Claude Caroly lithophotographe

Couverture de catalogue Claude Caroly

Dans le champ clos des carrières de l’Oise, que Claude Caroly arpente et photographie depuis des années, deux grands acteurs, deux divinités, s’affrontent en permanence dans l’espoir de déloger l’adversaire et de s’emparer de l’écran. Ces deux Titans se nomment Pierre et Végétation. Tandis que l’une des deux puissances résiste en tablant sur sa force d’inertie, l’autre, constamment sur le qui-vive, grignote des positions grâce à sa stratégie rampante. Quand la carrière est abandonnée par l’homme, les espèces végétales s’y installent à loisir ; au terme d’un lent processus, des graines éclosent dans la moindre des fissures, des arbustes montent à l’assaut ou escaladent des rochers. En revanche, quand la carrière est exploitée, la pierre mise à nu, mais aussi dépecée, dévoile son domaine et ses trésors, comme le signalent les blocs découpés jonchant l’immense excavation du chantier. Une pierre calcaire qui en jette plein la vue avec l’irradiation et les éclaboussures de sa couleur crème. Il reste que le plus important, scruté justement par Claude Caroly, c’est le fascinant corps à corps auquel se livrent les deux géants. Un corps à corps, qui se déroule en surface, mais qui n’a rien de terre à terre. Un corps à corps éperdu entre deux créatures mythiques, dont la claire vision réclame une intervention de l’art ou les insights de l’intuition.

Une présence intermittente
Nulle présence humaine ni animale dans les photographies de Caroly. Il y a là un parti pris, qui s’accorde assez avec la réalité. Aujourd’hui, pour qui pénètre dans le champ arasé et dévasté d’une carrière en activité, l’impression dominante est celle d’une vallée désertique où des blocs de pierre seraient déposés ou dispersés çà et là. On chercherait en vain, au milieu de ces alignements erratiques de dolmens quadrangulaires, la frénésie d’une industrie. Avec un peu de chance, on pourrait apercevoir, dans une pause hiératique, un ouvrier immobile, relié ou collé au sol par une scie monstrueuse. Car il ne faut pas compter, semble-t-il, plus d’un ouvrier carrier au kilomètre carré. Un carrier de Saint-Vaast est aussi isolé dans sa vaste cuvette qu’un agriculteur sillonnant sur son tracteur les champs de la Beauce. Et celui qui s’aventurerait de nos jours dans les carrières laissées à l’abandon de Saint-Maximin, Muysel, Saint-Leu, Thiverny ou Saint-Vaast, ne rencontrera ni curieux ni promeneurs ; tout au plus, il lui arrivera de tomber sur une cordée de varappeurs ou d’apprentis varappeurs accrochés à leur rocher habituel et à leurs repères immuables.

En fait, ni les parois d’escalade, ni même le travail harassant du carrier, ne sont d’un grand secours pour évoquer le mystère des carrières. Certes, l’intervention de l’homme et des techniques est patente, comme en témoignent la trouée d’une colline ou l’évidement d’un plateau, les découpes franches et orthogonales des pans ou des blocs de pierre, et en y regardant de près, les traces de barre à mine ou les lignes tremblées de la scie circulaire. Mais voilà, l’homme a beau ouvrir ou fermer des carrières, les décisions qu’il prend n’en font pas un deus ex machina capable de renverser ou de maîtriser le cours des choses. S’il extrait d’une carrière de quoi édifier une abbatiale ou de quoi soutenir un pont, il peut honorer la matière qu’il déplace, il ne saura quoi penser de la carrière qu’il a creusée. Est-ce un chantier de pierres tombales ou une architecture du troisième type ? Un paysage enclavé ou un chancre à ciel ouvert ? Il serait plutôt enclin à différer sa réponse, dans l’espoir qu’un jour ou l’autre le génie du lieu regagnera ses pénates.

S’il y a un exemple qui contrevient à l’adage cartésien, qui fait de l’homme moderne le maître et possesseur de la nature, c’est bien celui de la carrière. Car autant on sait ouvrir et exploiter une carrière, autant on ne sait pas comment la refermer. Ce n’est pas que l’homme ait ontologiquement horreur du vide ou des trous béants, puisqu’il paraît tout aussi désemparé devant les déblais des mines, tels les terrils pentus des alentours de Lens, Carvin ou Hénin-Beaumont, qui commencent tout juste, trente ans après la fermeture des mines, à se stabiliser et à verdir. La carrière illustrerait à sa manière le malentendu que les hommes modernes entretiennent avec la nature. Nous n’aurions d’autre échappatoire que de nous absenter du site naturel dont nous avons exhumé et débité la substantifique matière première.

