Arp Pile ou Face

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Arp est un cas unique. C’est un artiste indéterministe. Il est l’un des rares à pouvoir jouer à pile ou face, à pile dada ou à face surréaliste, sans s’inquiéter du résultat. Et dans le cas où la pièce tomberait exactement sur la tranche, il pourrait arguer que ce troisième cas de figure ne lui est pas si étranger, lui qui a beaucoup misé sur la case constructiviste. Dans un des derniers poèmes qu’il ait écrits, il a même avoué aimer les calculs faux « car ils donnent / des résultats plus justes » et il a reconnu qu’il aimait également « calculer avec beaucoup de peine / sans obtenir le moindre résultat [1] ».

 

Arp pile et facearp

Côté pile, il se prénomme Jean et parle français. Côté face, il se prénomme Hans et parle allemand. Sur la tranche de la pièce de monnaie, on peut lire le nom de Arp, natif de Strasbourg et parlant alsacien. Au recto de la feuille de papier, Arp est purement dada. Au verso de la même feuille, Arp est absolument surréaliste. Dans l’épaisseur même de la feuille, Arp est entièrement lui-même. Arp : poète allant à la ligne et pêchant les mots à la ligne. Arp : peintre traçant, délimitant, peignant et collant des surfaces. Arp : sculpteur polissant la pierre et trouant l’air. Arp : « dès la naissance il prend fait et cause […] pour le théorème d’Archimède qui dit il faut mesurer le corps au corporel[2] ». Arp : « dans les fentes de ses omoplates niche l’hirondelle des murailles / dans la conque de son oreille il saisit les aérolithes à la volée[3] ». Lorsque Jean Arp œuvre avec Sophie Taeuber, et cela arrive souvent, impossible de dire ce qui vient d’elle ou de lui, car cela vient naturellement des deux.

En 1930, Jean Arp prend part aux activités constructivistes de la revue Cercle et carré, animée par le Belge Michel Seuphor et l’Uruguayen Joaquín Torres-García. L’année suivante, il écrit en collaboration avec Vicente Huidobro « Le jardinier du château de minuit ». À la fin de cette nouvelle policière, est évoquée l’inauguration d’une exposition d’art primitif au Musée du Trocadéro à Paris, marquée par le défilé des personnalités du « nouveau monde littéraire et artistique ». Cela donne lieu à une longue énumération où semblent se mêler idéalement constructivistes, surréalistes et apparentés : « Tous les Antoines célèbres passèrent devant les yeux mystérieux : MM. Antoine Duchamp, Antoine Schoenberg, Antoine Matisse, Antoine Picasso, Antoine Picabia, Antoine Braque, Antoine Stravinsky, Antoine Brancusi, Antoine Mondrian, Antoine Éluard, Antoine Lipchitz, Antoine Torres-García, Antoine Miró, Antoine Masson, Antoine Aragon, Antoine Varèse, Antoine Ernst, Antoine Vitrac, Antoine Léger, Antoine Tzara, Antoine Gleizes, Antoine Breton, Antoine Klee, Antoine Crevel, Antoine Hélion, Antoine Gropius, Antoine Laurens, Antoine Jolas, Antoine Giacometti, Antoine Calder, Antoine Le Corbusier, Antoinette Dreier, Antoine Sima, Antoine Daumal, Antoinette Doesbourg, Antoinette Taeuber, Antoine Marcoussis, Antoine Kandinsky, Antoine Chagall, Antoine Zervos et les Antoines des Antoines : Antoine Huidobro et Antoine Arp, que l’on pouvait reconnaître à leurs grands yeux, à leurs dents élégantes, au brillant de leurs cheveux[4]. » Il n’échappera pas que, via le prénom commun Antoine ou Antoinette, tout ce beau monde forme une unité, une unité bien sûr ironique. Surréalistes et constructivistes appartiennent au même corps militaire ou au même corps de ballet puisqu’on les voit « tous se ranger en deux files régulières » et entonner ce couplet martial : « Nous sommes les Antoines et les Antoinettes / Nous sommes les neveux de Mistinguette ». À en croire le Strasbourgeois Arp et le Chilien Huidobro, le recoupement assez comique du cercle surréaliste et du carré constructiviste n’était pas totalement impensable.

 

arp-2Dada, la folie du moment

Le 23 juillet 1918, à Zurich, Tristan Tzara lit, dans la salle Zur Meise, « Manifeste Dada 1918 », l’un des manifestes dadas les plus accomplis. Ce long discours qui explicite l’état d’esprit de Tzara et de ses amis n’est surtout pas incohérent. En voici les points essentiels : a) réfutant la morale de la pitié, Tzara récuse Socrate et Jésus, mais sans dire qu’il reprend à son compte la généalogie nietzschéenne de la morale ; b) L’orateur affiche un subjectivisme dont il ne démord pas ;  c) étant relativiste, il balaye toute pensée systématique ; d) refusant la logique binaire, il s’amuse même à énoncer des paradoxes logiques ; e) après avoir pointé la rhétorique énumérative, polémique et absolutiste de tout manifeste, Tzara, qui prétend ne pas s’y conformer, s’enferre dans un beau cercle vicieux en rédigeant un manifeste tout en étant par principe hostile à tout manifeste ; f) en fait, ce qui réveille et secoue Dada c’est le « dégoût », les surréalistes parleront de « désespoir » ; g) ayant aboli la mémoire passéiste et contesté le futur futuriste, Dada exalte la « folie du moment », la divinité de la spontanéité, l’énergie créatrice de la vie, en quoi Dada, beaucoup moins destructeur qu’il n’y paraît, est assez proche de la qualité affirmative de la vie propre à Nietzsche ou de la durée créatrice chère à Bergson ; h) ultime aspect, l’exaltation d’un individualisme funambule : « rétablir la roue féconde d’un cirque universel dans les puissances réelles et la fantaisie de chaque individu. » Un individu souverain et détaché, dont on pourrait égrener les noms : Arthur Cravan, Raoul Hausmann, Sophie Taeuber, Hans Arp, Francis Picabia, Hannah Höch, Marcel Duchamp, Jacques Vaché, Tristan Tzara, etc.

