Torres-García ou comment construire un tableau

 

Couverture Torres-García Un Mundo construido

Selon Platon, la voie qui conduit le philosophe vers l’idée du Bien est difficile, pour ne pas dire impossible. Pour celui qui voudrait s’arracher à sa condition humaine et toucher au principe de toute chose, une seule vie suffirait à peine. En effet, c’est seulement au prix d’un questionnement, quand la question « qu’est-ce que ? », la question d’essence est posée inlassablement, c’est parfois avec le renfort d’un mythe ou d’une allégorie, c’est à l’issue d’un long détour où l’âme dialogue, y compris avec elle-même, c’est à ces conditions que peut s’effectuer la rude montée dialectique vers le Bien. Prenons un philosophe rationaliste comme Platon, un grammairien un peu délirant comme Jean-Pierre Brisset, un peintre constructiviste comme Joaquín Torres-García, chacun d’eux sera tenaillé tout au long de l’existence par une question impossible et pourtant nécessaire. Pour Platon, ce sera la question « qu’est-ce que le Bien ? », pour Brisset ce sera la question « quelle est la clé de la parole ? », et pour Torres-García la question « comment faire tenir ensemble des éléments sur une toile ? », « comment construire un tableau ? ».

L’Un

Torres-García a lu Platon et davantage encore le néo-platonicien Plotin (3e siècle après J.-C.). Car Plotin lui fournit un concept décisif, celui de l’Un. Le premier principe, selon Plotin, c’est l’Un. Tout procède de l’Un. Mais pour Plotin, l’Un est ineffable, indéchiffrable. Il serait hasardeux d’affirmer que Torres-García est un mystique, voulant contempler l’Un ou se fondre dans l’Un. En revanche, il est certain que l’idée de l’unité se loge au cœur de sa création. Car il se demande toujours : « comment structurer cette toile ? comment construire ce tableau ? comment  créer une singularité ? » C’est même sous le signe de l’unité, de la continuité et même de la circularité, qu’il faudrait interpréter aussi bien sa série de voyages ou de navigations que la diversité de ses réalisations comme ses allégories murales noucentistes, ses jouets démontables, sa peinture nègre, ses cahiers graphiques, ses structures constructives, son monument cosmique du parc Rodó à Montevideo.

Afin de mieux saisir l’Un ineffable et indéchiffrable, l’Un plotinien, qui à notre sens, régit la vie et l’œuvre du natif de Montevideo, voyons comment de son côté Jean ou Hans Arp, natif de Strasbourg et complice de Torres-García, se représente l’Un. De plus, sachant que Jean Arp, au moment de la fondation de Cercle et Carré, avait un pied dans le surréalisme et l’autre dans le constructivisme, demandons-nous si, aux yeux de Torres-García, le cercle Cercle et Carré était ou non une machine de guerre tournée contre les surréalistes.

La conception de l’Un chez Arp est déroutante. D’abord, un fait ou plutôt un geste. On connaît l’épisode du formulaire militaire rempli par Arp au consulat allemand de Zurich durant la Grande Guerre. Alors qu’il devait préciser son âge, Arp répéta sa date de naissance, le 16 septembre 1887, sur toute une colonne, puis il tira un trait et en fit l’addition. Après ce calcul astronomique, on le prit pour fou et il fut réformé. Passons ensuite à la lecture de « Et frappe et frappe et frappe », un poème qu’Arp écrivit en 1922 et qui n’est pas sans rapport avec l’addition astronomique de sa date de naissance :
et frappe encore et encore une fois
et ainsi de suite
et une fois deux fois trois fois jusqu’à mille
et recommence de plus belle
et frappe la grande table de multiplication et la petite table de multiplication
[…]
et frappe les douze mois
et les quatre saisons
et les sept jours de la semaine
et les sept tons de la gamme
et les six pieds des iambes
et les nombres pairs des maisons
et frappe
et frappe le tout ensemble
et le compte y est
et fait un

