DE SYLVIONIS PERLSTEINIS COLLECTIONE
À la manière de Spinoza et d’Alfred  Jarry

Couv-Busy-going-crazy 

Définitions

I. – Nous entendons par création ce dont l’existence enveloppe l’essence et va droit au but.

II. – Une chose est dite géniale en son genre, qui peut être imitée par une autre de même acabit. D’un objet génial, nous pouvons tirer, de notre chapeau, une quantité d’autres.

III. – Une oeuvre d’art n’existe pas par elle-même ; la critique et le public se l’imposent à eux-mêmes.

IV. – Nous appelons collagiste, aussi bien la méthode utilisée par l’artiste ou le collectionneur, que l’état d’esprit du public.

V. – Emprunts, détournements et bombes à retardement alimentent le fonds collagiste.

VI. – Une collection équivaut à un collage réunissant un nombre strict d’objets dont chacun exprime l’essence d’une existence éphémère.

VII. – Un individu est original s’il le manifeste sans se forcer, alors qu’il est conformiste s’il se force à être original.

VIII. – Le collage, en dépit de sa fragilité, est placé sous le signe de la conservation ou de la durée.

Axiomes

I. – Tout ce qui est art est, ou bien peinture, ou bien photographie, ou bien collage.

II. – Ce qui est non-art est, ou bien collage, ou bien objet, ou bien photographie.

III. – Un collage étant donné, il s’en suivra peut-être un nouveau collage ; alors que si l’on se donne un tableau, il s’en suivra une ribambelle de clones.

IV. – L’existence d’un collage se joue sur le fil du rasoir ou sur le fil d’un funambule.

V. – Les passions sont des collages, et les collages sont les objets de notre affection.

VI. – Un concept est à la fête quand il est entièrement dans un objet ou dans un événement.

VII. – Tout ce qui n’est pas arrivé, surviendra un jour ou l’autre.

Proposition I

Pour juger si une œuvre est géniale, il suffit de passer à table.

DÉMONSTRATION. Combiner la définition II et l’axiome VI.

APPLICATION. Dès ses premiers pas dans la vie d’artiste, entre 1964 et 1969, Marcel Broodthaers imagine plusieurs assemblages de coquilles d’œufs. Des coquilles d’œufs qui encombrent une chaise, remplissent une poêle ou bien garnissent et décorent un panneau de forme ovoïde. Réminiscence sans doute de cette vieille histoire de préséance entre l’œuf et la poule. Mais dans le même temps où il s’essaie à la « peinture à l’œuf », Broodthears ouvre un autre rayon de dégustation, celui des moules servies à pleines louchées. On songe aux « moules mâlics » de Marcel Duchamp. Et assurément on reconnaît, dans ces amas de moules, un emblème ironique de la nation belge. Dès lors, nous ne pouvons pas ne pas citer Fémur d’homme belge, un ossement peint aux couleurs du pays, un autre vestige des agapes du maître queux Broodthaers. Nous sommes assez loin des drapeaux de Jaspers Johns. Et cela confirme l’excellence des préparations et des histoires belges. Héraclite l’avait dit : « Les génies sont dans la cuisine. »

Broodthaers

Proposition II

Le photographe coupe l’herbe sous le pied du peintre mais ne jette pas de pierre dans le jardin du collagiste.

DÉMONSTRATION. Cela se déduit des axiomes I et II.

ILLUSTRATION. À l’entrée de l’année 1930, Paul Nougé réalise dix-neuf photographies d’après un procédé qu’il explicite dans son texte « La subversion des images ». Le propos du surréaliste belge est de jouer à pervertir méthodiquement l’usage des objets qui nous sont familiers. Il décrit ainsi la photo de deux individus qui, accoudés à une table, joignent leur verre pour trinquer : « Deux hommes trinquent, mais on a pris soin de retirer les verres en se gardant de modifier la position des mains. » Cette position des deux mains, sur la photo, conservant en creux la trace des deux verres, rend alors troublante ou énigmatique l’attitude des deux hommes assis et se faisant face. Autre photographie conçue et réalisée par Nougé : « Un homme écrit. On supprime le porte-plume. » Avec ce procédé, l’objet perdu est peut-être en passe d’être retrouvé. Des pratiques d’aujourd’hui rappellent ces photos de Nougé en forme de devinettes, des photos où a été circoncis ou coupé, escamoté ou censuré, effacé ou gommé, ce qu’un éminent psychanalyste a appelé l’objet petit a. Chez Broodthears justement, on assiste aux mêmes jeux du vrai et du faux, du texte et des interprétations. Un document peut nous plonger dans la plus grande des perplexités. Une photo banale peut nous introduire dans une aventure incroyable, dans une farce comme dans une tragédie.

