Arthur Cravan, neveu d’Oscar Wilde

Cravan est surréaliste dans le défi


[« Arthur Cravan, neveu d’Oscar Wilde » établit un parallèle entre la personnalité multiple d’Arthur Cravan qui tente d’égaler en génie son oncle Oscar Wilde et Jean-François Rameau, un personnage excentrique et bouffon, neveu du grand musicien Jean-Philippe Rameau. Arthur Cravan apparaît alors comme la réincarnation de ce neveu scandaleux auquel  Diderot a consacré son magnifique roman Le Neveu de Rameau. Il y a aussi dans cet essai très documenté, outre la relation de la visite purement imaginaire de Wilde chez son neveu, la description des rapports tumultueux de Cravan, directeur de la revue Maintenant, avec le poète Guillaume Apollinaire et l’écrivain André Gide. On apprend que Cravan aurait pu servir de modèle à Gide pour Lafcadio, le héros désinvolte des Caves du Vatican qui commet un crime gratuit.]                         

Arthur Cravan, neveu d’Oscar Wilde [Extraits]

André Breton, en tant que conseiller artistique du collectionneur Jacques Doucet, réussit l’exploit de faire acheter au grand couturier La Charmeuse de serpents du Douanier Rousseau en mai 1922, puis Les Demoiselles d’Avignon de Picasso en décembre 1924. Mais, en tant que conseiller littéraire, dès le 3 mars 1921, il recommande l’acquisition des cinq numéros de la revue Maintenant d’Arthur Cravan, dont il décrit le contenu : un article très vivant sur le salon des Indépendants de 1914, le récit d’une visite à André Gide, de curieuses réclames, des poèmes et des « souvenirs » sur Oscar Wilde. Le poète et boxeur Arthur Cravan vendait la revue à la criée, en poussant dans les rues de Paris une charrette de marchand de quatre-saisons chargée d’exemplaires. Pour Breton, la revue Maintenant, où se donne libre cours une des pensées les plus modernes, représente « un des témoignages les plus nets de l’état d’esprit qui précéda Dada ». À Jacques Doucet qui a pu lire les Lettres de guerre de Jacques Vachéque Breton a publiées en 1919, le conseiller littéraire apporte cette précision : « Jacques Vaché avait connu par moi Maintenant qui l’amusait beaucoup[1]. »

Arthur Cravan et Jacques Vaché sont tous deux morts prématurément. À l’automne 1918, le dandy du ring disparaissait au large des côtes du Mexique. Le 6 janvier 1919, le dandy des tranchées succombait à une forte ingestion d’opium dans un hôtel de Nantes. Si André Breton n’a pas manqué d’associer les destinées de Cravan et de Vaché, il faut remonter en deçà du surréalisme et de ses premières années pour esquisser un parallèle entre le rédacteur unique de la revue Maintenant et l’inventeur de l’umour sans h. En fait pour tirer le bon fil généalogique, il nous faut nous adresser ni plus ni moins qu’à Denis Diderot, l’encyclopédiste et romancier né en l’an de grâce 1713, année comme on sait à laquelle André Breton s’identifiait.

[…]

La visite d’Oscar Wilde

Dans la nuit du 23 mars 1913, tout au moins c’est ce que raconte Arthur Cravan dans le numéro spécial de Maintenant d’octobre-novembre 1913, un étranger est venu sonner à sa porte, au 67, rue Saint-Jacques, se présentant sous le nom de Sébastien Melmoth. Ce fut un choc et une effusion mémorable entre Fabien Lloyd et Oscar Wilde, très officiellement mort le 30 novembre 1900. Entre le neveu et l’oncle, qui avait lui-même emprunté à son grand-oncle Charles Maturin, le nom du héros de son roman noir Melmoth ou l’homme errant. Coup double ! Alors qu’il n’avait pas rencontré le beau-frère de son père quand il était enfant, Arthur Cravan pouvait enfin l’étreindre et proclamer bien haut qu’Oscar Wilde, un Oscar Wilde certes les cheveux blanchis, était toujours vivant. Toutefois, la rencontre n’allait pas se résumer à des embrassades familiales, elle allait laisser éclater le génie trouble des deux protagonistes, en particulier le maintien expectatif, presque timide de l’un et l’humour expansif, voire agressif de l’autre. Car ce qui apparaît à la fois comme un événement hors norme et un énorme canular nous entraîne sur la voie escarpée du neveu de Rameau hanté par le génie de son oncle et sur la voie ascendante d’un André Breton qui ne cessera d’être visité tout au long de l’existence, durant ses rêves comme dans la veille, par le fantôme de Jacques Vaché, l’inventeur de l’humour sans h, disparu prématurément le jour de l’Épiphanie de 1919.