C’est donc en dehors ou en dépit de la volonté humaine que les carrières de l’Oise mettent aux prises les deux géants, Pierre et Végétation. Répétons-le, lorsque la carrière est en activité, la pierre rutilante paraît sans rivale. Elle est comme à la parade dans le vaste hall d’exposition où sont stockés provisoirement les blocs témoins de son propre fracassement. Mais lorsque la carrière est désaffectée, les espèces végétales éparses ou luxuriantes viennent s’unir aux parois massives ou aux gisants de pierre. Même les buttes appelées « trônes », qui sont les vestiges les plus élevés de l’ancienne carrière, et que les carriers, pour une raison ou une autre, avaient épargnées, même ces trônes superbes ou hautains doivent en rabattre devant la poussée démographique, sinon démocratique, des populations végétales.

Je meurs où je m’attache
Il faudrait méditer le pouvoir d’adhérence et la vertu d’escalade des ventouses de la vigne vierge ou des crampons du lierre. Cet attachement est tel, y compris à la pierre ou à la paroi la plus abrupte, que l’amour fidèle emprunte sa devise aux exploits du lierre : « Je meurs où je m’attache. » Mais faudrait-il voir alors dans le corps à corps de Végétation et Pierre une étreinte amoureuse, insatiable et langoureuse ? Ou tout au contraire le fameux baiser qui tue, annonciateur de la liquidation à venir du partenaire, en l’occurrence la disparition de l’auguste et impassible pierre ? Ne serait-ce pas d’ailleurs l’impassibilité de Pierre, son cœur de pierre ou son inappétence pour la passion, qui stimulerait les élans et déclencherait toutes les convoitises de Végétation ?

Il y a au fond trois stades dans une carrière, celui du creusement et de l’exploitation, celui de l’abandon progressif à la végétation, qui transforme la carrière en une sublime clairière, et enfin celui de son effacement ou de son enfouissement. Essayons par la même occasion de définir les traits principaux de nos deux créatures mythiques Pierre et Végétation. De façon sommaire, on serait tenté de dire que Végétation représente l’élan vital ou l’instinct de reproduction, tandis que Pierre symboliserait la sédimentation de la mort. Mais cette opposition n’est pas satisfaisante quand on pense que le lierre amoureux aime jusqu’à la mort. Le poète Aragon ne lève d’ailleurs pas l’équivoque qui suspend le lierre entre l’amour et la mort :
Le lierre de tes bras à ce monde me lie
Je ne peux pas mourir Celui qui meurt oublie

Il n’est pas judicieux non plus de prétendre que Pierre s’acoquine avec la mort. La pierre extraite des carrières n’est-elle pas à la fois la matière première, le soubassement et la pierre d’angle des plus prestigieuses constructions ? Quand André Breton, à la fin d’un des plus beaux chapitres de L’Amour fou, invoque le pic volcanique de l’île de Tenerife, le « Teide admirable », auquel il s’identifie et identifie son amour pour Jacqueline Lamba, c’est en pierre volcanique ou en pierre philosophale qu’il édifie le château imprenable de son amour fou : « À flanc d’abîme, construit en pierre philosophale, s’ouvre le château étoilé. »

On sait que, dans Promenades et souvenirs, Gérard de Nerval se remémore son enfance et ses vacances au bord de l’Oise. Il y mentionne aussi la rivière La Nonette, où il pêchait des écrevisses, ainsi que la Thève, où il avait failli se noyer « pour n’avoir pas voulu paraître poltron devant la petite Célénie ! » De la petite Célénie, qui prendra le nom de Sylvie dans Les Filles du feu, il assure qu’elle « aimait les grottes perdues dans les bois, les ruines des vieux châteaux, les temples écroulés aux colonnes festonnées de lierre[1] ». Une manière pour le poète romantique d’afficher un goût prononcé pour la nature, tout en plantant un décor théâtral où se voit consacrée l’union de la végétation et de la pierre. Un décor qui aurait pu justement avoir pour cadre les carrières abandonnées de l’Oise. Ne reconnaît-on pas, dans les photographies de Claude Caroly, des « grottes perdues dans les bois », ou encore des « temples écroulés aux colonnes festonnées de lierre » ?

