Vendredi : Jour du crachat

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Le 19 mars 1924, Pierre André-May, qui dirige la revue Intentions, écrit à Gangotena que ses poèmes ont remporté un franc succès auprès de Valery Larbaud et de Léon-Paul Fargue. Et il ajoute : « Max Jacob en a fait le plus grand éloge dans une lettre adressée à J. Cocteau. Ce dernier m’a demandé de lui montrer ce que j’avais de vous. Je lui soumettrai vos manuscrits un de ces soirs. » De son côté, Jacques Viot, qui collabore à Intentions et dédie son poème « Prière du soir » à Gangotena, ne manque pas d’encourager son ami équatorien à publier ses poèmes. Il précise même : « J’en ai parlé à Cocteau, qui se met à votre disposition ». À vrai dire, dès cette année 1924, Jules Supervielle, Max Jacob, Pierre Morhange, Jacques Viot et Jean Cocteau, tout le monde presse Gangotena de recueillir ses poèmes pour les publier.

Cocteau et Gangotena auraient pu se croiser le 15 mai 1924, rue Champollion, à Paris, lors la présentation par Pierre Morhange de la revue Philosophies. Mais Cocteau qui aurait dû présider cette séance chahutée par les surréalistes n’était pas présent. Il est probable que Gangotena a rencontré Cocteau pour la première fois en juillet chez le penseur catholique Jacques Maritain. Par la suite, les occasions de se voir se feront plutôt rares, comme le notera Cocteau dans une de ses lettres.

Jean Cocteau, qui a acquis une grande notoriété, ne veut surtout pas être le dernier à encourager le jeune poète prodige. Cela est patent quand il apostrophe ainsi son jeune correspondant : « Gangotena, vous avez du génie ». À la même époque, il récidive dans une lettre à Max Jacob : « Gangotena ! C’est depuis Radiguet la première nature que je vois ». Le 6 janvier 1925, le pensionnaire du monastère de Saint-Benoît-sur-Loire ne manque pas de rapporter ce propos flatteur au futur ingénieur des Mines.

D’une certaine façon, en choisissant de dédier « Veillée » à Jean Cocteau, un poème qui paraît en août 1926 dans Le Roseau d’or, Gangotena situe délibérément leurs relations sur un plan christique et mystique. Ni plus ni moins. Il met en scène le Vendredi, jour de la crucifixion : « Vendredi : / Jour du crachat / Du caillou et de la croix. » Il est curieux de constater que le poème en question a été d’abord soumis à Michaux et Supervielle qui s’en font l’écho dans une carte postale expédiée depuis Londres le 12 mai 1924. Michaux donc écrit :

« En ce vendredi

Jour du crachat.

Votre Jour !

Au milieu des autobus et des sept millions de gens que nous croisons, paraît-il, tout à coup nous nous sommes sentis, repris, le nez sur votre poëme.

Vendredi

Jour réservé »

À quoi, Jules Supervielle ajoute, avec un clin d’œil complice et en signant de son nom : « à Jules Supervielle ». Autrement dit, le Vendredi Saint, le jour de Gangotena, est aussi un jour réservé à Supervielle. D’où la question, Jean Cocteau pouvait-il entendre « Veillée », ce poème funèbre, superbe et strident, comme l’ont entendu un certain jour de mai 1924, Michaux et Supervielle ?

 Georges Sebbag

 

Références

« Vendredi : Jour du crachat ». Inédit en français. Traduit en espagnol : « Viernes : día de escupijato » in Bajo la Higuera de Port-Cros. Cartas a Alfredo Gangotena / Henri Michaux, Jules Supervielle, Marie Lalou, Jean Cocteau, Max Jacob. Cristina Burneo Salazar, Edición en español y traducción. Coédition : USFQ (Universidad San Francisco de Quito) et Jean-Michel Place, Quito, 2016.