Nougé

Proposition III

Une œuvre d’art est inséparable de son destinataire.

DÉMONSTRATION. Cela est évident par les définitions III et IV.

APPLICATION I. Le lundi 13 janvier 1919, André Breton poste à Paris une lettre-collage-pliage adressée à son ami Jacques Vaché, encore mobilisé du côté de la Belgique dans la fonction de vaguemestre. André Breton, qui a réussi à fourrer dans une simple enveloppe un dispositif à malices de vingt grammes et de quarante-cinq centimètres d’envergure, et qui a apposé ses initiales dans un des replis du document, attend de Jacques Vaché dont il ignore la mort survenue le lundi précédent après une forte ingestion d’opium dans un hôtel de Nantes, qu’il perçoive à travers un pêle-mêle de coupures imprimées, d’images tronquées, d’étiquettes sélectionnées, de papiers pliés, de lignes recopiées, le bruit de fond des durées et des événements en cours. Cette lettre-collage annonce Littérature, La Révolution surréaliste et l’Anthologie de l’humour noir. Elle en dit long aussi sur le destinataire, sur l’inventeur de l’umour sans h, en particulier à travers un dessin de Gus Bofa représentant un monte-en-l’air surgi d’une nuit d’encre, drapé dans une cape, dissimulé sous un loup, un dessin accompagné de cette légende fatale, inscrite de la main de Breton : « C’était vous, Jacques ! »

APPLICATION II. Jour après jour, du 24 décembre 1975 à la mi-février 1976, On Kawara expédie de New York à Sylvio Perlstein, qui se trouve à Anvers, une carte postale avec vue de New York, où il a noté son heure précise de réveil. Au total, cinquante-trois cartes postales. Cet artiste, dateur professionnel, a aussi peint des toiles portant comme seule mention, en blanc sur fond noir, « DEC. 6, 1971 », « MAY 8, 1989 », etc.

Proposition IV

Tout ready-made attend son heure.

DÉMONSTRATION. C’est clair avec la définition V et l’axiome VII.

CONFIRMATION I. Posez une housse Underwood, non sur une machine à écrire, mais sur un support quelconque. Vous pouvez vous asseoir dessus. Vous obtenez alors Pliant de voyage, le ready-made que Marcel Duchamp a conçu à New York vers 1916. Il s’agit là du premier exemple de « sculpture molle ». En 1953, Duchamp déclarera à Harriet, Sidney et Carroll Janis qu’il avait voulu substituer à la dureté, à la rigidité d’un objet un peu de souplesse ou de malléabilité. On est loin, comme dirait Flaubert, de l’érection pompeuse et phallique d’une statue. Remarquons aussi que la housse d’une machine à écrire sans machine à écrire fonctionne exactement comme une photo de Nougé, par exemple celle de l’homme qui écrit un mot avec un porte-plume invisible. Mais cette housse Underwood a aussi un air de famille avec André Breton pour deux raisons : 1. la lettre-collage-pliage adressée à Vaché et qui ne lui est jamais parvenue est aussi un pli, un pliage, un pliant de voyage. 2. En février 1928, lors d’une séance de Recherches sur la sexualité, André Breton révèle qu’il eut sa première expérience sexuelle à dix-neuf ans, avec une jeune dactylographe de chez Underwood, qui habitait Aubervilliers : «  J’ai fait l’amour avec elle dans un hôtel de la rue de la Harpe. Je n’ai pas cessé toute la nuit d’être très tourmenté au sujet de mes possibilités physiques, bien que j’aie fait l’amour avec elle quatre fois. Impression merveilleuse néanmoins, mais le lendemain à 8 heures, crise d’appendicite violente nécessitant mon transport à l’hôpital. »

