Chatons de bagues et revolver-joujou

 

Couverture du Catalogue Bijoux d'artistes

En 1915-1916, Louis Feuillade tourne Les Vampires, un film en dix épisodes mettant aux prises le journaliste Philippe Guérande et la bande des Vampires. Le reporter du Mondial, en lieu et place de la police, mène l’enquête et traque des bandits aux méthodes expéditives et sournoises. Il y aura une lutte à mort entre eux. Lors du deuxième épisode, intitulé La Bague qui tue, le sort de la danseuse Marta Kouriloff est scellé parce qu’au théâtre elle incarne un vampire dans la pièce Les Vampires et que selon une rumeur rapportée par la presse elle serait fiancée à Philippe Guérande. Le Grand Vampire, alias le comte de Noirmoutier, se rend dans sa loge et lui offre une bague empoisonnée qu’il lui passe au doigt. Peu après, la danseuse, virevoltant dans son rôle de vampire au collant noir et aux ailes déployées, s’effondrera sur scène. L’offre d’une bague peut s’avérer fatale.

Au cours du cinquième épisode, L’Évasion du mort, le Grand Vampire, alias le baron de Mortesaigues, prétend fêter les vingt ans de sa nièce, la vamp et chanteuse Irma Vep (anagramme de vampire) jouée par Musidora. Une surprise attend la haute société accourue à cette réception mondaine. Sur le coup de minuit un délicat parfum envahit l’atmosphère. Les invités sont pris au piège d’un gaz soporifique diffusé par le système d’aération. Assoupis, ils seront dépouillés de leurs bijoux, délestés de leur portefeuille. Les vampires amasseront dans des sacs ou mallettes tout un butin de colliers, bagues, bracelets, broches, pendentifs, montres, etc. Ils auront réuni en un clin d’œil une collection inestimable de joyaux.

En 1924, André Breton découpe dans les journaux des titres ou des fragments de titres qu’il dispose à son gré. On peut lire dans le Manifeste du surréalisme, sous l’appellation Poème, ces deux premiers vers où retentit dans un écrin de verdure l’allégresse bleue d’une pierre précieuse : « Un éclat de rire / de saphir dans l’île de Ceylan ». D’autres poèmes-collages de la même époque comportent aussi des évocations ayant trait à la joaillerie ou la bijouterie. Tout d’abord, il y a cette opération d’un faussaire bien intentionné que ne désavouerait certainement pas le sculpteur Alexander Calder : « Le bon apôtre / Il remplaçait / les diamants / par des cailloux / PRIX DE LA BEAUTÉ ». Quelques vers plus loin, une « HIRONDELLE SOUS LE TOIT », particulièrement effrontée, réclame « La bague / DES ORAGES ». Il y aussi, le 17 avril 1924, l’entrée en scène d’une bague suivie d’un étincellement de rubis. Cette fois-ci, une créature féminine et aérienne, dénommée « L’herbe bleue » et agrémentée d’une bague au doigt, a le don de s’introduire par la cheminée et d’ouvrir les portes : « Par la cheminée / L’herbe bleue / LA BAGUE AU DOIGT / OUVRE TA PORTE ». D’autre part, alors que nous participons à une belle réception, où brûle le feu des rubis – bagues, pendentifs et colliers –, une dame ne passe pas inaperçue, qui affiche un impeccable décolleté : « Près et loin des RUBIS / LA DAME EN / DÉCOLLETÉ / Regardez-la ! »

Le 19 avril 1924, Breton poursuit sa quête de bijoux dans les titres de journaux en faisant main basse sur un collier et des pendentifs. S’interrogeant sur ce que la rue annonce, il y voit érotiquement des « draps de lit », dramatiquement « LE PLUS GRAND TUNNEL DE CENDRES » et pour finir « L’ÉCLUSE DE / notre collier », qui pourrait être l’image d’un bassin de rétention bordé de perles fines. À la vérité, le poème-collage s’achève sur une note d’épouvante associant les pendentifs aux incendies du soleil couchant : « Terreur / Pendants d’oreilles / DU COUCHANT ».