Tandis que le futurisme, dynamique et enthousiaste, s’est voulu offensif, avant et durant la Grande Guerre, Dada est né à l’abri de la guerre, en terrain neutre. Les dadas de Zurich ne sont ni des pacifistes convaincus, ni des révolutionnaires à tout crin. Ils sont plutôt dans la position d’esprit d’un Jacques Vaché arborant sur le front « un uniforme admirablement coupé, et par surcroît coupé en deux, uniforme en quelque sorte synthétique qui est, d’un côté, celui des armées “alliées”, de l’autre celui des armées “ennemies”[5] ». Cette synthèse de l’ami et de l’ennemi, cette confusion du oui et du non, ce « parti pris d’indifférence totale[6] », ce relativisme, cette attitude individualiste qu’André Breton attribue au déserteur « à l’intérieur de soi-même » Jacques Vaché, tout cela décrit à merveille l’illogique de la pensée dada, où l’acting out, le passage à l’acte, la « folie du moment » sont des modalités de l’intériorité individuelle dada. Sachant que les futuristes se voyaient comme des guerriers, les dadas apparaissent alors comme des soldats démobilisés ou plutôt comme des soldats perdus, menant ici ou là des escarmouches pour leur propre compte. Ainsi s’affirment trois types ou trois individualités bien marquées : 1. la figure du futuriste italien, activiste et constructiviste, partisan de « l’imagination sans fils » ; 2. la silhouette du dandy dada, paradoxal et attrape-tout, cultivant un individualisme funambule ; 3. le portrait de groupe des surréalistes, association collagiste à la recherche du temps sans fil. Mais dadas et surréalistes ont ceci de commun qu’ils sont des poètes du hasard, des collagistes de la rencontre, des découvreurs du moment opportun.

C’est d’ailleurs plus par provocation que par vocation que Tzara et ses amis dadas ont titillé le hasard. On sait que Tzara propose, pour fabriquer un poème dadaïste, de découper les mots d’un article de journal, de les fourrer dans un sac puis de recopier la suite des mots tirés au sort[7]. Outre que le poème servant d’application à un tel procédé ne paraît guère convaincant[8], il va de soi que Tzara n’a pas du tout suivi cette recette pour ses poèmes dada. En revanche, quand Breton, dans le Manifeste du surréalisme, s’autorisera à appeler poème le collage de titres empruntés aux journaux, ou encore quand Breton dévoilera les « secrets de l’art magique surréaliste », en particulier la recette de composition d’un texte surréaliste, il ne fera que rendre publique sa pratique collagiste des poèmes-collages et des lettres-collages de 1918 et la découverte de l’écriture automatique du printemps 1919, ce qui fait qu’en 1924 tous les surréalistes sans distinction noirciront des cahiers de leur écriture automatique et découperont des titres de journaux pour confectionner des poèmes-collages. Une recommandation néanmoins sera suivie à la lettre, le respect de la syntaxe dans l’écriture automatique comme dans la poésie collagiste.

 

La durée automatiquearp-3

En 1921, Louis Aragon dresse un bilan des interventions dada-surréalistes placées uniquement sous le signe du hasard ou de l’automatisme[9]. Francis Picabia verse de l’encre sur du papier et intitule la tache ou l’éclaboussure La Sainte-Vierge[10]. André Breton recopie dans un annuaire téléphonique la liste de gens répondant à son nom et intitule la liste, ou plutôt le poème, « Psst[11] ». De même, un numéro d’autobus ramassé par Tristan Tzara fait office de poème sous le titre « Douleur en cage dada à la nage[12] ». Aragon ne se prive pas de signer l’alphabet en l’intitulant « Suicide[13] ». En outre, sont citées en raison de leur recours à l’automatisme deux publications qualifiées ouvertement de textes surréalistes. C’est d’ailleurs là une des premières occurrences du mot « surréaliste ». Il s’agit d’une part des Champs magnétiques de Breton & Soupault et d’autre part de Die Wolkenpumpe (La Pompe des nuages) de Hans Arp, dont un extrait traduit par André Breton et Tristan Tzara a paru dans Littérature[14].