CONFIRMATION II. En France, au tournant de l’année 1901, l’administration des Postes met en circulation de nouveaux timbres. L’un de ces timbres, dessiné par Louis Eugène Mouchon, représente une République assise, le front ceint de lauriers, un bras recouvert d’un pan de tunique, tenant dans une main un sceptre et présentant de l’autre une tablette sur laquelle on peut lire : « Droits de l’homme ». Dans le coin supérieur droit est indiqué, dans un petit cartouche en suspension, la valeur du timbre. Fort perplexe devant cette vignette destinée à affranchir une lettre, Alfred Jarry en a ravivé pour nous les couleurs : « Une dame, aveugle et le bras en écharpe, assise sur un pliant, apitoie les passants au moyen d’une pancarte qui promet, à l’homme, sur sa personne, tous les droits ; au-dessus de sa tête se balance une lanterne avec le numéro de sa maison. Le prix s’élève, pour les étrangers, jusqu’à vingt-cinq centimes, quoique ce soit toujours la même dame. » Cette scène de la dame au pliant ne court plus les rues. Elle s’observe désormais derrière une vitrine ou, Underwood, dans les sous-bois.

Proposition V

On découvre une collection comme on parcourt une maison.

DÉMONSTRATION. Lier la définition VI et l’axiome V.

COROLLAIRE I. Au cours d’un banquet où il déclamait des vers, le poète lyrique grec Simonide de Céos fut appelé à l’extérieur. À peine sorti, le toit du bâtiment s’effondra sur tous les convives. Le poète identifia les cadavres méconnaissables en se remémorant leur emplacement. Ainsi naquit l’art de la mémoire. Depuis Simonide de Céos, Cicéron, Quintilien ou Fludd, en passant par les « vastes palais de la mémoire » de saint Augustin, on sait que l’architecture d’un bâtiment comme le plan d’une maison sont les supports privilégiés des mnémoniques ou des arts de la mémoire. C’est pourquoi les pièces de la collection de Sylvio Perlstein, en tant qu’objets de son affection et de sa mémoire affective, peuvent aussi bien être réparties dans les pièces de sa propre maison que redistribuées dans les salles de la maison rouge. On ne sera donc pas surpris, vu la place de la maison dans l’art de la mémoire et dans la mémoire de l’art, de découvrir le panneau House for Rent de Sarah Morris à l’entrée de l’exposition.de Andrea

COROLLAIRE II. Une maîtresse de maison avenante, qui, en en haut de l’escalier, vous accueillerait dans le plus simple appareil, ferait le plus bel effet, si elle se posait là, immobile, les bras ballants, la chevelure très fournie encadrant son visage répondant au triangle noir de sa toison. Autre triangle remarquable, celui formé par le nombril et les tétons de ses deux petits seins. Soudain, en l’approchant, vous avez une illumination. Vous découvrez que cette jeune femme, qui pourrait être la jeune américaine Ellen Elson du Surmâle d’Alfred Jarry, est tout épiderme. Tout, chez elle, est dans la carnation et non dans l’incarnation. La sculpture hyperréaliste Freckled Woman de John De Andrea, copie strictement conforme au modèle, renvoyant les mannequins de couture ou les personnages en cire au magasin des accessoires, s’attache au grain de la peau et jusqu’aux taches de rousseur comme l’indique, à juste titre, le titre de l’œuvre.

COROLLAIRE III. Il y a une autre Freckled Woman, dont le visage, encadré par une chevelure rousse abondante, condense sur son visage ses deux seins, son nombril et sa toison d’or, cette femme plus inattendue, Magritte l’a incarnée dans l’une des versions du Viol.