On peut mettre à part un poème-collage daté aussi du 19 avril 1924 car il a une portée métaphysique et morale. Très tôt, Aragon et Breton ont été initiés à la philosophie de Kant via Maurice Barrès et notamment à travers la lecture du premier chapitre des Déracinés portant sur l’enseignement de la philosophie dans une classe du lycée de Nancy. Ils ont eu le loisir de méditer la phrase conclusive de la Critique de la raison pratique que le professeur de philosophie avait déclamée à point nommé à ses élèves : « Deux choses comblent l’âme d’une admiration et d’un respect toujours renaissants, et qui s’accroissent à mesure que la pensée y revient plus souvent et s’y applique davantage : le ciel étoilé au-dessus de nous, la loi morale au-dedans. » Breton pose à brûle-pourpoint la question suivante : le sublime du ciel étoilé et le vieil impératif catégorique kantien ne seraient-ils pas en train de prendre la relève ? Ne sont-ils pas d’actualité ? C’est dans ce contexte de devoir et de ciel constellé qu’il invoque ce qu’il appelle « le bain des vieux bijoux ». Voici exactement les termes de son interrogation et de sa spéculation : « Qu’arriverait-il si / Le bain des vieux bijoux / LE CIEL ÉTOILÉ / était / UNE / RELÈVE ». Pour Breton, qui sera bientôt amené à discourir sur le peu de réalité, seule la préoccupation morale échappe à la négation du monde, à la déréalisation du réel. La contemplation d’un firmament de vieux bijoux raffermit notre exigence morale.

Il convient de noter que peu après, dans un poème-collage du 23 avril 1924, Breton n’oublie pas de célébrer le bicentenaire de la naissance de Kant. L’important hommage qu’il rend à Emmanuel Kant né le 22 avril 1724 à Königsberg se rapporte autant à la vie qu’à l’œuvre du philosophe, comme l’indiquent assez clairement ces deux fragments : « Une grande flamme s’éteint / La réalité / merveilleuse légende / […] / La tête de sûreté / EMMANUEL KANT / naquit il y a 200 ans / Le jeunesse intellectuelle / Elle lui résistait […] » Au fait, en matière de bijou, Kant ne représenterait-il pas une précieuse épingle de sûreté ?

« Au beau printemps de 1952 vous viendrez d’avoir seize ans » (Aube, au printemps de 1952, vous viendrez d’avoir seize ans), ainsi commence la lettre à Écusette de Noireuil (à sa fille Aube née le 20 décembre 1935) qui clôt L’Amour fou. Dans cette lettre écrite en août 1936, Breton, qui est loin d’être fixé sur son avenir proche comme sur l’avenir de sa fille, tente de conjurer toutes sortes de menaces ou de démons. C’est pourquoi il essaie de rassurer Écusette de Noireuil en invoquant tour à tour les esprits des joncs, les chatons des bagues et le revolver-joujou : « Mais les esprits des joncs, mais les chats minuscules qui font semblant de dormir dans les bagues, mais l’élégant revolver-joujou perforé du mot “Bal” vous garderont de prendre ces scènes au tragique. » Si Breton en appelle aux esprits des joncs dans un élan animiste, il en va autrement quand il invoque la protection des chats minuscules et du revolver-joujou. Il a alors recours à la divinité nominaliste. Le mot « chaton » désignant autant un jeune chat que la tête d’une bague où s’enchâsse une pierre précieuse, le père d’Écusette de Noireuil métamorphose les bagues en reposoirs à petits chat (il n’est pas impossible, Écusette de Noireuil transposant Écureuil de Noisette, qu’ait primé au départ le sens végétal de chaton, celui de l’enveloppe verte de la noisette préservant une partie du gland). De même, comme il assimile le projectile « Balle » au « Bal » dansant, il met ainsi sa fille sous la garde d’un « revolver-joujou », un élégant bijou qu’elle serait amenée à porter dans une soirée dansante. En 2005, Philippe Perrin réalisera pour Clo Fleiss une broche dénommée Gun, un revolver-joujou en or et nacre.

En 1955, un an avant sa mort, le juriste et écrivain italien Piero Calamandrei prononce une conférence sur Florence. Se demandant où commence et où finit sa ville natale, il décrit une série de cercles concentriques dont le plus large englobe la Toscane. Il ne manque pas d’évoquer parmi eux le cercle des collines formant autour de Florence « comme un chaton enchâssant la pierre » (come il castone entro cui sta la gemma). Il dit encore de cette ville sise au centre d’une légère cuvette « qui semble faite tout exprès pour lui servir de berceau », qu’elle est posée là « comme une perle au milieu d’un coquillage précieux ». Les artisans et les artistes, les marchands et les architectes, les princes et le peuple ont façonné Florence durant des siècles avec le souci et l’application, la justesse et la mesure d’un joailler.