Un soir, au début de 1919, André Breton entend, avant de s’endormir, la phrase : « Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre ». Ce message automatique lui donne l’idée de l’écriture automatique qu’il mettra aussitôt en pratique avec Philippe Soupault. À la même époque, déambulant justement avec Soupault dans Paris, et alors qu’il est obsédé par l’enseigne « BOIS – CHARBONS », Breton acquiert soudain un don de voyance lui permettant de localiser à coup sûr l’enseigne en question[15]. Autre fait où le hasard fait irruption : le lundi 16 janvier 1922, Louis Aragon, André Breton et André Derain qui se retrouvent au café des Deux Magots constatent qu’ils viennent tour à tour de manquer leur rencontre avec la même jeune femme, dont chacun avait pu observer la dérive rue Bonaparte ou devant la grille de Saint-Germain-des-Prés. Ce non-événement fait événement, la coïncidence de trois non-rencontres produit une durée significative. La déconvenue de trois amis face à une jeune fille d’une beauté peu commune, « avec on ne sait quoi dans le maintien d’extraordinairement perdu », provoque le premier procès-verbal de hasard objectif[16]. L’automatisme et le hasard sont liés d’emblée dans le surréalisme. Alors que l’automatisme indique que le poète comme l’artiste ne maîtrisent aucunement leur moyen d’expression, le hasard objectif suggère que des événements se coagulent ou se magnétisent indépendamment de ceux qui en sont les acteurs ou les témoins. Le lien entre automatisme et hasard est si fort dans le surréalisme qu’il nous paraît pertinent d’appeler « durée automatique » tout fait relevant du hasard objectif.

 

arp-4Le Tao d’Arp

On pourrait résumer la démarche d’Arp par six notations tirées du Tao tö king de Lao tseu.  La notation sur le bois brut : simple comme un bloc de bois brut. Celle sur le vide : la maison est percée de portes et de fenêtres, le vide la rend habitable. Celle sur la parcimonie : peu conduit à la profusion, beaucoup à la confusion. Celle sur le nouveau-né : être neutre comme l’enfançon avant sa première émotion. Celle sur la source : boire à la source, contrairement à tout le monde. Et enfin celle sur l’obscur : approfondir l’obscur et accéder aux merveilles. On s’aperçoit alors que Jean Arp prend à rebours la conception aristotélicienne du travail de l’artisan ou de l’artiste. Selon Aristote, le sculpteur taille (cause efficiente) dans la pierre (cause matérielle) ayant en tête la forme de la statue (cause formelle) et comme but la beauté ou la gloire (cause finale). Or l’approche taoïste d’Arp fait résider les quatre causes dans une seule, la cause matérielle ou naturelle. Tout découle simplement d’un bloc de bois brut. Les lignes du bois dessinent des formes (cause formelle). L’artiste met ces lignes en relief en évidant le bloc de bois (cause efficiente). Et en suivant le cours de ces lignes, il remonte à la source (cause finale). En somme, le bloc de bois réunit un dessin, du vide et une source.

Aux yeux d’Arp, ni la nature ni l’art ne sont strictement déterministes. Même si la physique dévale la pente de la géométrie ou des mathématiques, les modèles physico-chimiques sont loin d’être seyants pour les espèces vivantes. De surcroît, la théorie de la relativité ne coïncide pas avec la théorie quantique, comme si les lois de l’infiniment grand étaient bel et bien distinctes des lois de l’infiniment petit. Mais, à vrai dire, Arp fait plus appel à l’intuition qu’à l’épistémologie pour repousser le déterminisme rationaliste ou scientiste et s’insinuer dans le créneau de l’automatisme et du hasard. Car Arp a l’intuition, comme des contemporains aussi différents que Maurice Maeterlinck ou Henri Bergson, que la nature est créatrice et qu’il suffit d’épouser le processus naturel pour découvrir des formes nouvelles ou remodeler des données fondamentales.

Jean Arp est intrinsèquement indéterministe. Il peut tomber sur le côté pile et il sera dada, ou bien encore taoïste. Il peut tomber sur le côté face et il sera surréaliste, et pourquoi pas constructiviste. Sa plasticité, sa fantaisie et sa patience sont à toute épreuve. Il est l’un des rares à traverser les camps sans se quereller, à déclencher la sympathie plus que l’animosité, à demeurer fidèle en amitié. Bien entendu, Arp conforme son état d’esprit à l’objet de sa recherche. En procédant par petites touches, il approfondit l’obscur, boit à la source, use de peu, aménage du vide, observe la matière brute et esquisse le sourire du nouveau-né. C’est ainsi que l’artiste pénètre jusqu’aux confins des lois de la nature.

 

arp-5Yeux ouverts et fermés

Le relief en bois naturel de 1965, Yeux ouverts et fermés, est particulièrement significatif. Il tourne autour d’une forme dont Arp a depuis longtemps le secret. En effet, que l’on prenne le relief en bois Masque d’oiseau de 1918, comportant un trou en guise d’œil (et un évidement rectangulaire faisant allusion à la huppe des mésanges ou des alouettes huppées), que l’on prenne la lithographie de 1923 figurant un drôle de bicorne à deux trous[17], ou que l’on prenne le relief en bois Forme libre à deux trous de 1935, ou que l’on prenne encore Paysage de Trèves de 1961, un bronze rugueux éclairci par plusieurs ouvertures et qui condense la Cathédrale, les Thermes et la Porte Noire de Trèves, dans tous ces cas de figure, Arp dessine une forme primordiale agrémentée de trous également primordiaux.