En tout cas, pour donner plus de corps à la réapparition d’Oscar Wilde, Cravan n’hésita pas à contacter le correspondant du New York Times à Paris, qui propagea la nouvelle sensationnelle dans l’édition du 9 novembre 1913. Le journaliste argua qu’au cours de son enquête il n’avait pu retrouver une seule personne ayant vu de près le cadavre de Wilde. Il fit aussi savoir que le neveu d’Oscar Wilde réclamait l’ouverture du cercueil de son oncle, étant même prêt à verser 5 000 dollars dans le cas où ses dires seraient infirmés.

Il paraît étrange que Cravan ait attendu le numéro de Maintenant d’octobre-novembre 1913 pour révéler l’apparition de son oncle du 23 mars, alors qu’il aurait pu la relater dans le numéro de juillet. De plus, comme ce numéro de juillet a mis en vedette la visite à André Gide, se pose la question, tout au moins dans l’imaginaire du poète boxeur, de la chronologie des deux visites. À l’automne 1913, Cravan voulait-il se persuader, et nous persuader, qu’il avait été visité par Wilde avant de rendre visite à Gide ? Mais n’est-ce pas justement le contraire ? N’a-t-il pas eu l’idée de la visite de Wilde, après avoir rencontré de visu André Gide ?

Procédons à une comparaison. Le 10 octobre 1921, de passage à Vienne, le dada-surréaliste André Breton prend rendez-vous avec Freud, sans doute pour tester l’admiration qu’il lui porte. Il sort un peu déçu de son entrevue avec le psychanalyste. Mais le ton de reporter qu’il adopte dans son article sur le professeur Freud n’est pas sans rappeler la manière cavalière de Cravan furetant dans la maison d’André Gide. Il reste que Cravan avait de sérieuses raisons d’approcher l’écrivain Gide. Il devait estimer que le jeune André Gide qui avait rencontré son oncle Wilde à Paris, l’avait croisé à Biskra et à Alger, visité à Berneval puis revu à Paris, pouvait lui transmettre, en tant que fan de l’homme Wilde et de ses écrits, sinon quelque secret, du moins un message ou un détail significatif. Il n’en fut rien. Même quand il tendit la perche à son hôte, en lançant dans la conversation le nom de Charles-Henry Hirsch, l’ami de Catulle Mendès, André Gide ne broncha pas. L’auteur des Nourritures terrestres aurait pu sauter sur l’occasion et se prévaloir de n’avoir pas désavoué Wilde après son procès, à la différence de Catulle Mendès qui, s’étant senti offensé d’être compté parmi les familiers de Wilde, s’était battu en duel avec le journaliste Jules Huret[2].

La visite à André Gide ne donna rien, sinon un bon prétexte pour mettre en boîte le bonhomme et l’écrivain. Arthur Cravan ne s’est surtout pas privé d’un mot moqueur : « On dira peut-être de moi que j’ai des mœurs d’Androgide. Le dira-t-on ? » Dès lors, n’ayant pas eu accès à l’oncle Wilde via André Gide, Cravan n’avait plus qu’à organiser sa résurrection et raconter par le menu comment il avait dévisagé, touché, embrassé, insulté, etc., le saint homme Oscar Wilde. D’autant plus que dans le corps de l’article deux dessins d’Ernest La Jeunesse de 1900 croquant Oscar Wilde venaient compléter le tableau.