Durant l’été, à Saint-Cirq La Popie, Breton et ses amis surréalistes cherchaient des agates dans le lit du Lot. Auparavant, lors de son voyage avec Élisa au Canada, il avait pu trouver des agates sur la côte de Gaspésie. Arcane 17, récit de ce périple s’achève sur la mention « 20 août – 20 octobre 1944 / Percé – Sainte-Agathe » où le nom de la sainte entre en résonance avec celui de la calcédoine à structure rubanée ou veinée. L’intérêt de Breton pour l’agate remonte en fait à l’époque des historiettes de Poisson soluble. Une page inédite du 14 avril 1924 relate l’aventure de l’agate et du narrateur qui commence ainsi : « L’agate  est venue me prendre à deux heures. Elle paraissait nerveuse et ses veines roses et bleues ne me donnaient d’autres pensées que celles que j’ai toujours. L’agate s’étendit nonchalamment sur le divan jonché de primevères ; elle me regarda longtemps. J’étais nu jusqu’à la ceinture et je ne m’étonnais guère de mon silence non plus. » Puis, dans un style de pur vaudeville, l’agate va découvrir « l’air nocturne » qui s’était caché derrière les rideaux de velours. Confidence du narrateur : « l’air nocturne et moi nous avions vécu ensemble des années entières, je revoyais à son doigt cette bague de plomb qui noircissait la chair sur une hauteur de deux centimètres. » Qui est « l’air nocturne » avec qui Breton s’était engagé ? Est-ce Jacques Vaché qu’il a tant aimé ou bien Simone Kahn qu’il a épousée ? Quoi qu’il en soit, la romance se poursuit avec l’agate curieusement identifiée à une enseigne rouge de bureau de tabac ou à une carotte avec ses fanes : « J’aimais l’agate à cause de ses robes d’amazone et je la regardais fuir dans une allée couverte de grands arbres qui s’obscurcissait toujours. L’agate riait et de sa cravache mouillée, elle brisait les ornements de la promenade […] » Mais après différents soubresauts de l’agate, l’aventure prend fin : « L’agate disparut de grand matin, morceau par morceau, entraînée par les courants […] »

En 1944, à New York, André Breton consacre une importante préface à l’exposition Matta de la galerie Pierre Matisse. D’emblée, il discrédite la perle et jette son dévolu sur l’agate : « La perle est gâtée à mes yeux par sa valeur marchande. […] Ici, sur la plage de Percé, en Gaspésie, du matin au soir les gens de tous âges, de diverses conditions, sont en quête d’agates brutes rapportées par la mer. » Ces petites pierres, ingrates en apparence, présentent une lueur caractéristique pour qui sait voir sous un certain angle. Breton se demande comment le génie humain pourrait égaler ce « compromis passé entre le nuage et l’étoile », cette goutte du « sperme universel ». Il en vient à penser que les premiers essais surréalistes furent une quête de l’agate mentale nécessitant la compagnie des plus modestes cailloux du langage. Tombe alors la formule définissant la peinture de Roberto Matta, expérimentation d’un animisme total, révélation de l’imagination de la nature, recherche éperdue d’une lumière astrale : « Matta s’est jeté à l’agate […] » Formule qu’on pourrait ainsi compléter : « Matta s’est jeté à l’eau exaltée, à l’eau pure et au feu de l’agate. » Lorsque l’artiste des morphologies psychologiques conçoit des colliers ou des pendentifs, il invoque des divinités amérindiennes, un hibou, une ronde de chauves-souris, sans oublier leurs yeux de rubis ou de saphir. Et s’il introduit une perle c’est à condition qu’elle soit sertie dans un coquillage adossé aux ouïes ou à l’ossature d’un fabuleux animal marin.