Mais Yeux ouverts et fermés suggère aussi que la vision est un art du toucher et du tâtonnement. En fermant les yeux et en promenant la main sur le relief en question, on sentira les deux creux de l’emplacement des yeux et les deux ovales du velouté des paupières. De plus, Arp ressuscite à sa manière les anciennes jongleries des sophistes qui prétendaient avoir les yeux ouverts et fermés en clignant simplement des yeux. Il rejoint, en outre, Marcel Duchamp qui avait installé une porte ouverte et fermée, qui ne séparait plus deux pièces mais pivotait entre trois pièces[18]. Enfin, Arp n’a pas oublié la page de La Révolution surréaliste de décembre 1929, où seize photomatons de surréalistes les yeux fermés encadrent le tableau de Magritte, Je ne vois pas la [femme nue] cachée dans la forêt, alternant ainsi occultation et révélation. L’indéterministe Arp a les yeux fermés du rêveur définitif et les yeux ouverts de l’enfant émerveillé.

 

arp-6Selon les lois du hasard

Voyons trois collages traités par Arp selon les lois du hasard : Construction élémentaire « selon les lois du hasard » (1916), Collage avec carrés disposés selon les lois du hasard (1916-1917), Constellation de six formes noires sur fond blanc (1957). Comment rassembler dix éléments, grosso modo rectangulaires, de couleur variable et de taille différente ? Comment réunir quinze éléments vaguement carrés, de même couleur et de taille différente, déchiquetés plus que découpés ? Comment regrouper, sur un format oblong et vertical, six formes noires, dont quatre trouées de blanc ? Arp s’est posé, pour chaque collage, le même type de question. Mais en formulant ce problème, il ne pouvait pas opter pour l’option déterministe de l’ajustement des pièces d’un puzzle ou d’une mosaïque décorative. Il ne pouvait envisager qu’une solution indéterministe : les petits papiers resteraient détachés les uns des autres, les formes ne s’agglutineraient pas les unes aux autres. L’image donc de la séparation des éléments, de la dispersion dans le vide, de la constellation d’étoiles.

Observer une constellation d’étoiles n’est-ce pas pointer son index sur le hasard ? La  constellation d’étoiles, rebelle à l’ordre comme au chaos, à la géométrie de l’un comme au cafouillage de l’autre, ne nous impose pas un parcours tout fait mais nous propose un tracé sinueux et en pointillés. Tel est le sens de la constellation, magnifique support pour l’imagination. On a pu ainsi reconnaître, dans le ciel étoilé, la Grande Ourse, le Scorpion ou Orion. Tel est le sens de l’accointance de la constellation avec le hasard ou, comme dit Arp, avec les lois du hasard. D’ailleurs, Arp relance la question du hasard dans un certain nombre de bois peints. Examinons cinq reliefs réalisés entre 1931 et 1952 : a) Objets placés selon les lois du hasard IV ; b) Constellation aux cinq formes blanches et deux formes noires (thème original) ; c) Constellation de sept formes blanches sur fond gris ; d) Formes concrètes aux rayons jaunes placés selon les lois du hasard ; et enfin e) Constellation qui ne réunit en réalité que deux formes noires. Notons que les formes découpées des reliefs ont davantage de présence que les éléments détachés des collages. C’est pourquoi le déchiffrement des constellations ne peut se résoudre par un relevé des contours, comme dans le ciel étoilé, mais par l’appréciation du schéma directeur imposé par les masses et les voies de circulation, comme dans un plan d’urbanisme. Laissons libre cours à notre fantaisie et interprétons les reliefs d’Arp : a) avec deux grands bâtiments, deux moyens et un petit, dont trois en forme d’œuf et deux circulaires, nous avons là les cinq unités bien regroupées d’une maternité ; b) sont disposées de part et d’autre d’un arc de quatre gratte-ciel (nœud papillon, chaussette, pomme et slip) deux fontaines noires et une blanche ; c) la forme blanche dominante est l’immense parking donnant accès à un haut lieu du tourisme ; d) dans ce campus universitaire deux édifices en fer à cheval se tournent le dos ; e) on devine, dans cette constellation à deux unités, une femme et un homme.

D’un côté, l’ordre constructif peut être détourné ou retourné. D’un autre côté, en s’immisçant dans le chaos, on peut approfondir l’obscur. Arp en prend conscience, qui taquine le hasard. Il emprunte ainsi des voies conduisant à l’invention.

 