Toutefois, il y a dans la carrière en activité ou abandonnée, une dimension militaire et architectonique à ne pas négliger. Sans parler des carrières souterraines, évider une carrière c’est nécessairement élever des parois, amorcer des voûtes, dresser des colonnes ou des portiques, garder en réserve des buttes appelées « trônes », bref, c’est édifier l’équivalent des murailles, des contreforts ou des poternes d’une citadelle. C’est pourquoi une carrière abandonnée a pour nous le caractère troublant d’un site archéologique ou d’une citée engloutie. Mieux encore, elle a une vraie parenté avec les bunkers de la côte Atlantique, ces formidables monolithes de béton bousculés par les flots, enfouis dans les dunes ou envahis par la végétation, que l’urbaniste Paul Virilio a recensés et photographiés.

La carrière abandonnée est à l’image de la ville qu’elle a contribué à édifier. Mais elle en est l’image en creux, car seuls les habitants des landes et des clairières, des bois et des forêts y ont élu domicile.

Tailleur de pierre et fleuriste
Selon le sculpteur Isamu Noguchi[2], qui a été tout autant sculpteur et designer, architecte et paysagiste, il y aurait une approche spécifique et presque invincible dans l’art de sculpter. Comme on taille le bois ou la pierre, on pourrait sculpter un site, un parc, un terrain de jeux, une place, un jardin ou une fontaine. On pourrait aussi sculpter un pavillon, une tour, un mémorial ou un cimetière. On pourrait encore sculpter des décors, des costumes, des meubles ou sculpter la lumière comme par exemple les lanternes en papier Akari. On pourrait enfin sculpter l’argile et réaliser des céramiques. Et on pourrait même avoir le souci de soi et se sculpter soi-même, comme l’ont recommandé certains sages. En tout cas, si la sculpture représente, pour Noguchi, un métier et une ascèse, elle est aussi une méthode susceptible d’être mise à l’épreuve sur une multitude de théâtres d’opération. En fait, de ce bloc monolithe qu’est le roc, la pierre ou l’œuvre sculptée, Noguchi tire une science étonnante de la mise en relation.

Noguchi qui, à un moment donné, s’est transformé en potier, a désigné sans complexe comme des « sculptures avec fleurs[3] » certains des vases qu’il avait fabriqués pour les agrémenter avec des végétaux. Il renouait alors avec l’ikebana, l’art floral traditionnel japonais. Mais en disposant, dans des récipients peu ordinaires, des panicules de folle avoine, ou des fines branches bourgeonnantes, ou bien encore une poignée d’épis dressés, Noguchi a voulu nous entraîner sur la ligne de crête où l’artifice côtoie la nature, mais où s’opère aussi une étrange collaboration, une étonnante association entre deux matières, la végétation et la pierre.

On aurait pu ajouter un troisième élément à la végétation et à la pierre, celui de l’eau, si on avait voulu citer des réalisations qui ont fait la célébrité de Noguchi, comme le jardin de l’Unesco à Paris, ou son jardin englouti, Sunken Garden, place de la Chase Manhattan Bank à New York. Quoi qu’il en soit, Noguchi qui a été à l’école de Brancusi, n’a cessé de voir dans toutes les pierres, grès ou calcaire, marbre ou granit, outre le support d’une forme, la matière même, pour ne pas dire la raison même, de la sculpture, du bâtiment, du jardin ou du site. Quand le sculpteur taille la pierre, il ne malaxe pas à sa guise une pâte homogène, comme pourrait le suggérer la théorie d’Aristote. Il soumet la forme qu’il invente à l’opacité, au grain et à d’innombrables détails qui parsèment la pierre.

Nous avons dit que Nerval avait entrevu les carrières de l’Oise. Nous n’hésiterons pas à affirmer aussi que ces carrières, telles que Caroly les a photographiées, le sculpteur et paysagiste Noguchi aurait pu les concevoir et les édifier dans le site, naturel ou artificiel, qui lui aurait paru le plus approprié.