Georges Sebbag


[« Cravan est surréaliste dans le défi », précise comment Cravan est vite entré dans le panthéon surréaliste, au même titre que Lautréamont ou Jacques Vaché. Cravan était-il dada avant Dada ? Surréaliste avant la lettre ? La question n’est pas tranchée. Une des images qui persiste dans l’imaginaire d’André Breton ou de Philippe Soupault est celle du poète qui n’a pas froid aux yeux et qui dans les rues de Paris vend à la criée sa revue Maintenant en poussant une charrette chargée d’exemplaires.]

Cravan est surréaliste dans le défi

De même qu’il a porté très haut Jacques Vaché, dont il a publié les Lettres de guerre dès 1919, André Breton n’a jamais cessé de saluer Arthur Cravan, l’unique rédacteur de la revue Maintenant. Le nom de Cravan est connu très tôt parmi les dada-surréalistes. En juin 1920, dans Littérature n° 14, Philippe Soupault publie l’épitaphe d’Arthur Cravan disparu dans le golfe du Mexique, mais aussi les épitaphes de Georges Ribemont-Dessaignes, Francis Picabia, Théodore Fraenkel, Marie Laurencin, Louis Aragon, Paul Éluard, Tristan Tzara et André Breton, qui sont toujours vivants. Dans le poème-épitaphe consacré à Cravan, Soupault salue le boxeur, le provocateur et celui qui vendait la revue Maintenant dans une voiture de marchand de quatre saisons :L

Les marchands de quatre saisons ont émigré au Mexique
Vieux boxeur tu es mort là-bas
Tu ne sais même pas pourquoi
Tu criais plus fort que nous dans les palaces d’Amérique et dans tous les cafés de Paris
Tu ne t’es jamais regardé dans une glace Tu ne sais même pas pourquoi

[…]

Le 3 mars 1921, en tant que bibliothécaire de Jacques Doucet, Breton suggère au grand couturier d’acquérir la collection des cinq numéros de Maintenant. Il évoque notamment l’article sur le salon des Indépendants de 1914, le récit d’une visite à André Gide et des « souvenirs » du neveu d’Oscar Wilde. Il rappelle que Cravan vendait Maintenant dans les rues de Paris en poussant une charrette chargée d’exemplaires. À ses yeux, cette revue qui rivalisait avec Les Soirées de Paris de Guillaume Apollinaire témoignait d’un esprit dada avant la lettre. En outre, Breton confie  qu’il avait fait connaître Maintenant à Vaché, ce qui avait beaucoup amusé le dandy des tranchées.

La conférence de Barcelone

Le 27 octobre 1922, lors d’une séance de sommeils hypnotiques avec ses amis surréalistes, Robert Desnos ne manque pas d’évoquer Cravan prêt à s’embarquer pour quelque aventure : « Cravan se hâte sur la rive et sa cravate joue dans le vent. » Toujours ensommeillé, Desnos trace avec son crayon deux ou trois signes, une ou deux lignes, et légende son dessin automatique de ces mots : « la mort de Cravan ».

Le mois suivant, Breton et Picabia, qui sont alors les deux principaux animateurs de la revue Littérature, séjournent à Barcelone. Breton préface l’exposition Picabia chez Dalmau. Le 17 novembre, il prononce une conférence à l’Ateneo, « Caractères de l’évolution moderne et ce qui en participe ». Comme en passant, il donne son sentiment sur Barcelone. Le climat, les Barcelonaises et La Sagrada Familia l’attirent et le déconcertent. L’évocation de la Sagrada Familia exprime assez bien son ambivalence : « une église en construction qui ne me déplaît pas si j’oublie que c’est une église ». Cette note antireligieuse, il la partage avec le provocateur Picabia, auteur de Jésus-Christ rastaquouère. Breton en profite pour révéler le sentiment de son ami peintre sur « l’Irlande du Nord de l’Espagne ». Picabia, présenté par Dalmau comme « le plus sceptique des peintres », a beau vouloir rester insensible, son cœur « est un peu pris par ce pays ». Autre touche au tableau : Breton suggère que Pablo Picasso « se souvient » de la Catalogne. Au fond, ni Breton, ni Picabia, ni Picasso ne sont indifférents au pays catalan.

