Une triple décharge

Un rêve de glace : l’employé d’une morgue frigorifie à jamais un cadavre aimé. La Cène : des rugbymen anthropophages survivent dans les Andes. Les grands pays muets : la solitude et la mort copulent sur une décharge. Dans ces trois romans, Hubert Haddad semble tirer sa substance du sensationnel. Il n’en est rien. À la différence du journaliste qui manipule les faits divers pour que le lecteur jouisse, Haddad intériorise l’événement. Presque tout est ressenti à travers son personnage principal. Alors le drame est dédramatisé, les passions bien qu’étalées perdent une certaine charge affective. Haddad, tout en chargeant, c’est vrai, tout en caricaturant même ses créatures, les décharge néanmoins du poids de la sentimentalité, des angoisses et de la tragédie. C’est une réalité sans réalisme, un fantastique sans fantasmes.

Les grands pays muets valent surtout par l’exploration simultanée de trois décharges. Première décharge : celle d’un viol incestueux. Le temps d’un éclair, un clochard, médecin déchu, est abattu à la seconde même où il décharge sur sa fille, elle qui, belle comme une allégorie, ignore qui est son vrai père. Deuxième décharge : le personnage central, Daniel Alban, faiseur de feux dans une immense décharge, opère inlassablement, comme un alchimiste, un tri sur les déchets de la Ville. Destruction, récupération, conservation, classification. Le tri dans la décharge c’est aussi bien la sélection méthodique du rebut de l’humanité dans les camps de concentration, que la méthode suivie par l’intellectuel – l’historien, par exemple – quand il rassemble, amasse, dégrossit, délimite, élimine, choisit, au milieu des traces, des restes, des festins, des cadavres. Troisième décharge : comme on sait, notre société se constitue des réserves, des musées, des parcs. Des terrains de jeu, des zones de témoignage, des espaces de rechange, en somme. La décharge d’ordures, située dans un terrain vague relativement tranquille, à l’écart, est aussi circonscrite qu’une base de loisirs ou qu’un champ laissé en friche. La Ville s’y décharge de surcroît de ses marginaux, de ses travailleurs immigrés et de ses crimes. Peu fréquentée la décharge est un lieu tabou. Dernier lieu maudit où la Ville déverse sa merde et ses membres amputés.

Le talent d’Hubert Haddad consiste à jongler avec ces trois décharges : sexualité, cérébralité, socialité. Un flot d’images, de sensations, d’aventures emporte le lecteur, mais ne le submerge pas. En effet si le lecteur est soumis au feu de l’action, s’il n’échappe pas à la violence de la triple décharge, vient l’instant où, à point nommé, l’écriture de Haddad épargne le lecteur, le dé-charge d’un excès de folie. Alors que sur les pages blanches, un naufrage ensevelit en toute sérénité les créations du romancier.

Georges Sebbag

Note

Hubert Haddad, Les grands pays muets, Albin Michel.

Références

« Une triple décharge », Le Fou parle, revue d’art et d’humeur, n° 10, juin-juillet 1979.