Certes, Arp est un calculateur fantaisiste. En réalité, son approche mathématique, structurale et ensembliste, n’est pas si éloignée des spéculations de Torres-García. Signalons un autre poème de 1922, au titre répétitif, où Arp maniait déjà les schèmes et les emblèmes des constructivistes. Écoutons à ce propos les six premiers vers du poème « Cot cot cot » :
ils marchent un carré
un cercle
un point
ils se tournent sur ce point
ponctuellement d’un demi-tour
et encore d’un demi-tour

L’arithmétique et la géométrie sont à l’honneur chez Arp comme chez Torres-García, qui dans son carnet de bord Mise au point se met à nu, opère un examen de conscience, tue son moi, tout cela pour mieux saisir l’intuition pure du triangle, de l’angle ou plus précisément du point. La mise à jour du point est la condition d’apparition d’un tableau singulier, l’occasion du surgissement d’un instant unique.

Revenons à notre problématique de l’Un et à notre interrogation sur le constructivisme et le surréalisme. En 1931, Hans Arp et Vicente Huidobro écrivent en collaboration trois nouvelles, dont « Le jardinier du château de minuit ». À la fin de cette nouvelle policière, rappelant par moments Le Trésor des jésuites, la pièce d’Aragon et de Breton, est évoquée l’inauguration d’une exposition d’art primitif au Musée du Trocadéro à Paris : « Dans les principales salles, on pouvait voir défiler, les uns derrière les autres, divers personnages et personnalités du nouveau monde littéraire et artistique. » Puis vient une longue énumération où semblent se mêler idéalement constructivistes, surréalistes et apparentés : « Tous les Antoines célèbres passèrent devant les yeux mystérieux : MM. Antoine Duchamp, Antoine Schoenberg, Antoine Matisse, Antoine Picasso, Antoine Picabia, Antoine Braque, Antoine Strawinski, Antoine Mondrian, Antoine Éluard, Antoine Lipchitz, Antoine Torres-García, Antoine Miró, Antoine Masson, Antoine Aragon, Antoine Varèse, Antoine Ernst, Antoine Vitrac, Antoine Léger, Antoine Tzara, Antoine Gleizes, Antoine Breton, Antoine Klee, Antoine Crevel, Antoine Hélion, Antoine Gropius, Antoine Laurens, Antoine Jolas, Antoine Giacometti, Antoine Calder, Antoine Le Corbusier, Antoine Dreier, Antoine Sima, Antoine Daumal, Antoinette Doeusbourg,  Antoinette Taeuber, Antoine Marcoussis, Antoine Kandinsky, Antoine Chagall, Antoine Zervos et les Antoines des Antoines : Antoine Huidobro et Antoine Arp, que l’on pouvait reconnaître à leurs grands yeux, à leurs dents élégantes, au brillant de leurs cheveux. » Il n’échappera pas que, via le prénom commun Antoine ou Antoinette, tout ce beau monde forme une unité, une unité bien sûr ironique. Surréalistes et constructivistes appartiennent au même corps militaire ou au même corps de ballet puisqu’on les voit « tous se ranger en deux files régulières » et entonner ce couplet martial :
Nous sommes les Antoines et les Antoinettes
Nous sommes les neveux de Mistinguette

Si l’on suit le chilien Huidobro et le strasbourgeois Arp, le recoupement assez comique du cercle surréaliste et du carré constructiviste n’est pas jugé impensable, en 1931. Torres-García, d’abord parce qu’il n’était pas un homme de ressentiment, partageait sans doute cet avis. Notons aussi que la cérémonie des Antoines se déroule dans un musée d’ethnographie. Cela nous renvoie au génial carnet de bord Dessins  où Torres-García avouait en 1922 qu’un musée ethnographique l’intéressait plus qu’un musée de peinture. Précisons que ce même cahier où s’affirme un parti pris en faveur de la géométrie, de l’abstraction et de l’utilité (« outillité », dit le scripteur), s’achève sur les mots « l’unité parfaite » et sur un dessin, où Torres-García exécute un tableau, « une unité parfaite », un Torres-García donc. Alors qu’il avait multiplié tout au long du cahier nombre de propos, d’esquisses et d’essais graphiques, c’est seulement à la vingt-cinquième page, à la vingt-cinquième heure que devait surgir l’heureuse synthèse, celle de l’Un.