La conférence de Barcelone analyse de façon étincelante la sensibilité surréaliste. Pour la démonstration, y sont convoqués les poètes précurseurs Ducasse, Nouveau, Rimbaud, Apollinaire, les peintres Picabia, Picasso, Duchamp, Chirico mais aussi Max Ernst et Man Ray, sans compter les dadas qui s’éloignent comme Tzara et Soupault et les amis qui restent proches comme Aragon, Baron, Desnos, Éluard et Péret. Mais ni Cravan ni Vaché ne sont oubliés. Breton ne se prive pas de rappeler que Cravan, à New York, Cravan faisait un drôle de conférencier ; devant une foule accourue pour l’entendre parler de l’humour moderne, il se faisait traîner sur la scène « pour n’émettre que des hoquets et commencer à se déshabiller, au grand émoi de l’assistance, jusqu’à ce que la police vînt mettre brutalement fin à son manège. » Mais le destin de Cravan, comme celui de Vaché, aura été d’avoir traversé la guerre à toute allure. Même si le « charretier » Cravan a disparu quelque part au large du Mexique, il semble que retentissent encore ses coups de fouet.

En octobre 1923, dans Littérature, nouvelle série, n° 11-12, s’étale sur une double page intitulée ERUTARETTIL (le titre Littérature pris à rebours) une composition graphique de soixante et onze noms d’ancêtres ou de précurseurs du surréalisme, parmi lesquels figure celui de Cravan, qui fait bien partie de la famille, à l’égal de Vaché, Roussel ou Apollinaire.

Dans « Poète et boxeur », paru dans le dernier numéro de Maintenant d’avril-mai 1915, Cravan se décrit dans le compartiment d’un train qui roule entre Londres et Liverpool. Face à une riche Américaine accompagnée de sa fille, il imagine toutes sortes de choses à connotation érotique et envisage un mariage qui le conduirait jusqu’à San Francisco : « Nous passerons des après-midi entières à nous aimer assis sur les canapés du salon, les têtes en plongée et les ventres lucides. » Michel Leiris, après avoir lu ce passage, notera dans son Journal du 22 octobre 1924 : « “Les têtes en plongée et les ventres humides” (Arthur Cravan). » Leiris ne commet pas ici un lapsus, car l’image qui s’impose à lui est celle de deux têtes plongeant sur deux ventres « humides ». Le 5 mai de l’année suivante, il dresse une liste d’excentriques, dont deux disparus : « Jacques Vaché, Jacques Rigaut, Jacques Baron, Arthur Cravan, Marcel Duchamp. » Dans un carnet de citations beaucoup plus tardif, Leiris citera Cravan à deux reprises : « L’homme le plus vif ou le plus ivre, une fois assis sur un banc, devient juge » et « La vie ne vaut pas la peine d’être vécue, mais je vaux la peine de vivre. ». Son oncle Oscar Wilde est sollicité quatre fois. Quant à Breton cité trois fois, l’une de ses phrases provient de la conférence de Barcelone du 17 novembre 1922 : « Une vérité gagnera toujours à prendre pour s’exprimer un tour outrageant. » C’est précisément la phrase qui avait suivi l’évocation de la conférence scandaleuse de Cravan à New York.

Un être de légende

Dans une lettre du 3 novembre 1932 au collectionneur belge René Gaffé, Breton chante les louanges du directeur de Maintenant. Il attache une « grande importance historique » à la revue car c’est la première publication dans laquelle « certaines préoccupation extra-littéraires et même anti-littéraires aient pris le pas sur les autres ». Comme il l’avait fait avec le collectionneur Jacques Doucet, il pointe deux articles insolents et novateurs : « Rien ne me paraît plus significatif et plus prophétique à cet égard que l’article sur Gide, le compte rendu du Salon des Artistes indépendants. L’auteur de ces pages fait véritablement figure de précurseur. » Cravan lui apparaît alors seul, avec Vaché, à incarner l’état d’esprit qui se déploiera dans Dada : « il y aurait lieu d’insister particulièrement sur l’attitude de Cravan et sur celle de Vaché. » La manière dont Cravan s’est frotté à Gide et à Apollinaire n’aura pas tourné à l’avantage des deux personnes qu’il avait ciblées : « Je pense que Gide ne se relèvera jamais de ces quelques pages de critique désinvolte, qui n’ont rien perdu de leur actualité. Apollinaire lui-même, qui manquait cependant moins d’humour, fait assez piteuse figure dans ses démêlés avec le prétendu neveu d’Oscar Wilde, ne trouvez-vous pas ? »