COROLLAIRE IV. Le philosophe Bertrand Russell a longtemps agité un paradoxe logique, véritable casse-tête des bibliothécaires ou des bibliographes. La collection des collections qui ne se mentionnent pas, doit-elle se mentionner elle-même ? Si elle se mentionnait, elle inclurait une mention fausse dans sa collection. Et si elle ne se mentionnait pas, elle serait une collection incomplète. Sur ce terrain miné de la logique, Sylvio Perlstein semble avoir veillé au grain, qui a pris soin de recueillir dans sa collection une photo de Candida Höfer scrutant avec force lumières l’intérieur métaphysique d’une vaste bibliothèque circulaire, où des milliers d’ouvrages pressés dans leurs rayonnages brillent de tous leurs feux, et cela en l’absence, frappante et notable, de tout personnel et de tout lecteur. Voilà une collection de collections qui fait le plein de ses éléments et le vide dans ses rangs.

Proposition VI

Le produit est dans l’emballage.

DÉMONSTRATION. Ligoter la définition I avec l’axiome IV.

SCOLIE. En 1920, Man Ray enveloppe une machine à coudre dans une couverture et ficelle le tout. L’objet emballé est baptisé L’Énigme d’Isidore Ducasse, allusion évidente à la fameuse rencontre fortuite sur une table de dissection d’un parapluie et d’une machine à coudre. La photographie de l’objet dissimulé et ficelé apparaîtra en tête du premier numéro de La Révolution surréaliste, dans un éditorial proclamant haut et fort : « Toute découverte changeant la nature, la destination d’un objet ou d’un phénomène constitue un fait surréaliste. » Bien plus tard, lorsqu’on lui rapportera une réplique de L’Énigme d’Isidore Ducasse dont les ficelles avaient été malencontreusement coupées, Man Ray y glissera une étiquette destinée à préserver l’intimité des chambres d’hôtel : « DO NOT DISTURB – NE PAS DÉRANGER ». L’emballage joue sur plusieurs ressorts, comme le secret, la préservation ou l’érotisme voilé. L’artiste Christo exercera son métier d’emballeur avec beaucoup de pompe et de dignité. En examinant les deux verbes latins, condere et condire, on s’aperçoit que la pratique collagiste tend elle aussi à conserver et emballer. Condere a trois sens : 1. placer ensemble, établir en un tout, fonder – ce qui est la démarche même du collagiste ;  2. préserver, garder en sûreté ; 3. dissimuler, cacher. Quant au verbe condire qui signifie, confire (des olives), embaumer (des cadavres) ou assaisonner (des champignons), il nous ramène à la proposition I, selon laquelle l’art est affaire de goût et se juge à table. Mais une question demeure : l’emballage est-il un film étirable, un linceul ou une parure de fantôme ?

Proposition VII

Le collagiste oscille entre sa pulsion de destruction et son instinct de conservation.

DÉMONSTRATION. Conjuguer les axiomes IV et V.

ILLUSTRATION I. Zarathoustra invoquant le soleil sur les hauteurs de Sils-Maria ? Monsieur Loyal bonimentant le public d’un cirque ? Ou bien un fildefériste se produisant sur une place publique tout en jonglant avec un ballon ? Tel apparaît Le Funambule, un dessin de Max Ernst agrémenté de quelques frottis de couleurs. Le collagiste dada-surréaliste fait en permanence un numéro d’équilibriste, marchant, dansant, jonglant sur la corde raide. Un funambule aveugle et voyant. C’est en accomplissant divers tours de passe-passe que Max Ernst a pu inventer le frottage. Ou plutôt, comme il le relate dans « Visions de demi-sommeil », publié dans La Révolution surréaliste d’octobre 1927, le peintre est hanté par une scène primitive, celle où son père agite frénétiquement un gros crayon en matière molle sorti du pantalon, qui se transforme en toupie, tout en traçant d’atroces créatures sur un panneau de faux acajou. Le funambule du dessin de Max Ernst à forme de toupie pourrait bien être le père de Max Ernst, qui lui aurait ainsi enseigné de visu le frottage et le collage.

ILLUSTRATION II. Le tableau de 1989 de Donald Baechler, avec personnage et ballon, paraît se situer dans la lignée fildefériste du funambule de Max Ernst et du soigneur de gravité de Marcel Duchamp. On pourrait même en dire autant de diverses machines de Tinguely.

