d’être impressionnante, et se constitue une doctrine qui se donne pour la clef certaine et infaillible du livre de vie. » Brisset a fait germer dans ses livres vitalistes des séries vertigineuses d’équations de mots.

Mais survient un troisième type d’équation impliquant un procédé. Un beau samedi de mai 1934, au marché aux puces de Saint-Ouen, Giacometti et Breton sont arrêtés par un demi-masque de métal puis par une cuiller en bois dont le manche repose sur un petit soulier. Giacometti acquiert le masque, Breton la cuiller. C’est sous le titre « Équation de l’objet trouvé » que Breton relate aussitôt dans Documents 34 la trouvaille des deux objets. Comment envisager ces deux trouvailles ?  Comment comprendre cette découverte à deux ? Ne faut-il pas mettre dans la balance les préoccupations communes aux deux surréalistes et leurs liens d’amitié ? À quelles conditions l’ombre et la proie peuvent-elles fondre dans un éclair unique ? La trouvaille relève autant du procédé que du hasard. Le hasard objectif n’a rien de fortuit. Il se produit parce qu’il est attendu. Le surréaliste, à l’affût, ne fait que murmurer « une chanson de guetteur ».

Équations d’objets

Déjà dans Nadja, Breton racontait comment, accompagné de son ami Marcel Noll, il avait déniché, toujours au marché aux puces de Saint-Ouen, un modèle statistique, un objet modélisant les données démographiques d’une ville qu’il décrit ainsi : un « demi-cylindre blanc irrégulier, verni, présentant des reliefs et des dépressions […], strié d’horizontales et de verticales rouges et vertes ». Sont d’ailleurs visibles, sur cet objet reproduit dans Nadja, la ligne des naissances et les verticales des années 1800 et 1895. On comprend, dans ces conditions, le réel engouement des surréalistes pour les objets mathématiques. Car le surréalisme n’est pas un irrationalisme mais un surrationalisme.

En 1934, Gaston Bachelard, dans son ouvrage fondateur Le Nouvel esprit scientifique, s’efforçait de surmonter la dualité du sujet et de l’objet en introduisant le concept de projet : « Au-dessus du sujet, au-delà de l’objet immédiat, la science moderne se fonde sur le projet. Dans la pensée scientifique, la méditation de l’objet par le sujet prend toujours la forme du projet. » Quatre ans plus tard, le Dictionnaire abrégé du surréalisme aura une entrée « Projet » qui sera illustrée par le propos de Bachelard qui vient d’être cité. Mais entre-temps il y eut le chassé-croisé de Bachelard et de Breton. En 1936, tandis que l’épistémologue publiait « Le surrationalisme » dans la revue Inquisitions, le surréaliste se référait abondamment à Bachelard dans son article « Crise de l’objet » de Cahiers d’art.

Bachelard, qui met en avant la géométrie non-euclidienne de Lobatchevski, plaide pour une raison ouverte et polémique, surlogique et surempiriste. Le surrationalisme dans la science est présenté comme le pendant du surréalisme dans la poésie et l’art. Breton surenchérit sur Bachelard pour ce qui est du XIXe siècle : « Le dédoublement de la personnalité géométrique et celui de la personnalité poétique se sont effectués simultanément. » Il enfonce aussi le clou pour la période contemporaine : « La pensée scientifique et la pensée artistique modernes présentent bien à cet égard la même structure : le réel, trop longtemps confondu avec le donné, pour l’une comme pour l’autre s’étoile dans toutes les directions du possible et tend à ne faire qu’un avec lui. » Breton s’empresse aussi de souligner que le nouvel esprit scientifique pratique la rupture épistémologique comme le surréalisme pratique la rupture poétique. Autre point de convergence : à l’instar des objets surréalistes, douze objets mathématiques de l’Institut Poincaré sont reproduits dans le numéro de Cahiers d’art sur l’objet.CATALOGUE-MATHEMATIQUE-11 CATALOGUE-MATHEMATIQUE-42

L’esprit scientifique, et à plus forte raison le nouvel esprit scientifique, ne se soumet pas au donné immédiat, il anticipe l’expérience, il construit le fait matériel. Ainsi, les instruments scientifiques ne sont-ils que des théories matérialisées. Pour les surréalistes, la réalité ayant peu de réalité, l’objet leur apparaît nécessairement en crise. Dès lors, ils opèrent une réévaluation, une révolution totale de l’objet en l’attaquant sous divers angles : détournement (ready made), déformation accidentelle ou volontaire, doute sur l’affectation originelle, trouvaille déclenchant une interprétation, bricolage et collage d’un objet surréaliste à partir d’éléments épars. Toujours dans « Crise de l’objet », Breton tient à citer un passage du Nouvel esprit scientifique consécutif à une interrogation sur le « réel mathématique » : « Qu’est-ce, écrit M. Bachelard, que la croyance à la réalité, qu’est-ce que l’idée de réalité, quelle est la fonction métaphysique primordiale du réel ? C’est essentiellement la conviction qu’une entité dépasse son donné immédiat, ou, pour parler plus clairement, c’est la conviction que l’on trouvera plus dans le réel caché que dans le donné évident [Breton écrit ici immédiat au lieu du mot évident]. » Le surréalisme et le surrationalisme ne sont pas séduits par le fait chatoyant, immédiat ou évident. Ils sont en quête d’un « réel caché », autant dans l’élaboration de l’objet surréel que dans la mathématisation du réel.