Une fois de plus, Breton campe le poète boxeur dans les rues de Paris poussant une charrette et vendant sa revue à la criée : « Vous savez peut-être que Cravan, pour bien extérioriser son mépris de la littérature militante et du genre “homme de lettres”, avait entrepris de vendre Maintenant lui-même, dans une voiture de quatre saisons. » Il revient aussi sur les performances de Cravan sur la scène new-yorkaise : « Il a donné, durant la guerre, à New York plusieurs “conférences” tumultueuses, au cours desquelles, par exemple, il se déshabillait sur la scène, jusqu’à totale évacuation de la salle par la police. » Breton ne manque pas de parler des exploits du boxeur à Barcelone ; pour son correspondant, il a d’ailleurs joint, dans un numéro de Maintenant, une photo du boxeur Cravan arborant un short à rayures horizontales : « Vers la même époque, en Espagne, il a défié, le boxeur nègre Ben Johnson, alors champion du monde (la photo que vous trouverez dans l’exemplaire le représente le jour du combat), etc. »

Pour finir, Breton parle de Cravan qui est né en Suisse de parents anglais, qui a résidé en France et qui a fui la guerre en sautant d’un pays à l’autre : « Il avait réussi, je crois, à être déserteur à la fois de cinq ou six pays. C’était, vous le voyez, un curieux homme dont il est à prévoir que la légende ira loin. Il a disparu, il y a quelques années en tentant seul, un jour de tempête, la traversée du golfe du Mexique dans une très frêle embarcation. » Cravan, comme Vaché, est bel et bien devenu un être de légende.

Surréaliste dans le défi

Dans This Quarter de septembre 1932, un numéro spécial surréaliste, André Breton publie « Le surréalisme hier, aujourd’hui, demain » où il renouvelle la liste de ceux qu’il avait promu « surréalistes » dans le premier Manifeste. Parmi les nouveaux venus, on découvre Picasso surréaliste dans le cubisme, Cravan dans le défi, Chirico dans l’effigie et Duchamp dans les jeux.

L’Anthologie de l’humour noir est l’étape suivante dans la consécration de Cravan par Breton Des notices y sont consacrées à Gide, Picabia, Apollinaire, Picasso, Cravan, Duchamp et bien entendu à Vaché, l’inventeur de l’umour sans h. Dans la notice relative à Cravan, Breton amplifie les explications qu’il avait données à Doucet et à Gaffé. Il compare la toute nouvelle conception artistique et littéraire de Cravan à « celle du lutteur forain ou du dompteur ». Il décèle, dans cette entreprise foudroyante, outre les signes avant-coureurs de Dada, une exaltation du tempérament au sens physique, ce qui l’avait amené à se décrire avec son corps de deux mètres plié dans une auto, à exalter son oncle Oscar Wilde vu comme un pachyderme ou encore à dire qu’il préférait « un gros saint-bernard obtus à Mlle Fanfreluche qui peut exécuter les pas de la gavotte ». Le texte choisi pour l’Anthologie est celui de la visite à André Gide qui s’achève par la fameuse question : « Où en sommes-nous avec le temps ? »

Cravan resurgit dans la notice sur Gide à propos de Lafcadio, le héros des Caves du Vatican. Breton affirme que le neveu d’Oscar Wilde, « Lafcadio partiel avant la lettre », avait eu l’occasion, de façon plaisante et sévère, de montrer toute la distance qui pouvait séparer André Gide de son propre héros Lafcadio.