ILLUSTRATION III. La revue This Quarter de septembre 1932 publie le dessin Objet de destruction de Man Ray assorti d’un mode d’emploi ne laissant aucun doute sur l’annihilation simultanée du métronome et de la photo de l’œil de l’ex-aimée y attachée : « Cut out the eye from a photograph of one who has been loved but is seen no more. Attach the eye to the pendulum of a metronome and regulate the weight to suit the tempo desired. Keep going to the limit of endurance. With a hammer well-aimed, try to destroy the whole at a single blow. » Lee Miller confirmera, par la suite, qu’elle était bien la personne visée dans cette destruction magique de l’objet aimé. Le métronome à œil hypnotique fut détruit en 1957 par des visiteurs lors d’une exposition Dada à la galerie de l’Institut. Man Ray en fit une réplique qu’il rebaptisa Objet indestructible. En 1970, le titre Motif perpétuel échut à une édition de l’objet à quatre exemplaires. Désigné par Breton comme « Le trappeur en chambre […] Le boussolier du jamais vu et le naufrageur du prévu », Man Ray n’a cessé de balancer entre pulsion de destruction et instinct de conservation.

ILLUSTRATION IV. Proposée lors d’un entretien avec Georges Charbonnier, cette recette du collage donne une idée de l’humeur endiablée du collagiste Max Ernst : « Prenez un moulin à café que vous remplirez de perles fines, moulez, mélangez la poudre ainsi obtenue avec du beurre fin, mettez-vous en colère, étalez la pâte sur les semelles de vos chaussures et offrez cette tartine à la femme de vos rêves. »

Proposition VIII

Qu’il soit dada, surréaliste ou merz, le collagiste émet des emprunts.

DÉMONSTRATION. Relier l’axiome II à la définition V.

NOTE I. Sans remonter trop loin, Isidore Ducasse a été un as du plagiat ou du détournement (Les Chants de Maldoror, Poésies). Dès 1918, André Breton s’est mis à l’école du collage avec le poème-collage et la lettre-collage. Dans « Pour Lafcadio », poème fait d’emprunts à Arthur Rimbaud, Jacques Vaché ou Théodore Fraenkel, le jeune soldat Breton, qui joue sur le double sens des mots « receveur », « collage » et « retraite », lève clairement le voile sur sa pratique collagiste : « Mieux vaut laisser dire / qu’André Breton / receveur de Contributions Indirectes / s’adonne au collage / en attendant la retraite ». Dans la lettre-collage-pliage adressée à Jacques Vaché, Breton a introduit, entre autres, les découpures suivantes : 1. la vignette Tabacs figurant sur la bande servant à clore le paquet de Scaferlati destiné aux troupes (l’image de la vignette a été dessinée par Sage et gravée par Mouchon, dont il a été question dans la confirmation II de la proposition IV) ; 2. du papier aluminium des cigarettes américaines Pall Mall ; 3. un fragment de page d’un almanach des postes et télégraphes ; 4. un morceau d’emballage du chocolat de La Grande-Trappe ; 5. un support cartonné d’extra-fort portant des mentions telles que «  664 extra », « 10 mètres garantis » ou « N° 1 ». Or, c’est bien la même démarche qu’observe Kurt Schwitters dans le collage Zuivere hun voed de 1928, puisqu’il y insère : 1. un macaron de paquet de cigarettes Muratti Gentry ; 2. un sceau ou un label de pureté lié à l’alimentation ; 3. le sigle, avec oiseau, du café ou du chocolat Riquet (l’oiseau en question ayant déjà figuré en 1924 dans le collage Teerose) ; 4. un gros plan sur deux nombres alignant des zéros. Bref, chez Schwitters comme chez Breton, une émission d’emprunts très alléchante.