CATALOGUE-MATHEMATIQUE-71Les modèles mathématiques de la fin du XIXe siècle, après avoir assumé leur rôle pédagogique, ont fini pour la plupart dans des placards poussiéreux. Les surréalistes les en ont tirés et ont réussi à les magnifier. Mieux encore, à partir de 1938, des peintres comme Oscar Domínguez, Roberto Matta, Gordon Onslow Ford et Esteban Francés ont su combiner l’automatisme absolu et la structure mathématique.

La théorie de la peinture lithochronique ou de la sculpture lithochronique a été conçue par Oscar Domínguez en collaboration avec Ernesto Sabato : « Certaines surfaces que nous appelons lithochroniques, ouvrent une fenêtre sur le monde étrange de la quatrième dimension, constituant une espèce de solidification du temps. / Imaginons un instant un corps quelconque tridimensionnel, un lion africain par exemple, entre deux moments quelconques de son existence. Entre le lion Lo, ou lion au moment où t = o, et le moment Lf, ou lion au moment final, se situent une infinité de lions africains, d’aspects et de formes divers. Si maintenant nous considérons l’ensemble formé par tous les points du lion à tous les instants et dans toutes les positions et traçons la surface enveloppante, nous obtenons un super-lion enveloppant de caractéristiques morphologiques extrêmement délicates et nuancées. » Ce texte ambitieux, Breton n’a pas manqué de le citer dans un article de Minotaure de mai 1939. Dans la même revue, un an auparavant, Matta publiait « Mathématique sensible – Architecture du temps », un texte accompagnant un projet audacieux d’architecture intérieure. Tandis que Matta, dans le sillage de la Gestalttheorie, délimite des champs émotionnels baptisés morphologies psychologiques, son ami Onslow Ford s’emploie à inscrire des lignes géodésiques, à jouer avec les échelles de grandeur et à multiplier les lignes de fuite. Leurs tableaux de cette période sont le résultat d’une scrupuleuse construction et d’une débauche d’imagination.

Lautréamont a évoqué dans Les Chants de Maldoror le calcul mathématique de « la fameuse courbe “du chien qui suit son maître !” ». En 1811, le polytechnicien Jean-Marie Joseph du Boisaymé, que Bonaparte avait emmené lors de son expédition d’Égypte, publiait son mémoire De la trace du chien qui court après son maître qui débute ainsi : « En messidor an X, me promenant au Havre sur la plage que la mer découvre à marée basse, je me mis à courir ; mon chien, qui s’était écarté à gauche, se lança après moi, et je m’aperçus, en revenant ensuite sur mes pas, qu’il avait tracé sur le sable une courbe régulière dont je m’amusai à chercher l’équation aussitôt que je fus rentré chez moi. » Lautréamont encore a proclamé la beauté de cette autre équation : « Beau comme la loi de l’arrêt du développement de la poitrine chez les adultes dont le propension à la croissance n’est plus en rapport avec la quantité de molécules que leur organisme s’assimile. » Breton, dans le Manifeste du surréalisme verra dans ce « beau comme » le type de l’image surréaliste qu’on met le plus longtemps « à traduire en langage pratique » parce que l’un de ces termes en est « curieusement dérobé ».

Qu’est-ce qu’un modèle mathématique ? Pour l’inventeur d’une formule modélisée, c’est l’adéquation de ce qu’il conçoit et de ce qu’il imagine. Son concept se métamorphose en image ou mieux en objet. C’est la définition même de la vérité pour le philosophe : l’adéquation de l’intellect et de la chose. Pour le surréaliste, l’image est d’autant plus belle que les mots tardent à s’incarner dans les choses. C’est pourquoi, hormis les modèles mathématiques reproduisant des formes géométriques familières, les objets mathématiques ont une allure fantaisiste ou un air d’étrangeté pour celui qui ne maîtrise pas les formules mathématiques dont ils sont dérivés.

Les surréalistes ont eu trois heureuses idées : 1. ils ont intégré les modèles mathématiques dans leur classification générale des objets naturels ou artificiels, des objets surréalistes ou non, et ils les ont étiquetés « objets mathématiques » ; 2. ils ont bien vu que les objets mathématiques, sans faire double emploi avec eux, tenaient la dragée haute aux sculptures de Brancusi, Arp ou Moore ; 3. ils ont compris que les mathématiciens avaient autant d’imagination que les poètes.

Georges Sebbag

Références

— « Équations surréalistes », in catalogue Objets mathématiques, Sylvana ed., Musée du temps Besançon et Université de Franche-Comté, 2014.