aa 344 Consignes d’évacuation

Couverture l’Architecture d’aujourd’hui n 344

Qu’est-ce qu’un gros camion ? C’est un container ambulant bourré de marchandises. Qu’est-ce qu’un ordinateur ? C’est un petit cube, une boîte noire bourrée d’informations. Le premier assure la logistique matérielle de la production industrielle, surtout en phase terminale. Le second, avec ses logiciels immatériels, intervient dès la conception et tout au long du travail administratif. Ces deux outils nomades, auxquels s’ajoute le téléphone portable, bousculent le monde et l’imaginaire du travail.

La philosophe Hannah Arendt a cru que l’automatisation allait sonner le glas du travail. Or de nouvelles tâches sont apparues. On a dû faire appel à des gardiens, des magasiniers, des transporteurs, pour stocker, trier, acheminer d’énormes quantités de produits standardisés. Les distributeurs ont pris le relais des producteurs. La logique de l’entrepôt peuplé de marchandises n’a plus rien à voir avec les esprits affairés des bureaux ou avec les corps tendus devant les machines.

Ranger et conserver des marchandises en transit, avant de les évacuer au plus vite. Telle est la principale consigne des nouvelles halles. Il s’ensuit au moins deux faits remarquables : 1°  La présence humaine, mobile et discrète, mais encore indispensable, paraît comme perdue dans ces hangars affectés aux produits du marché. 2° Ces immenses entrepôts aux structures apparentes, qui sont comme des caves ou des cales remontées à la surface, n’ont plus grand chose à voir avec les locaux industriels et les bâtiments administratifs, où s’activaient des ouvriers et des employés installés presque à demeure.

Le photographe Laurent Gueneau a détecté l’étonnante mutation intervenue dans l’organisation du travail. Il a traversé l’immense salle de séjour de la marchandise. Il a pénétré dans les coulisses de nouveaux jobs où s’impose la logique distributive de la marchandise au détriment des transformations démiurgiques ou des relations bureaucratiques. Où travaille-t-on maintenant ? Un peu partout, de moins en moins sur des lieux de travail spécifiques. Qui travaille ? Un peu tout le monde, et pas seulement les professionnels ou les salariés recensés. Car la logique distributive de la marchandise dont Laurent Gueneau a capté l’antre, la mémoire ou le purgatoire, annonce un déplacement du travail dans l’espace (songeons au télétravail) et un transfert de travail d’amont en aval, le consommateur se démenant désormais comme un producteur (songeons au kit ou au self-service). L’ordinateur est un camion qui a chopé le virus du travail.

  Georges Sebbag

 

Références

« Consignes d’évacuation », L’Architecture d’aujourd’hui, n° 344, janv.-fév. 2003. En français et traduit en anglais. Photographies de Laurent Gueneau.