Torres-García n’allait pas oublier Arp et Huidobro. En janvier-février 1948, Removedor, la revue du Taller Torres-García publiera en couverture un portrait de Vicente Huidobro par Hans Arp.

Les jouets démontables

J’ai eu l’occasion de définir le surréalisme, ou plutôt le dada-surréalisme, comme étant un collagisme à trois niveaux : 1° le collagisme formel des découpures spatiales, 2° le collagisme passionnel des individus associés ou incorporés, qu’ils soient vivants ou morts, 3° le collagisme temporel du hasard objectif ou des durées automatiques magnétisées au gré du temps sans fil. D’autre part, j’ai essayé de montrer que l’élément déclencheur de tout ce collagisme était le message automatique, « Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre », entendu par André Breton un soir de janvier 1919.

J’ajoute que la source probable du message automatique, « Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre », est le fait divers macabre de l’homme coupé en morceaux, ou de la femme coupée en morceaux, relaté dans les journaux depuis la fin du XIXe siècle. On ne sera pas étonné que le jeu surréaliste du « cadavre exquis », surtout sous sa forme graphique, soit une tentative de remembrement d’une femme ou d’un homme coupé en morceaux. Que font en effet les dessinateurs de cadavre exquis sinon ajuster une tête, un buste et des membres ? La chirurgie surréaliste, qui multiplie les greffes et soigne les coutures, ressuscite certes un corps étrange et polymorphe mais en redonnant vie à une identité nouvelle, un corps-collage, un corps presque glorieux.

Or voilà que Torres-García, venu d’un tout autre horizon, s’adonne aussi au démembrement et au remembrement du corps humain, auquel il faut ajouter toute une panoplie d’animaux. Torres-García découpe, ajuste et peint des morceaux de bois. Sculpteur et peintre, théoricien et pédagogue, il invente toute une gamme de jouets démontables et transformables. Les pièces en bois colorées ou peintes induisent deux opérations, la construction et la combinaison. L’enfant est incité à reconstituer un tout avec des parties mais aussi à faire varier les identités et les situations. Durant cette période ludique, le peintre constructiviste ne perd pas son temps. Avec les jouets démontables, il expérimente, il combine, il  crée. Il est en passe de régler la question qui l’obsède : « comment construire un tableau ? ».

Le kantisme de Torres-García

Construire un tableau, c’est synthétiser divers éléments, c’est réaliser une totalité dynamique ou organique, c’est construire un tableau unique. Le tout n’est jamais la somme de ses parties, l’unité ajustée transcende ses éléments. Depuis la plus haute antiquité, on sait que les matériaux en vrac d’une maison ne donnent pas une maison. Sans le mode d’emploi, une maison en kit devient un casse-tête : je songe ici à La Maison démontable, le film époustouflant de Buster Keaton. Donc, seul un architecte muni d’un plan, peut édifier une maison.

Le constructivisme en peinture n’est que l’application de deux modèles constructifs : le plan et la règle de l’architecte, la méthode constructive et la règle déductive du géomètre ou du mathématicien. Emmanuel Kant est le philosophe qui a mis en avant le concept de construction.