arp-7Des rencontres dépendant de la loi du hasard

En 1933, André Breton et Paul Éluard lancent une enquête mettant à l’épreuve la notion de « hasard objectif » : « Pouvez-vous dire quelle a été la rencontre capitale de votre vie ? Jusqu’à quel point cette rencontre vous a-t-elle donné, vous donne-t-elle l’impression du fortuit ? du nécessaire ? » Parmi les cent quarante réponses publiées dans Minotaure n° 3-4 figure celle d’Arp. L’artiste strasbourgeois déclare avoir eu de nombreuses rencontres capitales qui « ne pouvaient pas ne pas avoir lieu », étant subordonnées à la loi du hasard. Et il interprète ces rencontres dues au hasard comme autant d’exemples « extrahumains » en vue de sa « déshumanisation ». Que signifie cette « déshumanisation » ? Et en quoi le hasard y contribue-t-il ? D’emblée, Arp se décrit ni comme un moi personnel ni comme une statue de bronze mais comme une multiplicité végétale ou biologique : « Je ne suis pas fondu dans de l’airain mais par contre je suis composé de mille bourgeons, cloches, lèvres, cœurs, tubes, etc. ». Fort de cette mise au point, il revêt l’apparence, pour chacune des rencontres capitales, d’une partie du corps ou d’une forme particulière. Ainsi évoque-t-il tour à tour ce qui arriva à « trois fronts », ce qui survint à un « calice rose », ce qui advint à un « membre sur lequel s’appuie pensivement [un] autre membre », ce qui se produisit pour une « rosace d’une douzaine d’yeux », et ce qui arriva à « ce qui est suspendu entre [les] bras et [les] jambes avec des boucles blondes ». En fait, ces rencontres capitales, qui riment avec « déshumanisation », sont l’occasion d’un effacement du schéma corporel : « Ici, ces trois fronts détestent les corps et les considèrent comme une tare de la nature. » Mais la destruction de l’unité corporelle porte surtout témoignage de découvertes stupéfiantes ou sublimes : la rencontre capitale des « hymnes de Scardanelli », la rencontre capitale dans un train de nuit d’une « formation humaine » identifiée à sa seule « respiration régulière », la rencontre capitale via la photographie des grands sites naturels, et enfin la rencontre capitale des  « pierres musicales ». Pour Arp, le hasard est cet événement naturel mais inhabituel qui interrompt le cours habituel des choses, défait notre image corporelle, mine la croyance en la subjectivité et nous fait éprouver des merveilles.

En commentant dans Minotaure l’enquête sur la rencontre capitale, André Breton est amené à citer trois définitions du hasard : une « cause accidentelle d’effets exceptionnels ou accessoires revêtant l’apparence de la finalité » (Aristote), un « événement amené par la combinaison ou la rencontre de phénomènes qui appartiennent à des séries indépendantes dans l’ordre de la causalité » (Cournot), un « événement rigoureusement déterminé, mais tel qu’une différence extrêmement petite dans ses causes aurait produit une différence considérable dans les faits » (Poincaré). Jugeant ces définitions insuffisantes, Breton en propose une quatrième, qui à ses yeux fait la synthèse des idées d’Engels et de Freud : le hasard serait « la forme de la manifestation de la nécessité extérieure qui se fraie un chemin dans l’inconscient humain » (une définition qu’il recueillera et signera de ses initiales en 1938 dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme). Or la définition du hasard adoptée par Breton, « la nécessité extérieure se frayant un chemin dans l’inconscient humain », est strictement calquée sur « la rencontre d’une causalité externe et d’une finalité interne », une autre définition du hasard proposée par Breton mais sans indication d’auteur. Dans les deux cas, la nécessité naturelle fait intrusion dans la sphère du désir.

Avançons encore. J’ai personnellement découvert l’existence d’une source unique pour toutes les définitions du hasard citées par Breton dans l’enquête sur la rencontre capitale[19]. En effet, l’inventeur du hasard objectif est allé piocher dans le Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André Lalande les définitions du hasard d’Aristote, de Cournot, de Poincaré mais aussi celle de Paul Souriau, pour qui le hasard est « la rencontre d’une causalité externe et d’une finalité interne[20] ». En 1881, Paul Souriau publiait sa thèse sur la Théorie de l’invention, dans laquelle il affirmait que ni la réflexion ni la déduction n’interviennent dans l’invention mais que le hasard en est le premier principe. Il précisait qu’il n’y a pas de hasard hors de nous, vu le déterminisme dans la nature, et qu’il n’y a non plus de hasard en nous, vu notre faculté de nous déterminer. Dès lors le hasard est le conflit ou la rencontre « de la causalité externe et de la finalité interne ». En fait, Paul Souriau est un déterministe ou un spinoziste tentant d’expliquer l’originalité, l’invention ou la nouveauté.

Le curieux est que Breton et Arp tirent parti tous les deux des spéculations de Souriau sur le hasard. En tant que « matérialiste moderne », Breton est prêt à saluer le hasard comme frayage du déterminisme naturel dans le déterminisme pulsionnel. De son côté, Arp, sur le plan existentiel, est prêt, comme il l’écrit étrangement et superbement à propos de ses rencontres capitales, à se laisser envahir et modifier par un devenir végétal ou biologique, modifiant son schéma corporel et son identité personnelle. En outre, sur le terrain artistique, il pourrait presque signer la conclusion de la Théorie de l’invention : « le véritable principe de l’invention est le hasard, c’est-à-dire le déterminisme des causes naturelles, l’énergie propre des forces physiques. […] L’art d’inventer […] est un art profond, concret, organique, auquel sont employées à la fois toutes nos facultés et toutes nos fonctions : c’est le développement même de la vie. »

 

arp-8Hasard et automatisme

À en croire la définition canonique du surréalisme énoncée par Breton dans le Manifeste du surréalisme, le surréalisme est un « automatisme psychique pur », une « dictée de la pensée », tendant à ruiner « les autres mécanismes psychiques ». On en déduit que l’automatisme surréaliste n’est pas un mécanisme comme les autres, qu’il ne se réduit ni à un pur mécanisme naturel ou artificiel, ni à l’autorégulation d’un être vivant, ni à « l’automate spirituel » de Leibniz, ni enfin aux « machines pensantes » d’aujourd’hui. Ne pouvant l’assimiler à aucun modèle mécanique ni biologique, on le considérera plutôt comme un mécanisme irrégulier, une spontanéité naissante, et pourquoi pas, comme une durée aimantée, un hasard psychique défiant les lois de la nature, les conformismes sociaux, les habitudes de pensée. C’est pourquoi très vite le concept de hasard vient enrichir la notion d’automatisme. Il semble que Breton en ait eu autant besoin que le philosophe Épicure tirant de son chapeau la notion de clinamen pour développer sa théorie atomiste. Le hasard étant en somme cette déviation infime mais décisive dans le cours des choses.