Cravan fait aussi irruption dans la notice sur Apollinaire. Breton relate comment, menacé de duel après avoir parlé du « juif Apollinaire », Cravan, dépourvu d’amour-propre, avait préféré se rétracter de la manière suivante : « M. Guillaume Apollinaire n’est point juif, mais catholique romain. Afin d’éviter à l’avenir les méprises toujours possibles, je tiens à ajouter que M. Apollinaire, qui a un gros ventre, ressemble plutôt à un rhinocéros qu’à une girafe et que, pour la tête, il tient plutôt du tapir que du lion, qu’il tire davantage sur le vautour que sur la cigogne au long bec. »

En juin 1942, à New York, paraissent dans le premier numéro de la revue VVV des « Notes » inédites de Cravan qui ont été communiquées par son épouse Mina Loy. Les « Notes » sont illustrées d’un portrait de Cravan et d’une affiche du combat de boxe entre Jack Johnson et Arthur Cravan le 23 avril 1916 à Barcelone. Breton introduit ces « Notes » en rappelant que c’est alors en France, en Espagne et en Amérique l’époque héroïque « des luttes autour du cubisme, du futurisme, de l’orphisme, des conceptions les plus aventureuses de l’art et de la vie. » Avec d’un côté Apollinaire, Picasso, Duchamp et Picabia et d’un autre côté l’intransigeant Cravan. C’est en lui que s’accomplit la sentence de Rimbaud : « Il faut être absolument moderne. » Breton ajoute que cette maxime « trouve son expression quintessenciée dans la revue Maintenant. » Il précise aussi que « Cravan meurt assassiné en 1918 au Mexique[3] ». Surtout, Breton découvre dans les pages de Cravan « le climat pur du génie, du génie à l’état brut. » Et il conclut : « Longtemps les poètes reviendront y boire comme à une source. »

En 1950, c’est autour de l’Almanach surréaliste du demi-siècle de publier « Exercice poétique » d’Arthur Cravan, illustré par Jacques Hérold. S’y succèdent cinq poèmes ou exercices : « Oh, la, la ! », « Arthur » (épanchement du moi : « J’ai vécu à une époque où je pouvais avoir parfois l’ivresse de penser que personne peut-être n’était mon égal. »), « Galerie Isaac Cravan », « Exercice n° 4 » (corps sexué : « J’admirais le satin des ventres intérieurs. ») et « Langueur d’éléphant » (ardeur cosmique : « J’étais fou d’être boxeur en souriant à l’herbe. »).

Le choc et le sens de la provocation comptent parmi les principaux ressorts de l’artiste Cravan. À Lausanne, Paris, Barcelone, New York ou Mexico, il a interprété bien des rôles de son théâtre multiple. Et dans des moments privilégiés, il a même entraîné dans sa danse son oncle Oscar Wilde.

Georges Sebbag

Références

« Arthur Cravan, neveu d’Oscar Wilde » et « Cravan est surréaliste dans le défi », in catalogue Arthur Cravan Maintenant ?, Museu Picasso, Barcelone, 1917. L’exposition s’est tenue du 25 octobre 2017 au 28 janvier 2018. Les deux textes sont traduits en espagnol, catalan et anglais, dans trois autres catalogues distincts.


Notes

[1] André Breton, Lettres à Jacques Doucet, 1920-1926, éd. Étienne-Alain Hubert, Gallimard, 2016, p. 90.

[2] Jules Huret écrit dans Le Figaro du 13 avril 1895 : « La vérité, c’est que M. Oscar Wilde était très fêté dans plusieurs centres. / Ses familiers étaient, croyons-nous, dans le monde des lettres et des arts, MM. Jean Lorrain, Catulle Mendès, Marcel Schwob et autres écrivains subtils. » Lorrain publie une mise au point, niant toute intimité avec Wilde. Schwob envoie ses témoins, le différend s’apaise. Mais au fil des jours, le ton monte entre Catulle Mendès  et le journaliste. L’écrivain finit par demander réparation par les armes.  Le 17 avril, au premier engagement d’un duel à l’épée, Catulle Mendès est blessé à l’avant-bras. Voir Richard Ellmann, Oscar Wilde, trad. M. Tadié et P. Delamare, Gallimard, 1995, p. 492.

[3] Cette version de la mort de Cravan, probablement suggérée par Mina Loy, s’oppose à celle du manuscrit autographe de Breton : « Cravan disparaît en 1921 au cours d’une promenade en barque dans le golfe du Mexique »