En 1996, le surréaliste canadien Jean Benoît confectionne pour Clo Fleiss Une étoile à la mer, un ravissant collier avec pendentif en plumes, cuir et velours, où des scarabées sont appariés à une étoile de mer. L’année suivante, il s’ingénie, avec des plumes, des coquilles de noix et des scarabées, avec donc des produits naturels, à composer un motif exhibant trois joyeuses figures et il intitule ce collier avec pendentif Qu’y a-t-il dans une noix ? L’étoile de mer et les scarabées de Jean Benoît nous mettent sur la piste du Scarabée d’or d’Edgar Poe. Dans cette nouvelle, un scarabée d’or sert de fil conducteur à la découverte d’un trésor dans une île fréquentée jadis par les pirates. L’épisode le plus spectaculaire du récit concerne l’escalade d’un gigantesque tulipier en vue d’enfiler dans l’orbite gauche du crâne cloué sur la septième branche une ficelle lestée du scarabée d’or, tout cela afin de déterminer l’emplacement exact du trésor enfoui dans le sol. Chez Edgar Poe, l’apparition d’un scarabée d’or et la résolution d’un cryptogramme sont les conditions de la découverte d’une malle au trésor. Chez Jean Benoît, le voyage dans les îles, de préférence du Pacifique, ne va pas sans la plus belle des parures et le frêle esquif d’une coquille de noix.

Il y a un autre produit de la mer, toujours destiné à Clo Fleiss : le pendentif intitulé Raie. Edouardo Arroyo a taillé son animal dans une écaille léopard.

Les artistes semblent assez peu tentés par le bracelet. Le sculpteur Bernar Venet a simplement réduit à la taille d’un bracelet, ou encore d’une bague, ses enroulements d’acier monumentaux. Le sculpteur Pol Bury a réalisé le même type de bijou agrémenté de boules à l’échelle d’un bracelet puis à celle d’une bague. En 1963, Asger Jorn grave des personnages sur un large bracelet de cuivre. Jacqueline de Jong, à qui échoit le bijou, façonnera, beaucoup plus tard, le plus improbable des pendentifs en enrobant d’or de la pomme de terre séchée. Il reste trois artistes qui ont abordé le bracelet pour ainsi dire à bras le corps. Le designer et sculpteur Serge Manzon, à l’image de la partie supérieure d’un cadenas, conçoit son bracelet comme une anse obturée par deux barres et le dénomme Menotte. Ben, comme s’il voulait donner la réplique à Manzon, a écrit sur les quatre faces de son bracelet : «  Je / me / sens / libre ». Quant au bracelet en argent de la sculptrice Christiane Billet, il a la particularité, n’étant pas fermé, d’être couronné d’un gland à une extrémité et d’une boule généreuse englobant une améthyste à l’autre extrémité, ce qui, à bien y regarder, avec cette verge courbée, nous éloigne du phallus triomphant.

Reprenant à son compte un fabliau sur les « cons parlants », Denis Diderot relate dans son roman licencieux Les Bijoux indiscrets l’expérience du sultan Mangogul qui en tournant un anneau magique se rend sur-le-champ invisible et parvient à faire parler en public le bijou (autrement dit l’organe sexuel) de la femme dont il s’est approché. Cette expérience conduite trente fois donne lieu à des aveux sur la sexualité vécue mais aussi fantasmée. Deux bracelets que nous avons laissés de côté pourraient, à nos yeux, remplir l’office de bijoux indiscrets. D’abord le mince bracelet circulaire que Meret Oppenheim a chaudement enveloppé d’une épaisse fourrure en 1935. Ensuite, le bracelet un peu ouvert que Lucio Fontana a surmonté d’un imposant œuf fendu et qu’il a baptisé Egg.

Tout bijou est érotisé en tant que parure ou dès lors qu’il est attaché à une partie du corps – le doigt, l’oreille, le bras, le cou ou le buste. Il faut distinguer ici la puissance érotique du pouvoir magique que possède un anneau. Platon relate dans La République le mythe de Gygès. Un berger lydien découvre à la suite d’un séisme un anneau d’or. Il s’apercevra vite qu’il possède le pouvoir de devenir invisible en tournant le chaton de la bague vers l’intérieur de la main et redevient visible en le tournant vers l’extérieur. Dès lors il usera de cette bague magique pour tuer le roi et accéder au pouvoir. N’est-on pas tenté de commettre l’injustice quand on est assuré de demeurer impuni ? Cependant, le philosophe qui aspire à la sagesse préférera pour sa part subir l’injustice plutôt que la commettre.