La Critique de la raison pure de Kant est divisée en deux parties, la première, la plus abondante, portant sur les éléments, la seconde ayant trait à la méthode. Voici comment Kant, au tout début de la seconde partie, juge la tâche qui lui incombe et apprécie d’une façon panoramique le chemin parcouru : « Si je considère l’ensemble de toute la connaissance de la raison pure et spéculative comme un édifice dont nous avons au moins l’idée en nous, je puis dire que, dans la doctrine transcendantale des éléments [autrement dit, dans la première partie du livre], nous avons évalué les matériaux et déterminé quel édifice, de quelle hauteur et de quelle solidité, ils suffisent à construire. » On le voit, le philosophe rationaliste est un maître d’œuvre qui dans un premier temps se doit d’évaluer les éléments dont il dispose pour apprécier l’envergure de son projet constructif. Kant ajoute aussitôt qu’en prospectant les éléments de la raison pure il lui a fallu réduire ses ambitions quant à la hauteur et la splendeur de l’édifice : « Sans doute s’est-il trouvé que, bien que nous songions à une tour qui devait s’élever jusqu’au ciel, la provision des matériaux a suffi uniquement pour une maison d’habitation, juste assez spacieuse pour nos travaux sur la plaine de l’expérience, et juste assez haute pour que nous puissions les embrasser du regard […] » Ainsi, à l’orée de cette seconde partie de la Critique de la raison pure, Kant passe à la seconde phase de son rôle d’architecte. Il trace alors le plan d’un bâtiment en songeant aux matériaux dont il dispose et aux besoins de l’habitant. Mais le philosophe parviendra-t-il à construire un système aussi solide qu’une bonne maison d’architecte ? Rien n’est moins sûr.

Un constructeur touche à son but, c’est loin d’être le cas du philosophe. Dès lors méritent vraiment le nom de constructeur, l’architecte sur le plan pratique, le mathématicien dans le domaine théorique. C’est en ce sens qu’il faut opposer la connaissance discursive du philosophe à la méthode constructive du géomètre. Comme le dit Kant : « La connaissance philosophique est la connaissance rationnelle par concepts, et la connaissance mathématique est la connaissance rationnelle par la construction des concepts. » Pour un géomètre, qu’est-ce que construire un concept, le concept de triangle par exemple ? C’est présenter a priori l’intuition qui correspond au concept de triangle. Qui dit a priori, dit qu’on construit dans son esprit l’image du triangle, sans jamais prendre appui sur l’expérience. Double avantage : en construisant, je perçois et je connais. Quand j’intuitionne un triangle dans l’esprit, ou que je trace tel triangle sur le papier, je ne perds jamais de vue les propriétés universelles du triangle.

Sachant que le géomètre a pour emblème le triangle et l’architecte la maison, on voit à quel point Torres-García tient à utiliser ces images, ces sigles, ces intuitions pures dans ses tableaux, à titre d’éléments mais aussi comme règles de construction. On se doute que le peintre s’inspire de Kant. On le constate, par exemple dans « Vouloir construire », texte fondamental paru dans Cercle et carré et se terminant par le mot-clé : « l’unité ». Ou encore, prenons le cahier Notre boussole de navigation dans la vie, où sont dressés des dizaines de figures, structures ou tableaux. Parmi les guides suivis par le Montevidéen, il y a, comme on le constate à la page 3, la tripartition esprit / âme / corps, mais aussi la tripartition général / particulier / concret, entraînant par la combinaison de ces trois termes une tripartition de la tripartition, à savoir une classification en neuf degrés. Cela donne alors, de haut en bas du corps humain, le général dans le général, le particulier dans le général, le concret dans le général, le général dans le particulier, etc. Nous voici ramenés à la distinction effectuée par Kant entre connaissance discursive et construction mathématique : « La connaissance philosophique considère donc le particulier uniquement dans le général [cela correspond au deuxième degré dans l’échelle de Torres-García], et la connaissance mathématique, le général dans le particulier, même dans le singulier, mais a priori  et au moyen de la raison, [ce qui correspond au quatrième degré dans l’échelle du peintre] ».

La construction d’un tableau

Nous sommes mieux armés à présent pour comprendre la démarche constructiviste de Torres-García. En effet, si pour Kant, le schème ou le monogramme est ce passage obligé entre le concept et l’intuition, chez Torres-García, la construction d’un tableau, au sens de diagramme, de schéma ou même de page d’écriture, est la condition de réalisation d’un tableau, au sens de peinture.