Alexandre d’Aphrodise, le commentateur d’Aristote, a fixé dans un exemple parlant la distinction entre hasard (τúχη) et automatisme (αύτóματον) : quand un cheval échappé se retrouve sur le chemin de son maître, c’est du hasard pour le maître et de l’automatisme pour le cheval, le hasard étant une notion plus subjective que celle d’automatisme. Cependant, comme automatique veut dire « ce qui se meut par soi-même », on ne peut pas assimiler non plus cette spontanéité à une simple série causale. Il reste que Breton et Arp recourent aux deux notions, tantôt en les distinguant, tantôt en les confondant.

Si Arp, comme nous l’avons déjà dit, a usé du hasard comme support de l’invention, il s’est aussi adonné au collage et à l’automatisme. En examinant quelques dessins automatiques à l’encre de Chine, on peut y découvrir : a) l’expansion énergique d’une végétation et le désentortillement d’un liseron (Dessin pré-Dada n° 1 et n° 4 de 1915) ; b) une végétation encapsulée dans un masque ou une gueule humaine (Dessin pré-Dada, vers 1916) ; c) de fines silhouettes derrière des paravents largement ajourés (Sans titre, 1917) ; d) une structure architecturale peu banale, tantôt vide, tantôt avec occupants (Composition Dada, 1919, deux versions) ; e) des pousses aussi élancées et élégantes que des mobiles de Calder (Végétation, vers 1937) ; f) deux relevés différents d’une même carte au trésor (Dessin au doigt, 1941 et 1942). L’automatisme n’est pas seulement à l’œuvre dans les dessins. Soit il impose sa marque dans Formes blanches sur fond noir (1917 ?), un enchaînement de six panneaux où sont peints, ou plutôt imprimés, des chemins serpentins qui ne mènent nulle part. Soit il se répand partout à la vitesse de l’éclair, aussi bien sur le recto, le verso et le cadre d’une huile sur bois (Sans titre, années 1940).

Autre exemple, les dix-neuf bois d’Arp illustrant Cinéma calendrier du cœur abstrait Maisons de Tristan Tzara. Ces bois de 1920 sont des bois du bois, des gravures mettant en relief des lignes ou des taches tirées d’un bloc de bois, accordant au vide toute sa place et aspirant à rejoindre une source. Le graveur ne se sert pas du bois pour imiter la nature ou suivre le fil de son imagination, il taille dans le bois comme un sculpteur afin de modeler des pleins et des vides. Et comme ces pleins et ces vides sont configurés par la seule encre noire de l’impression, il est impossible de dire si c’est du blanc sur fond noir ou du noir sur fond blanc. Le plein comme le vide, le noir comme le blanc, sont affectés de la même valence. C’est pourquoi nous sommes à la fois sur le sol à deux dimensions du dessin et de la peinture et dans le paysage à trois dimensions de la sculpture et de l’architecture.

 

arp-9Le tampon Arp

Dans La Révolution surréaliste n° 7 de juin 1926, Arp écrit : « les feuilles ne poussent jamais sur les arbres, comme une montagne vue d’oiseau elles n’ont pas de perspective. » Pour bien enfoncer le clou de son hostilité au naturalisme et à la perspective en peinture, il précise : « le spectateur se trouve toujours dans une position fausse devant une feuille. » Est reproduite d’ailleurs, dans le même numéro de la revue, une œuvre d’Arp intitulée Nature morte : table, montagne, ancres et nombril, où d’une part, une table, une montagne, deux ancres et un nombril sont réduits à l’état de signes, et où, d’autre part, et c’est ce qui montre la malice du peintre, la table est placée sous une montagne affublée de deux ancres et d’un nombril. Arp est-il à la recherche de pictogrammes permettant de sérier les mots et les choses ? En fait, c’est là où le hasard et l’humour interviennent.

L’objet, la forme et le mot ne sont pas des termes homothétiques ou accordés entre eux. Tantôt le mot réjouit l’artiste, tantôt la forme éblouit le poète, tantôt Arp caresse l’objet. L’étincelle de la création peut jaillir de l’un des trois termes, sans crier gare. C’est ainsi qu’éclosent, au cœur des dessins automatiques, des objets usuels ou des scènes animées. C’est ainsi qu’une sculpture peut appeler irrésistiblement un mot ou même un concept. C’est ainsi qu’une forme hasardée par Arp peut ne correspondre ni à une idée connue ni à un objet répertoriée. Arp n’envisage, ni comme Torres-García, ni même comme Miró, de dresser un catalogue de pictogrammes. En revanche, depuis qu’il s’est lancé dans la fabrique de l’automatisme ou du hasard, le peintre, le collagiste ou le sculpteur a sélectionné un certain nombre de formes, a affiné quelques coups de tampon. Il y a là quelques espèces de fruits, tout aussi savoureux et qui n’ont pas changé de goût, d’une récolte à l’autre. Arp traverse le temps, imperturbable comme son ami Schwitters.