Le photographe Claude Caroly s’accorde avec le sculpteur Isamu Noguchi au moins sur un point : matière première et fondatrice, la pierre est aussi la pierre de touche du temps et de notre existence.

Caroly lithophotographe
À partir de 1938, le peintre canarien Oscar Domínguez, l’inventeur de la « décalcomanie sans objet préconçu », poursuit ses expériences sur l’automatisme et le hasard, en brossant sur ses toiles, en un mouvement vif et tournoyant, toute une série de « paysages cosmiques ». C’est l’époque où il définit, avec l’aide de son ami argentin Ernesto Sábato, le concept de lithochronisme qui résume sa nouvelle recherche en peinture et en sculpture : « Certaines surfaces que nous appelons lithochroniques, ouvrent une fenêtre sur le monde étrange de la quatrième dimension, constituant une espèce de solidification du temps. / Imaginons un instant un corps quelconque tridimensionnel, un lion africain par exemple, entre deux moments quelconques de son existence. Entre le lion Lo, ou lion au moment où t = o, et le moment Lf, ou lion au moment final, se situent une infinité de lions africains, d’aspects et de formes divers. Si maintenant nous considérons l’ensemble formé par tous les points du lion à tous les instants et dans toutes les positions et traçons la surface enveloppante, nous obtenons un super-lion enveloppant de caractéristiques morphologiques extrêmement délicates et nuancées[4]. » Si on laisse de côté l’habillage mathématique du lithochronisme et qu’on se reporte aux tableaux lithochroniques de Domínguez, on y découvre, dans un monde essentiellement minéral, des formes pétrifiées ou des mouvements figés. Par exemple, il n’y a nulle trace de personnage dans la toile Souvenir de l’avenir, hormis une machine à écrire aux touches échevelées, modeste artefact perdu dans un vaste paysage minéral où les plissements géologiques du relief le disputent à d’infranchissables failles.

L’idée chez Domínguez qu’il y a une sédimentation du temps dans la matière et plus précisément dans la pierre, que la géologie est la meilleure voie d’accès à la connaissance des durées et enfin que le lithochronisme se résout dans un automatisme faisant peut-être l’économie de calculs savants, tout cela semble coïncider avec le projet de Caroly de photographier la pierre et d’en révéler la durée.

Les surfaces planes de la pierre, qui sont légion dans une carrière, se présentent comme autant de lithogravures naturelles. Ce sont ces lignes gravées en surface, comme les morsures de la scie ou les entailles et les perforations de la barre à mine[5], ou bien ces teintures dues à la patine ou à l’oxydation, ou bien encore ces lichens, ces mousses et autres moisissures, ce sont tous ces détails que Caroly a isolés ou rapprochés, rivalisant ainsi avec les dessinateurs ou peintres lithograveurs mais disposant aussi de suffisamment d’indices temporels pour se lancer dans une sorte de chronique de la carrière ou de la pierre, ou si l’on préfère, pour porter un regard lithochronique. Outre ces détails, qui sont, comme diraient les cinéastes, autant de plans de coupe, le photographe tient à insister sur les plans d’ensemble, où les végétaux viennent se mirer ou projeter leur ombre sur les parois des carrières ou sur les blocs de pierre.

Sommes-nous devant un document ethnologique, multipliant à l’envi les scarifications de la pierre ? Parcourons-nous un article de reporter, relatant la guerre larvée entre Pierre et Végétation ? Assistons-nous, dans un film d’aventure, à la séquence de la découverte au cœur de la jungle d’un temple en ruine, où l’héroïne est séquestrée dans un caveau ? Nous sommes-nous jadis promenés dans ces bois ? Avons-nous déjà été arrêtés par ces parois ? Que fabrique-t-on dans ces caves voûtées ? Dans quelles catacombes nous fourvoyons-nous ? Éprouvons-nous un sentiment de déjà vu ou de jamais vu ? Bruine-t-il ou neige-t-il ? Foulons-nous une terre de morts ou de vivants ? Pour qui ces stèles sont-elles dressées ? Les arbres et les feuillages sont-ils les génies de ces lieux ?