Ou pour le dire encore plus nettement, même si cela frôle la tautologie, un tableau d’artiste n’est qu’un tableau logique. Un tableau d’artiste n’est que l’application mathématique d’une table, d’un diagramme ou d’un tableau où sont clairement ordonnés de nombreux signes du réel, de l’imaginaire ou du symbolique, comme dit l’autre, ou bien comme dirait Torres-García, des dessins concrets du corps, des graphismes individuels de l’âme, des symboles généraux de l’esprit.

Soyons clairs. Le Montevidéen se situe au milieu, du côté du schème, du dessin, du graphisme. Il ne prend ni le parti des choses, trop visibles, ni le parti des mots, jugés conventionnels. Il laisse à quelqu’un comme Magritte le soin de jouer avec les choses, les images et les mots.

Donc, il y aurait un schème, une intuition pure du tableau qui présiderait au tableau. Telle est la démarche consciente du constructiviste. Mais cette démarche ne serait pas nouvelle, elle renouerait avec une pratique immémoriale de création d’icônes et d’idéogrammes. Le constructivisme serait aussi un primitivisme. Torres-García appartient autant à la tradition qu’à la modernité. Il n’oublie pas la leçon de Gauguin.

Un tableau est un cadre géométrique et un moment unique. Un tableau est une grille délimitant des niches ou des emplacements. Un tableau est un mur ou une palissade exhibant ses matériaux de construction. Un tableau a un esprit, une volonté, une matière. Un tableau est une table de dissection et un plan de navigation. Un tableau ne navigue pas sans sa boussole, sa grille de lecture, son mode opératoire, sa formule chimique. Un tableau est cartographique et biographique. Comment répondre à ces  réquisits, comment résoudre ces équations ? Torres-García a le front de répondre d’un mot : construire, c’est-à-dire unifier, synthétiser. Il pense y parvenir en empruntant la voie du schématisme transcendantal qui lui est propre.

Et dans la voie qui est la sienne, deux schèmes lui sont d’un grand secours 1° le schème du géomètre, le triangle, qui déclenche l’idée de relation et une quantité de divisions tripartites, 2° le schème de l’architecte, la maison, qui recèle toutes les activités humaines mais qui est aussi l’image synthétique des activités ou des processus de l’esprit, de l’âme et de la vie.

Après les schèmes de l’unité, du triangle et de la maison, on ne peut plus passer sous silence un schème déterminant dans la vie de Torres-García, le schème du poisson.

La boîte de sardines

Emmanuel Guigon, dans son texte d’ouverture du catalogue de l’exposition, met au premier plan et à juste titre l’étonnant souvenir d’enfance fondateur de l’art de Torres-García. Car toute la peinture constructiviste du Montevidéen a pour point de départ une boîte de sardines ayant comme motif le phare de Dunkerque. Comme pour ajouter du poids à cette révélation, le peintre constructiviste nous confie qu’il s’est rendu à Dunkerque, le 30 juillet 1932, et a retrouvé intacte l’image du phare qui l’avait tant fasciné à Montevideo, en 1886. Non seulement Torres-García redessine le phare et ses longs rayons, ainsi que deux embarcations sur les flots, mais il donne aussi cette précision : « Aux deux côtés de la boîte, tout au long, étaient représentées deux sardines » La modeste boîte de sardines, venue de l’autre côté de l’océan, a ouvert les yeux de l’enfant de Montevideo sur tout un monde. Elle est à l’origine du monde des choses de Torres-García, de tous les schèmes peuplant ses tableaux.

Le Montevidéen a conscience qu’il doit beaucoup à la boîte de sardines de Dunkerque. Prenons le phare. C’est l’équivalent de la tour, à laquelle Kant renonce par prudence. Ce n’est pas le cas de Torres-García, qui ne manque pas d’honorer son patronyme Torres. Un exemple. Décrivons sommairement un dessin constructif de 1932 : à droite, un schème de phare surmonté d’un schème d’homme ; à gauche, un schème de tour surmonté d’un schème de femme ; au centre, de bas en haut : un pont, un voilier, une ancre. Voilà tout le cosmos, non pas chahuté, comme chez Chagall, mais ordonné dans l’ordre des schèmes.