Il y a d’abord le poids de l’or, la grosseur de la pierre, la limpidité de la perle. Vient ensuite le travail de l’orfèvre ou du joailler. Surgit enfin le bijou d’artiste. Mais l’artiste apporte-t-il à l’objet-bijou une nouvelle valeur ajoutée ou ne fait-il que lui imposer son poinçon, son logo ou sa marque ? Serait-il un intrus, voire un imposteur ? Le bijou d’artiste se trouve à l’intersection de la sacralisation de l’art, de la cotation des métaux précieux et du désenchantement du monde. En un sens, il nous en dit autant sur le monde que sur le monde de l’art. Ne préfère-t-on pas porter des bijoux en toc ou des faux plutôt que de parader avec des vrais ? Quant aux bijoux d’artistes, plutôt que de s’en accoutrer, n’est-il pas tentant de les adorer comme des reliques, de les contempler sous verre et de les collectionner ? D’ailleurs, de fil en aiguille, l’artiste ne devrait-il pas dessiner, pour chacun de ses bijoux, le costume lui servant d’écrin ?

Dans son Utopie de 1516, Thomas More renverse les valeurs ambiantes. Les Utopiens de l’île d’Amaurote mangent et boivent dans de la vaisselle d’argile ou de verre, alors que l’or et l’argent sont destinés aux plus vils usages. C’est pourquoi on en fait même des pots de chambre. On en forge aussi des chaînes pour les esclaves. Les criminels ont des anneaux d’or aux doigts et aux oreilles, un collier d’or au cou, un frein d’or à la tête. Ce sont là des marques d’opprobre. Quatre siècles plus tard, le bolchevique Lénine exaltera l’urinoir en or massif, concept et matérialisation du triomphe de la révolution communiste : « Lorsque nous aurons remporté la victoire à l’échelle mondiale, nous édifierons, je pense, dans les rues de quelques-unes des plus grandes villes du monde, des pissotières en or. » Parmi les recherches expérimentales du groupe surréaliste menées en 1933, il y a celle relative aux monuments de Paris. En qui concerne la statue de Clemenceau, Benjamin Péret propose de la détruire et de mettre à la place « une des pissotières en or dont parle Lénine ». L’entrée « Or » du Dictionnaire abrégé du surréalisme (1938) de Breton et Éluard est illustrée par la seule citation de Lénine sur les pissotières en or. En décembre 1959, lors d’un entretien télévisé avec Louis Pauwels, Salvador Dalí prétendra qu’Aragon et Éluard sont devenus communistes dans l’attente des pissotières en or, article premier du programme léniniste. Il va de soi que Salvador Dalí sait composer avec l’or. Comme boucles d’oreilles, deux minuscules récepteurs de téléphone en or feront l’affaire. Comme pendentif, une médaille à son effigie et à celle de Gala entourée de l’inscription Avida Dollars, anagramme de son nom trouvée par Breton, chantera sa gloire et son appétence pour l’or et l’argent.

Les bijoux peuvent être des instruments de séduction et de pouvoir. Condensent-ils le luxe, l’opulence et la volupté ? Expriment-ils la majesté ? Symbolisent-ils la transcendance ? Y a-t-il des bijoux à quatre sous ? Les médailles en chocolat valent-elles les médailles d’or, d’argent ou de bronze ? L’agate mentale peut-elle détrôner la perle authentique ? Porte-t-on des bijoux ou les laisse-ton au vestiaire ? Le bijou a-t-il surtout une charge affective, talismanique et magique ? La bijouterie a-t-elle une place dans la démocratie du grand nombre ? Ces questions trottent dans la tête des artistes qui se frottent aux bijoux. Si les uns se résolvent à fabriquer des pins à leurs couleurs, d’autres procèdent autrement. Alexander Calder s’empare d’une pince à billets et la transforme en pendentif. Arman, avec ses boucles d’oreilles combinant des instruments de musique, imagine des bijoux sonores. Soto suspend des lames à ses boucles d’oreilles pour garantir l’effet sonore. L’araignée de Louise Bourgois paraît plus apaisée et concentrée à la hauteur d’une broche que dans ses monumentales apparitions hautes sur pattes. Le Brésilien Cildo Meireles a équipé sa bague d’un chaton qui pourrait être l’embout d’un canon de revolver ; ce chaton obturé par une lentille recèle un explosif.