Claude Caroly a ouvert toutes ces pistes mais ne s’est engouffré dans aucun créneau. Il n’est pas tombé dans le piège de la mise en scène. Et il n’a pas été dupe du pittoresque ni du rendu réaliste. En tant que lithophotographe, il a simplement remarqué que l’écorce du bouleau peut à l’instar de la pierre accrocher la lumière, que les énormes blocs sont des mottes de beurre qui ne fondent pas au soleil, que l’éventail des verts et des roux du végétal est aussi large que le nuancier de la rouille ou du blond calcaire, qu’un bleu métallique peut suinter à l’ombre des grottes, et enfin que si la torsion des branches ou les serpentins du lierre donnent dans l’ornement il n’en va pas de même avec les parallélépipèdes et les strates de la pierre.

Est lithophotographe celui qui rend photosensibles trois types de temporalités : 1. la longue durée des couches géologiques ; 2. les interventions épisodiques de l’industrie humaine dans les carrières ; 3. la croissance des espèces végétales repeuplant les carrières.

C’est à l’intersection de la géologie, de la technique et de l’écologie, que le lithophotographe opère, pour le grand bien de notre imaginaire.

Claude Lévi-Strauss et Claude Caroly
Claude Lévi-Strauss raconte, dans Tristes tropiques, que sa curiosité l’avait poussé, dès l’enfance, vers la géologie : « Je range encore parmi mes plus chers souvenirs, moins telle équipée dans une zone inconnue du Brésil central, que la poursuite au flanc d’un causse languedocien de la ligne de contact entre deux couches géologiques[6]. » Comment regarder un paysage, dont la profusion des signes et les sensations mêlées nous plongent dans la perplexité ou dans un désordre de pensée ? Au-delà de la géographie, de l’histoire et de l’archéologie, Lévi-Strauss propose d’en appeler à la géologie : « Cette ligne pâle et brouillée, cette différence souvent imperceptible dans la forme et la consistance des débris rocheux témoignent que là où je vois aujourd’hui un terroir aride, deux océans se sont jadis succédé. […] Que le miracle se produise, comme il arrive parfois ; que, de part et d’autre de la secrète fêlure, surgissent côte à côte deux vertes plantes d’espèces différentes, dont chacune a choisi le sol le plus propice ; et qu’au moment même se devinent dans la roche deux ammonites aux involutions inégalement compliquées, attestant à leur manière un écart de quelques dizaines de millénaires : soudain l’espace et le temps se confondent ; la diversité vivante de l’instant juxtapose et diversifie les âges[7]. » C’est exactement à ce réveil des âges que conduit la photographie de Caroly. Avec cette particularité que la « secrète fêlure » ou « la ligne pâle et brouillée » observée par Claude Lévi-Strauss devient chez Claude Caroly cette alternance d’exhumation et d’ensevelissement qui, pour la pierre, règle la vie des carrières.

Un détail vient confirmer que le lithophotographe et l’ethnologue géologue sont sur la même longueur d’onde. Tous deux prêtent attention à la diversité des espèces végétales et à une topographie qui n’est pas avare en fossiles.

Mais en affirmant la coexistence de Pierre et Végétation, ne font-ils pas remonter à la surface la vieille question théologique et philosophique de la finalité dans la nature ? Les deux Titans se regarderaient-ils en chiens de faïence  pour édifier le genre humain ? Ou pour exalter la beauté de la nature ?

Tant qu’on reste dans la sphère du désir ou de la volonté humaine, on spécule raisonnablement sur le pourquoi et le pour qui de chaque action. Pour qui ? Telle est justement la question lancinante des personnages de Witold Gombrowicz qui passent leur temps à lancer une ligne pour que quelqu’un morde à l’hameçon. Pour qui le vieux mendiant de Ferdydurke tient-il dans la bouche une branche verte ? Pour qui Hénia, dans La Pornographie, écrase-t-elle l’extrémité d’un ver de terre ? Dans Cosmos, pour qui la main de Léna frémit-elle sur la nappe ? C’est précisément dans Cosmos que Gombrowicz dissèque l’idée de finalité. S’accordant avec Nietzsche sur la mort de Dieu, le romancier polonais récuse la thèse d’une nature finaliste ou d’un plan divin organisant la nature. Il découvre plutôt l’existence d’une nature noire, opaque ou vide, ou alors celle d’un monde peuplé de signes pouvant être combinés en une myriade de relations. La raison semble alors condamnée à errer et même à délirer dans la clairière d’une carrière abandonnée comme au cœur d’une métropole.