De la boîte de sardines, le Montevidéen, a tiré le poisson, symbole de la vie, omniprésent dans ses toiles. De plus, impossible de ne pas noter que l’économie de rangement des sardines dans la boîte, est suivie à la lettre par Torres-García. Même si cela ressemble à du Jean-Pierre Brisset, nous dirons que la clé, salut du consommateur de sardines, devient chez notre constructiviste, la clé de la raison.

Le schème du bateau de pêche, du voilier ou du paquebot, ainsi que l’ancre, symbole d’espoir, accompagnent le champion de l’aller-retour entre l’ancien et le nouveau monde, notre internaute des icônes constructivistes.

On peut s’étonner qu’une boîte de sardines de Dunkerque ait joué un rôle déterminant dans la vie de Torres-García, depuis l’impulsion initiale jusqu’au moindre détail des réalisations ultimes. Nous allons donner un exemple de cheminement inverse. Le peintre Jean-Pierre Pincemin, ancien membre du groupe Support-Surface, a eu l’idée en 1999 d’éditer à Douarnenez des boîtes de sardines ayant pour motif un chalutier sur une mer agitée. Il faut peut-être comprendre, avec Pincemin, comme avec Torres-García, que le peintre n’est qu’un simple artisan, un humble pêcheur de schèmes.

Le schème de l’homme

Répétons-le. Pour Torres-García, le tableau peint est l’application d’un tableau logique. Penseur structuraliste, avant la lettre, il élabore tableau logique sur tableau logique, surtout dans son magnifique ouvrage graphique Notre boussole de navigateur dans la vie. Le principe de la tripartition est prédominant : schème du triangle / schème du cœur / schème du poisson. Autre tripartition : raison / âme / corps. Ou encore : idée / sentiment / matière. Ou encore : vérité / bonté / beauté. On reconnaît là des principes propres au rationalisme antique ou classique appliqués à l’homme : 1. la raison. 2. le courage. 3. la concupiscence ; ou bien : 1. l’âme. 2. l’union de l’âme et du corps. 3. le corps.

Justement Torres-García ne manque pas d’analyser le tableau d’artiste dans ses diagrammes. Voici une lecture qu’il donne du tableau d’artiste : 1. structure. 2. magie. 3. durable. Commençons par le troisième point : sur le plan matériel, le tableau est fabriqué en vue de durer ; il sera conservé le plus longtemps possible. Poursuivons avec le deuxième point : les schèmes et les images qui émanent d’un tableau disposent d’un pouvoir d’envoûtement ; ainsi s’institue la relation au public. Abordons enfin le premier point : le tableau touche nécessairement à la structure de la pensée ou de l’esprit.

Il en découle quelques principes frappants. 1° Le peintre ne peut se cantonner dans le visible et ignorer la matière : car l’image serait serve. 2° Le peintre ne peut se limiter à la matière informe, allant jusqu’à s’abstraire du monde de ses semblables : car la matière n’a rien à signaler. 3° Le peintre ne saurait déchiffrer les idées, à l’imitation des herméneutes : car il y perdrait, comme la plupart de ces derniers,  la raison.

La peinture de Torres-García expose simultanément les trois volets de la création (matière / passion / raison). C’est pourquoi le Montevidéen ne range pas sa biographie dans un placard. En 1930, il a cinquante-six ans. Il me semble qu’il fait alors le point sur son âge dans deux tableaux de 1930 : l’un, Construction avec baguettes superposées, comporte la mention  « 56 A », alors que dans l’autre, le nombre « 56 » côtoie les schèmes d’homme, de boussole, de flèche, de paquebot, de poisson, de lettre, de maison, ainsi que les inscriptions « Départ », « N-S », « Voyages », « Espoir », le mot « espoir » étant repris deux fois.