NOTE II. Avec le collage Der Redner, où un orateur apostrophe une vache, Max Ernst apparaît dès 1921 comme un marieur de discordances, un manieur d’objets hybrides. Le couplage d’images dissemblables, l’accouplement de figures exagérément distantes, court-circuitent la machine métaphorique, introduisent un coin dans l’interprétation. Le collagiste n’est pas du tout muet. Il pose des questions délicates et précises. Colleur posant des colles, il éprouve la sagacité de son interlocuteur la vache, qui tire la langue. C’est aussi un orateur haranguant le public, présentant des requêtes, annonçant un spectacle. Ce porte-parole, ornant son discours de vérités lumineuses, s’adresse autant aux animaux, aux végétaux ou aux minéraux qu’à ses congénères humains. Max Ernst songera même, beaucoup plus tard, à ouvrir une école pour les harengs. En tout cas, il affirme en 1920 : « Jamais je n’ai employé des reflets de surface abdominale pour augmenter l’effet lumineux de mes tableaux. Je me borne à me servir de pincettes à rôt rhinocérosisées. »Max Ernst

NOTE III. On a retrouvé dans l’atelier d’André Breton, comme l’a révélé la vente d’avril 2003, un cahier à spirales comprenant des collages non signés, datant de 1930. Le premier collage du cahier, probablement de la main de Breton, montre en gros plan, à la tribune de l’assemblée nationale, appelée aussi perchoir, une énorme tête de bec-en-sabot. Ici c’est l’animal ou le volatile qui tient le crachoir.

Proposition IX

On regarde un tableau comme on feuillette le journal d’un séducteur.

DÉMONSTRATION. Combiner la définition III et l’axiome V.

SCOLIE. Dans Le Séducteur, le tableau de Magritte, la silhouette d’un voilier en mer se découpe, comme au pochoir, dans le ciel. Mais le bateau étant de même substance que la mer, il semble aussi liquide qu’elle. À moins qu’ils ne soient tous deux solides, au regard des petits rochers artificiels placés au premier plan. L’indistinction absolue de la mer et du bateau est aberrante, dans sa perfection même. Le principe de raison suffisante est ici ridiculisé, ses prétentions démasquées. L’imaginaire de Magritte permet de regrouper des entités, de synthétiser diverses réalités, en une seule image. Le jour peut coïncider avec la nuit, l’intérieur avec l’extérieur. Cette dialectique du paradoxe, où les lignes de fracture convergent en un foyer unifié, se règle en fait sur l’ambivalence du monde ou l’instabilité de la nature. Et, comme souvent chez Magritte, le temps est celui de la pétrification. Quant au titre de ce vaisseau fantôme, il évoque un conquérant des océans, un Casanova des mers – des mers marmoréennes, peut-être. Un enchanteur qui serait un démon et un magicien, un grand trompeur et un grand illusionniste, qui chercherait aussi sa propre délivrance.

Proposition X

Qui s’y frotte, s’y pique.

DÉMONSTRATION. Croiser la définition VII et l’axiome VI.

VÉRIFICATION. Alfred Jarry, dans « La passion considérée comme course de côte », a fait gravir au coureur Jésus, « prenant sur son épaule son cadre ou si l’on veut sa croix », la côte assez dure du Golgotha. André Breton a conçu un objet surréaliste à fonctionnement symbolique avec notamment une selle et un timbre de bicyclette. Picasso, de son côté, avec une selle et un guidon, a réalisé Tête de taureau. Meret Oppenheim a été plus expéditive, qui a remarqué, en 1952, dans le magazine Schweizer Illustrierte, une photo montrant un essaim d’abeilles tapissant la selle d’une bicyclette, tout près d’une boutique de coiffeur. Une photo que Meret Oppenheim s’est appropriée et qui a été publiée en 1954 dans la revue surréaliste Medium. Vingt auparavant, la même Meret Oppenheim avait été photographiée par Man Ray, nue, derrière la roue d’une presse, la main et le bras tachés d’encre, afin d’illustrer dans Minotaure la beauté « érotique-voilée » selon Breton. Fahrradsatel von Bienen bedeckt, la photo trouvée de 1952 relèverait plutôt du registre « magique-circonstanciel », celui qu’a cultivé « la petite Meret », pour reprendre les mots de Max Ernst. Une Meret, un peu sorcière, à l’instar de Meretlein, l’enfant-sorcière du roman Henri le vert de Gottfried Keller.Meret Oppenheim

Proposition XI

Il y a collection et collection.

DÉMONSTRATION. Marier la définition VII avec l’axiome III.