Roger Caillois, l’admirateur fervent des pierres, n’a jamais entrevu dans leur forme ou dans leur matière un quelconque dessein de la nature. À la question « pour qui ? », il répond sans hésiter : « Pour personne. » C’est ainsi qu’il en va, selon lui, des pierres, des choses et des fossiles : « Les pierres, présentes à l’origine des choses, se confondent avec les choses mêmes. Et rien d’humain qui ne leur soit irrémédiablement étranger. Elles subsisteront dans l’espace sidéral après l’universelle et inévitable dissolution. Les vestiges du parasite d’un jour ne feront plus que trace dans l’épaisseur des pierres. Fossiles pour personne[8]. » Et pour bien enfoncer le clou, Caillois, qui est pourtant l’auteur de L’Écriture des pierres, se plaît à apostropher les pierres et à énoncer cette sentence : « Pierres, archives suprêmes, qui ne portez aucun texte et qui ne donnez rien à lire[9]… »

Comme en écho à Roger Caillois, le lithophotographe Claude Caroly détecte, en parcourant les carrières en activité ou abandonnées, archive sur archive. Des archives sans message ni destinataire. Des archives visibles et non lisibles. De la finalité sans fin, pour reprendre l’un des oxymores kantiens définissant la beauté. Il détecte surtout, lors de ses visites sans tapage dans l’antre de la nature, que la pierre est un merveilleux support de visions et un extraordinaire conducteur de durées.

L’excavation d’une carrière à ciel ouvert, et à plus forte raison d’une carrière souterraine, ne se réduit pas à un trou mais délimite un périmètre architectural. C’est pourquoi le visiteur qui entre dans une carrière peut raviver doublement sa mémoire. D’abord, l’objet architectural, comme nous le savons depuis Simonide de Céos ou Cicéron, est le support privilégié d’un art de la mémoire[10]. Ensuite, la lithogravure, ou la matière même de la pierre, sollicite elle aussi la mémoire. Mais en ressortant de la carrière, le visiteur fasciné, ébloui ou même étourdi, aura-t-il maintenu en éveil son attention, son imagination et cette double mémoire ?

Quand on prend à part chacune des photographies de Claude Caroly, on a le sentiment qu’elle excite justement cette double mémoire, celle qui situe l’image dans la carrière et celle qui situe Pierre et Végétation dans la durée. Et quand on la chance de voir défiler les photographies de Claude Caroly, on a le sentiment de ne jamais perdre le fil de l’attention, et d’entrevoir par effraction, grâce à l’imagination, le mystère de la carrière.

Georges Sebbag

Notes

[1] Gérard de Nerval, Promenades et souvenirs, in Œuvres, I, éd. A. Béguin et J. Richer, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1960, p. 142.

[2] Isamu Noguchi (1904-1988), de mère américaine et de père japonais, a surtout vécu aux États-Unis.

[3] Cité par Bert Winther-Tamaki, « The Ceramic Art of Isamu Noguchi : A Close Embrace of the Earth » in Isamu Noguchi and Modern Japanese Ceramics, Washington, 2003, p. 64.

[4] Le texte de Domínguez et Sábato est cité par André Breton dans son article « Des tendances plus récentes de la peinture surréaliste », in Minotaure n° 12-13, mai 1939.

[5] Exceptionnellement, Claude Caroly a relevé la gravure d’une face humaine, réduite à deux trous pour les yeux, un trait pour la bouche et une sorte d’ovale pour la forme du visage.

[6] Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques (1955), UGE, coll. 10/18, Paris, 1965, p. 42.

[7] Ibid., p. 43.

[8] Roger Caillois, Le Fleuve Alphée, Gallimard, Paris, 1978, p. 204-205.

[9] Ibid., p. 86.

[10] Voir  G. Sebbag, « La longue carrière des images », texte accompagnant huit photographies de Claude Caroly, « Dans les bois de l’Oise, France », in L’Architecture d’aujourd’hui n° 331, nov.-déc. 2000, « Le temps en chantier », p. 90-97.

 

Références
« Claude Caroly lithophotographe », préface du catalogue Une pierre dans mon jardin que cache la forêt !, photographies de Claude Caroly, Maison de la pierre, 2006.

Extraits de catalogue