Torres-García et les autres

Torres-García est un constructiviste, qui parti d’une boîte de sardines, a développé une dialectique ascendante. Tous les constructivistes n’ont pas suivi le même parcours, loin de là. Par exemple, le hongrois Lajos Kassák, malgré sa trouvaille fulgurante, en 1922, de la « Bildarchitektur », n’a pas mené, comme le Montevidéen, une enquête systématique. Autre exemple : la revue roumaine 75 HP de Victor Brauner, parue en octobre 1924, est un véritable manifeste constructiviste. Surtout, la « pictopoésie » de Victor Brauner et Ilarie Voronca présente un air de famille avec les recherches de Torres-García. Toutefois, Brauner, ne réalisera pas une pictopoésie franchement constructiviste. Ce sera plutôt Torres-García, avec ses pictogrammes, qui réalisera le programme de Brauner.

Prenons un pictogramme, un schème récurrent chez Torres-García, celui du corps humain. Effectuons à ce sujet une comparaison entre Joaquín Torres-García et André Masson. On connaît cet homme nu et vigoureux mais sans tête, dessiné par Masson et figurant en couverture de la revue Acéphale de juin 1936. Ce qu’il est convenu d’appeler le « bonhomme Acéphale », privé de tête donc, saisit dans la main droite une grenade ou un cœur en flammes et dans la main gauche une dague. Ses viscères sont apparents et une tête de mort lui couvre le sexe. Curieusement, on peut comparer le bonhomme Acéphale et le schème de l’homme astral de Torres-García. Examinons l’homme astral. Tandis que la main droite bien ouverte est marquée par Jupiter, la main gauche qui tient un poignard est dominée par Mars ; quant au nombril et au sexe, ils relèvent respectivement de Saturne et de Vénus.

Le bonhomme Acéphale de Masson et l’homme astral de Torres-García affrontent des tourmentes, des tourments analogues. Ils sont agités par des conflits internes, ballottés par des forces cosmiques. Masson, Bataille, Torres-García, et d’une façon générale les surréalistes, découvrent que l’individu est en proie, au milieu de la société, au sein de la nature, ce qui ne veut pas dire au centre de l’univers, aux forces et aux signes du désir.

Mais alors quel schème du corps humain fixera le mieux ce rapport au monde et à soi-même ? Bataille et Masson pencheraient sans doute pour le bonhomme Acéphale, les surréalistes opteraient pour le cadavre exquis et Antonin Artaud en appellerait à un « corps sans organes ».

Pour sa part, Torres-García propose le schème de l’homme archétypal. Pour figurer l’homme archétypal, il trace un corps humain grandeur nature en logeant dans la tête un corps entier miniature.

Le vouloir de la raison peut être éminemment corporel.

Nous l’avons répété : on construit un tableau avec des schèmes. Torres-García a peut-être pris connaissance du programme rationaliste et constructiviste développé par un autre Montevidéen, à savoir Lautréamont, dans une page fameuse des Chants de Maldoror. On se convaincra, à la lecture de ces lignes, que le peintre aurait volontiers souscrit aux paroles du poète : « Ô mathématiques sévères, je ne vous ai pas oubliées […] Arithmétique ! algèbre ! géométrie ! trinité grandiose ! triangle lumineux ! Celui qui ne vous a pas connues est un insensé ! […] ô mathématiques concises […] l’ordre qui vous entoure, représenté surtout par la régularité parfaite du carré, l’ami de Pythagore, est encore plus grand [que l’ordre de l’univers] […] Aux époques antiques et dans les temps modernes, plus d’une grande imagination humaine vit son génie épouvanté, à la contemplation de vos figures symboliques tracées sur le papier brûlant, comme autant de signes mystérieux, vivants d’une haleine latente, que ne comprend pas le vulgaire profane et qui n’étaient que la révélation éclatante d’axiomes et d’hiéroglyphes éternels, qui ont existé avant l’univers et qui se maintiendront après lui. »

Georges Sebbag

Références

« Torres-García ou comment construire un tableau », inédit en français, est traduit en espagnol in catalogue Joaquín Torres-García, un mundo construido, Museo collecciones ICO, Madrid, oct. 2002-janv. 2003.