De même qu’André Breton s’est approprié à jamais le monogramme 1713, produit de ses initiales A B lors du tracé automatique de sa signature, Arp lors ses travaux automatiques a réussi à distraire quelques coups de tampon où l’on distingue à coup sûr, comme dans sa signature, un Ave, un vibrant salut de l’artiste strasbourgeois[21].

 

arp-10Broder, déchirer, froisser

Très tôt, Arp, dans le sillage de Sophie Taeuber, s’est essayé à la broderie. Cet exercice, exigeant autant de soin et de doigté que la pratique de l’écriture, est une bonne introduction à l’automatisme, d’autant plus que le motif décoratif engagé dans la broderie n’est que la suite sans fin d’une musique répétitive. Cet automatisme virtuose du brodeur maniant l’aiguille, ou du scripteur guidant sa plume, peut bien entendu être transféré dans la mine de plomb ou le pinceau, mais il peut aussi trouver à s’employer, sans intermédiaire aucun, à main nu. Telle est la vertu de l’automatisme résolu à déchirer du papier. De surcroît, déchirer un bout de papier est plus automatique et expéditif que broder un morceau de tapisserie.

Est particulièrement surprenant le portrait déchiré de Camille Bryen réalisé par Arp. Après avoir consciencieusement déchiré deux photos de son ami Bryen portant des lunettes pour y prélever un fragment vertical et un fragment horizontal, Arp a disposé ces deux fragments tête-bêche. Ce collage, où tournoient deux montures de lunettes, est d’autant plus renversant que son contour clairement déchiré souligne une part non dissimulée d’arbitraire mais aussi de choix délibéré. Auparavant, en 1938, Arp avait accompagné Nuits végétales de Jan Brzekowski d’un papier déchiré dans lequel étaient inclus quatre formes et deux points, le tout donnant le sentiment d’un portrait oblique et comique. Mais en remontant jusqu’aux papiers déchirés de 1933 ou aux premiers papiers déchirés de 1932, on s’aperçoit que s’il y a une seule façon de déchirer du papier à main nue, il y a plusieurs façons de recoller les morceaux : a) déchirer le pourtour d’une feuille de papier comportant des formes noires et la coller sur un fond clair différent ; b) déchirer une à une des formes noires et les disperser sur un fond clair ; c) déchirer une myriade de formes noires pour en faire, sur un papier clair, une mosaïque éclatée ; d) ajuster sur un fond clair des papiers déchirés de formes blanches sur fond bleu. Plutôt que de poursuivre, on pourrait dire que tout collage d’un papier déchiré ou de morceaux de papier déchirés multiplie à l’envi la question du fond et de la forme. Car tantôt, le déchiré s’opposant au tracé net géométrique ou à la découpe artificielle, évoque le contour moins tranché d’individus ou de formes organiques et suggère la structure d’une unité vivante, tantôt le déchiré par ses imperfections mêmes et ses dentelures mêmes nous entraîne vers l’informe et se fond dans le paysage.

Les automatismes abondent dans la peinture surréaliste : le frottage de Max Ernst, la décalcomanie sans objet préconçu de Domínguez, le fumage et le coulage de Paalen, le grattage d’Esteban Francés. Arp n’est pas en reste avec ses constellations de formes hasardées, ses papiers déchirés et ses papiers froissés. On a beau déplier une feuille de papier qui a été roulée en boule dans le creux de la main, elle reste froissée. Arp, l’expert en reliefs, sait faire la différence entre du papier lisse, froissé ou gaufré. C’est pourquoi il lui arrive de peindre ou de dessiner sur du papier froissé. Deux titres de papier froissé de 1960 semblent même indiquer que les mots bruissent de préférence dans les rigoles du papier froissé : La Fin d’une phrase et Auprès d’une source.

 

arp-11Arp l’indéterministe

Marcel Duchamp, alias Rrose Sélavy est à l’honneur dans Littérature d’octobre 1922, avec une photographie du Grand Verre posé à plat et recouvert de poussière[22], avec quelques phrases à double entente signées Rrose Sélavy[23], et surtout avec un texte d’André Breton sur Marcel Duchamp, au cours duquel le surréaliste de Paris met en scène le surréaliste transatlantique jouant à pile ou face : « J’ai vu faire à Duchamp une chose extraordinaire, jeter en l’air une pièce en disant : “Pile je pars ce soir en Amérique, face je reste à Paris.” À cela nulle indifférence, il préférait sans doute infiniment partir, ou rester[24]. » Breton s’empresse d’ajouter que Duchamp aborde le hasard non pas en mystique mais en individu souverain, comme le prouve l’invention duchampienne du ready made : « Mais la personnalité du choix, dont Duchamp est un des premiers à avoir proclamé l’indépendance, en signant, par exemple, un objet manufacturé, n’est-elle pas la plus tyrannique de toutes et ne convient-il pas de la mettre à cette épreuve, pourvu que ce ne soit pas pour lui substituer un mysticisme du hasard[25] ? »

Duchamp joue son art, nous ne dirons pas sa vie, à pile ou face. Il n’y a rien de plus concerté que La Mariée mise à nu par ses célibataires, même, mais il y aussi rien de moins définitif, en particulier dans l’interprétation. Il n’y a pas de choix plus marqué que celui d’un ready made, mais la fabrication de cette marchandise est étrangère à celui qui se l’approprie. Duchamp joue son art à pile ou face, en zigzagant entre l’anti-art et l’économie marchande.