APPLICATION.  La collection de Sylvio Perlstein n’a rien d’un tirage monotone ni d’une série homogène. Elle redistribue, dans l’espace familier d’une maison, de préférence blanche ou rouge, l’imaginaire collagiste dada, surréaliste ou conceptuel du XXe siècle. Elle est : 1. monoculaire, comme la lunette de Marcel Mariën, bien centrée sur son propos ; 2.  périscopique, comme ce badaud qui, au milieu de la foule de Londres, ne perd rien au couronnement de la reine, grâce à un engin ad hoc ; 3. laconique, comme les messages de Ben ou de Bruce Nauman, et iconique, comme cette femme lacrymale de Roy Lichtenstein sortie d’une case de bande dessinée ; 4. mnémonique, comme les objets de Duchamp ou Man Ray, devenus les rosebuds de notre mémoire ; 5. stimulatrice, et non simulatrice, comme sa gamme de réveils, de panneaux de signalisation et d’écrans vidéo ; 6. expéditive, selon l’adage de Jarry, pour qui, « si l’on veut que l’œuvre d’art devienne éternelle un jour », le plus simple est « de la faire éternelle tout de suite » ; 7. ironique ou  humoristique, comme cela va de soi ; 8. et enfin et surtout, logique et géologique, cette collection est collagiste.Lichtenstein

Proposition XII

Tout ce qui n’est pas arrivé, surviendra à la maison rouge.

DÉMONSTRATION. User et abuser de l’axiome VII et de la définition II.

EXEMPLE À L’APPUI I. André Breton rapporte dans Nadja un hasard objectif survenu en août 1927 alors qu’il séjourne sur la côte normande au manoir d’Ango. Un jour, Louis Aragon lui apprend que l’enseigne « MAISON ROUGE » d’un hôtel de Pourville, vue sous un certain angle, changeait de nature, le mot « MAISON » s’effaçant, et « ROUGE » se lisant « POLICE ». Une ou deux heures après, Lise Meyer lui montre, dans une maison qu’elle venait de louer, un tableau, cloisonné à sa surface de petites bandes verticales, représentant, de face, un tigre, de biais à gauche, un vase, et de biais à droite, un ange. Ces deux illusions d’optique, accidentelle ou artificielle, rencontrées coup sur coup, que Breton a échoué à introduire dans l’iconographie de Nadja, Sylvio Perlstein les a insérées à sa façon dans sa collection (monochromes rouges, clignotant « RED » sur fond rouge, « none sing » alternant avec « neon sign », inscriptions telles que « RED DANGER », « noire et rouge », « He is a tiger », etc.). Mais il y a autre chose. Au manoir d’Ango, Breton relit En rade de Huysmans. L’action du roman se situe dans le château de Lourps, un château à l’abandon, dont la dénomination est la contraction de « loup » et de « l’ours ». Une transformation de mots qui rappelle les illusions d’optique du tableau changeant et de l’enseigne « MAISON ROUGE ». Ultime coïncidence : la seule commune en France portant le nom de Maison-Rouge est située dans le pays briard, exactement dans le rayon du château de Lourps.

EXEMPLE À L’APPUI II. Nous avons vu que Breton, dans sa lettre-collage, avait identifié le personnage masqué du dessin de Gus Bofa à Jacques Vaché. Ce dessin illustrait en fait la nouvelle « Le Bal Rouge » du livre d’André de Lorde Cauchemars. « Le Bal Rouge » étant l’histoire d’une illusion d’optique et d’une méprise tragique. La comtesse de Lerne, donnant un brillant bal masqué, croit reconnaître, parmi les invités, son mari qui l’a quittée depuis des années. Or le personnage costumé, qui est l’objet de sa méprise, n’est autre que le chef de la bande des Masques, illustré par Gus Bofa. La comtesse mourra étranglée. « Le Bal Rouge » va aussi coïncider pour André Breton avec une nouvelle qui va le bouleverser, celle de l’annonce de la mort de Jacques Vaché, l’assassin de la maison rouge.

Emmanuel Guigon et Georges Sebbag

 Références

« De Sylvionis Perlsteinis collectione / À la manière de Spinoza et d’Alfred Jarry », (en coll. avec E. Guigon) in catalogue Busy going crazy collection Sylvio Perlstein, avec traduction en anglais, coédition Fage et La Maison rouge, Paris, 2006.