Les objets surréalistes, en y incluant les ready made de Duchamp, ont contribué à remodeler le champ de la sculpture. Ils ont accordé à l’objet la plus grande extension possible : objet trouvé, objet perturbé, objet à fonctionnement symbolique, objet mathématique, etc. Cependant, comme si elle se reconnaissait dans cette prolifération d’objets, la société marchande s’est lancée dans une course effrénée à la production d’objets en série et a même célébré au passage l’objet inutile ou gadget. La société du spectacle en a rajouté une couche avec ses images obsédantes et ses objets virtuels. Devant une telle accumulation d’objets, dont la plupart finissent à la décharge, on peut se demander si les bijoux, adaptés à l’anatomie et à la toilette humaine, n’ont pas été emportés dans la tourmente. Le certain est que les artistes ne se sont pas résignés à envisager le bijou comme un colifichet ou un simple accessoire. Mais les points de vue des uns ne correspondent pas aux desseins des autres. Cette typologie succincte des bijoux d’artistes souligne la différence des approches : 1. le bijou-médaillon où domine la force symbolique de la figure ou du masque humain (Brauner, Cardenas, Claerhout, Clavé, Corneille, Derain, Dubuffet, Ernst, Gargallo, Giacometti, Hare, Hugué, Jorn, Laurens, Lipchitz, Picasso, Yue Minjun) ; 2. le bijou dessiné ou sculpté, prêt à être usiné (Adami, Agam, Bertoia, BP, Brown, Bury, Caldas, De Camargo, Caro, Del Pezzo, Fontana, General Idea, Guzmàn, Gilioli, Haring, Indiana, Julien, Jean, Kapoor, Melotti, Milhazes, Morellet, Neto, Nevelson, Ono, Paolini, Pazos, Pomodoro, Rickey, Smith, Soto, Takis, Venet) ; 3. le bijou-logo (Arman, Arp, Baj, Ben, Bourgeois, César, Hains, Lichtenstein, Mathieu, Raynaud, Saint-Phalle) ; 4. le bijou indiscret (Antoni, Benoît, Billet, Elléouët-Breton, Hérold, Man Ray, Matta, Oppenheim, Tanning, Vanarsky) ; 5. le bijou fantaisie (Arroyo, Berlant, Dalí, Freddie, Gilardi, González, Lalanne, Lebel, Mastroianni, Tunga) ; 6. le bijou déformé ou moqué (Barceló, Barker, Calder, De Jong, Falkeinstein, Man Ray, Manzon, Mereiles, Perrin, Rabascall).

En dépit de ses attaques en règle contre la philosophie rationaliste, le surréaliste René Crevel n’est pas hostile à la métaphysique. Le mot de métaphysique s’inscrit même dans sa sphère intime. La lettre à Mopsa Sternheim du 8 mars 1928 s’achève sur le dessin d’un cœur et d’une flèche avec les noms de Mops et René, le tout légendé : « Diamant pour ta bague métaphysique. » Symbolique sexuelle ? Mot de passe amoureux ? Fiançailles mystiques ? On se perd en conjectures, d’autant plus que le 18 avril, la « bague métaphysique » sera évoquée à trois reprises. Mopsa a-t-elle confectionné un anneau magique pour René, renouant ainsi avec le romantisme de Novalis ? Déjà lors de son hommage à Lautréamont dans Le Disque vert, Crevel mettait sa « bouleversante amitié » avec Breton, Aragon et Éluard sous le signe de leur alliance avec Lautréamont. Il usait de la formule incantatoire, « Lautréamont, ta bague d’aurore nous protège », pour le titre et la conclusion de l’article.