Arp, comme Duchamp, est un grand indéterministe. Qui dit Arp dit indétermination des supports comme le papier, le tissu, la toile, le bois ou la pierre. Indétermination des plans engendrés par le point, la ligne, la surface ou le volume. Indétermination des limites entre le fond et la forme, entre le fini et l’infini. Indétermination du résultat, par exemple un calcul faux tombant juste. Indétermination du vide et du plein, du concept et du concret. Indétermination du nombril et de la bouteille, de l’œuf et du nuage. L’œuvre d’art naît de l’indétermination du jeu, de l’humour et du hasard. Dans Auprès d’une source de 1960, un papier froissé au contour déchiré, on devine à la fois un personnage gesticulant et une source en forêt. Dans Source de 1962, le trou qui perfore le bois du tableau désigne la source dont les eaux aventureuses empiètent sur le cadre. Ces deux œuvres semblent indiquer qu’un point donné n’est jamais inerte. Il peut gesticuler, basculer ou tourbillonner. Le point fini est la manifestation la plus sensible de l’infini. Arp en a l’intime conviction, qui joue à pile ou face chaque objet qu’il crée. Pile, j’invente, face, j’efface.

Georges Sebbag

 Notes

[1] Jean Arp, Jours effeuillés, 1920-1965, Gallimard, Paris, 1966, p. 626.

[2] Max Ernst, « Arp », Littérature (Paris), n° 19, mai 1921.

[3] Max Ernst, Ibidem.

[4] Jean Arp, « Le jardinier du château de minuit » [1931], repris dans Jours effeuillés, op. cit., p. 91.

[5] André Breton, Anthologie de l’humour noir, notice sur Jacques Vaché.

[6] Ibidem.

[7] Tristan Tzara, « Pour faire un poème dadaïste », Littérature n° 15, juillet-août 1920.

[8] Le poème en question, intitulé « Lorsque les chiens traversent l’air […] », paraît dans Littérature n° 16, septembre-octobre 1920. La notion de hasard est soulignée dans les deux dédicaces du poème à Picabia et à Duchamp : « à Francis Picabia dompteur de la roulette cendre / à Marcel Duchamp encore une goutte de hasard sur la combinaison des désapprécier ».

[9] Louis Aragon, « À quoi pensez-vous ? », Les Écrits nouveaux (Paris), n° 8-9, août-septembre 1921.

[10] Francis Picabia, « La Sainte-Vierge », 391 (Paris), n° 12, mars 1920.

[11] André Breton, « Psst », Cannibale (Paris), n° 2, 25 mai 1920.

[12] Tristan Tzara, «Douleur en cage dada à la nage », Cannibale (Paris), n° 2, 25 mai 1920.

[13] Louis Aragon, « Suicide », Cannibale (Paris), n° 1, 15 avril 1920.

[14] Arp, « de La Pompe des nuages », trad. André Breton et Tristan Tzara, Littérature, n° 14, juin 1920.

[15] Voir André Breton, Nadja, Paris, 1928.

[16] Voir « L’Esprit Nouveau », Littérature, nouvelle série, n° 1, 1er mars 1922. Ce texte non signé est d’André Breton.

[17] Voir « 7 Arpaden von Hans Arp », Merz (Hanovre), n° 5, 1923.

[18] Voir le schéma de l’installation de Duchamp dans Medium (Paris), nouvelle série,  n° 1, novembre 1953.

[19] Précisons que Breton  reprendra dans L’Amour fou son commentaire sur la rencontre capitale publié dans Minotaure n° 3-4 de décembre 1933. Dans les notes des Œuvres complètes d’André Breton consacrées à ce texte, il n’y a ni mention de l’existence d’une source unique pour les définitions du hasard, ni identification de l’auteur de la citation sur « la rencontre d’une causalité externe et d’une finalité interne ».

[20] Dans le Vocabulaire de la philosophie de Lalande, la citation de Paul Souriau est introduite par François Mentré. Mais cette citation n’est pas tout à fait conforme à la formule qui se trouve dans Théorie de l’invention : « le hasard est le conflit de la causalité externe et de la finalité interne ».

[21] La signature « Arp » qui se détache sur la couverture gaufrée du catalogue Hommage à Jean Arp, Galerie Denise René, Paris, 1974, donne à lire : « Ave ».

[22] La photographie est de Man Ray.

[23] Par exemple : « Rrose Sélavy trouve qu’un incesticide doit coucher avec sa mère avant de la tuer ; les punaises sont de rigueur. » Ou encore : « Oh ! crever un abcès au pus lent. »

[24] André Breton, « Marcel Duchamp », Littérature, nouvelle série, 1er octobre 1922, p. 9.

[25] Ibidem.

 

Références

« Arp Pile ou Face » in catalogue Art is Arp, Les Musée de la Ville de Strasbourg, 2008. Traduit en allemand in Art is Arp, Arp Museum Bahnhof Rolandseck, 2009.couv-premiere-cat-allemandcouv-quatrieme-cat-allemand