En juin-juillet 1918, le soldat André Breton écrit « Pour Lafcadio », un poème au cours duquel il cite sans les nommer Rimbaud mais aussi ses amis Aragon, Fraenkel et Vaché. Ce poème dont le titre est un clin d’œil à André Gide (Lafcadio étant l’auteur d’un crime gratuit dans le roman Les Caves du Vatican) s’achève ainsi : « Mieux vaut laisser dire / qu’André Breton / receveur de Contributions Indirectes / s’adonne au collage / en attendant la retraite. » Le soldat Breton, tout en jouant sur le double sens du mot « collage » et du mot « retraite », se lance dans une longue carrière de collagiste, de « receveur de Contributions Indirectes ». De plus, le jeune poète affirme sa foi collagiste en intitulant son premier recueil Mont de piété. Le titre, orthographié sans traits d’union, condense deux sens : crédit sur gages et pic de dévotion. Dans ce recueil, l’emprunteur sur gages voue un culte à ceux qu’il a eu l’occasion d’admirer et de piller – Mallarmé, Gide, Derain, Valéry, Vaché, et en tête de liste Arthur Rimbaud. Avec Mont de piété, Breton retrouve l’état d’esprit du poème « Dévotion » de Rimbaud, en particulier la ferveur de ce vers : « À ma sœur Léonie Aubois d’Ashby. Baou – l’herbe d’été bourdonnante et puante. – Pour la fièvre des mères et des enfants. » Paul Valéry ne s’y trompe pas. Quand Breton lui écrit qu’il va appeler son premier recueil Mont de piété, Valéry réplique aussitôt en invoquant Rimbaud : « Mont de piété est un titre délicieux – à toutes les reconnaissances… Baoû ! » Ajoutons qu’au moment où Breton reprend et corrige le vocable « Mont-de-piété », il a comme un pressentiment. En effet, quatre mois après, la presse annoncera une réforme des établissements de prêts sur gages avec pour commencer un changement de sigle. Le « Crédit municipal » succédera au vénérable « Mont-de-piété ».

En janvier ou février 1919, André Breton entend avant de s’endormir la phrase : « Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre ». Cela déclenchera l’expérience de l’écriture automatique des Champs magnétiques. Beaucoup plus tard, dans Le La, le poète surréaliste confessera avoir recueilli chaque fois qu’il l’avait pu de tels messages « avec tous les égards dus aux pierres précieuses ». Il précisera aussi : « Il fut un temps où je les enchâssais tout bruts au départ d’un texte ». Enfin, il reconnaîtra que ces phrases de présommeil ou de réveil représentent pour lui la pierre de touche (pierre siliceuse très dure utilisée pour authentifier l’or ou l’argent) par excellence. Les messages automatiques sont les agates mentales ou verbales qui nous font éprouver les vertiges de la pensée et les prodiges du langage.

Des Esseintes, le héros du roman À rebours de Huysmans, contemple à loisir deux chefs-d’œuvre de Gustave Moreau dont il s’est porté acquéreur. Dans l’huile sur toile Salomé, la fille d’Hérodias entame la danse qui doit réveiller les sens assoupis du Tétrarque Hérode : «  ses seins ondulent et, au frottement de ses colliers qui tourbillonnent, leurs bouts se dressent ; sur la moiteur de sa peau, les diamants, attachés, scintillent ; ses bracelets, ses ceintures, ses bagues, crachent des étincelles ; sur sa robe triomphale couturée de perles, ramagée d’argent, lamée d’or, la cuirasse des orfèvreries, dont chaque maille est une pierre, entre en combustion, croise des serpenteaux de feu, grouille sur la chair mate, sur la peau rose thé, ainsi que des insectes splendides aux élytres éblouissants, marbrés de carmin, ponctués de jaune aurore, diaprés de bleu d’acier, tigrés de vert paon. » Dans l’aquarelle L’Apparition, la tête coupée de Jean-Baptiste apparaît à la seule Salomé. Aux yeux de des Esseintes, cette vision inquiétante rend encore plus envoûtant le corps de bijoux, joyaux et pierreries qu’elle inonde de ses rayons : « Sous les traits ardents échappés de la tête du Précurseur, toutes les facettes des joailleries s’embrasent ; les pierres s’animent, dessinent le corps de la femme en traits incandescents ; la piquent au cou, aux jambes, aux bras, de points de feu, vermeils comme des charbons, violets comme des jets de gaz, bleus comme des flammes d’alcool, blancs comme des rayons d’astre. » Les bijoux les plus beaux, désirables ou adorables, nous sont révélés lors d’une apparition.

Georges Sebbag

Références 

« Chatons de bagues et revolver-joujou », publié dans le catalogue Bijoux d’artistes, Une Collection, Sylvana editoriale, Galerie du Crédit municipal de Paris, 2012.

Extrait de catalogue